Droit du travail : le macronisme est un thatcherisme

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Montage par ©GuillaumeTC

Le 17 avril dernier, lors de son discours de Bercy, Emmanuel Macron renvoyait François Fillon et Jean-Luc Mélenchon —« Thatcher et Trostky »— dos à dos. Moins fanatique, en apparence, que l’ultra-libéral Fillon, le candidat marcheur se tenait alors à bonne distance du spectre de la Dame de fer. Pourtant, de la loi El Khomri, dont il fut l’un des penseurs, aux ordonnances Pénicaud qui parachèvent la déréglementation du droit du travail français, le Président Macron semble marcher dans les pas de l’ancienne première ministre anglaise. La comparaison, toutefois, ne saurait être effectuée à la légère. Il s’agit ici de montrer en quoi, chacun à leur manière, Thatcher et Macron ont entrepris de rompre avec les fondements du syndicalisme des deux côtés de la Manche.

Au delà de l’anathème politique, la comparaison entre Emmanuel Macron et Margaret Thatcher se justifie si l’on prête attention à la longue durée des histoires syndicales anglaise et française depuis le début du XXème siècle. Alors que le trade-unionisme britannique a compensé le manque de réglementation du travail anglais par sa forte représentativité au niveau des entreprises, le syndicalisme français, lui, a pu contourner l’exigence du syndicalisme de masse grâce au Code du Travail et au système des conventions collectives mis en place par la République sociale. Malgré ces histoires nationales divergentes, Thatcher dans les années 1980, et Macron à l’heure actuelle, peuvent être rapprochés par leur volonté de rompre avec les traditions et les normes qui ont permis au syndicalisme de s’implanter dans leur pays respectif. Sabotage des capacités d’actions et de recrutement des syndicats anglais pour Thatcher, subversion des conventions collectives et inversion de la hiérarchie des normes pour Macron : à trente ans d’intervalle, des deux côtés de la Manche, la révolution conservatrice prend des chemins différents pour arriver à la même fin —la neutralisation du Travail dans son rapport de force au Capital.

En somme, le rôle historique joué par Margaret Thatcher dans la destruction des bases sur lesquelles reposait le syndicalisme anglais est en train d’être reproduit par Emmanuel Macron dans le contexte français.

Le cas anglais : la destruction des traditions syndicales

Pour l’essentiel, le syndicalisme britannique s’est développé à l’écart des lois et des réglementations. Conformément à la tradition anglaise qui privilégie la Common law (la jurisprudence) plutôt que la loi votée au Parlement, il n’existe pas, à proprement parler de « droit de grève » ni de « droit syndical », en Grande-Bretagne. Selon, le Trade Dispute Act de 1906, le débrayage et l’organisation des salariés sur le lieu de travail sont seulement “immunisés” de la jurisprudence qui jusque-là les condamnait au titre de « conspirations » (conspiracy) contre l’ordre social. Traditionnellement, et hormis quelques exceptions (surtout récentes), l’encadrement par la loi du syndicalisme et des conflits du travail n’existe donc pas en Angleterre. Seul un ensemble de pratiques demeurent tolérées par l’Etat et la justice, qui le plus souvent se tiennent à distance des contentieux opposant salariés et patrons.

Par ailleurs, en l’absence de loi et de code, le résultat des négociations entre le Travail et le Capital n’ont pas la même signification des deux côtés de la Manche. Alors qu’en France les négociations prennent la forme d’accords ou de « conventions collectives » qui s’imposent, selon la hiérarchie des normes, au contrat de travail individuel, les « collective bargains » anglais concluent un accord dont l’application ne dépend pas du droit mais seulement de la bonne volonté des parties engagées. Autrement dit, alors que la loi française garantit l’application systématique des négociations, seul le rapport de force permet aux salariés britanniques de faire respecter un accord passé avec le patronat.

Au cours du XXème siècle, l’unique moyen dont disposaient les syndicats britanniques pour faire respecter les accords collectifs consistait donc dans leur capacité à mener le rapport de force entreprise par entreprise et secteur d’activité par secteur d’activité. Cette stratégie fut d’abord facilitée par l’autorisation des conventions d’exclusivité syndicale (« closed shop ») dans le Trade Dispute Act de 1906. Ces dernières permettaient aux syndicats de contrôler l’embauche, en exigeant, lors d’une négociation, que l’entreprise (ou le secteur d’activité) n’emploie que des travailleurs syndiqués. Parce qu’il assurait  le rapport de force avec le patronat au cours du temps et sur des secteurs d’activité entiers, le système des closed shops devint rapidement la clef de voute du trade-unionisme anglais.

Par ailleurs, la capacité des syndicats britanniques à assurer une protection aux entreprises les moins organisées fut renforcée, en 1919 et en 1945 avec la création des Industrial Councils (« conseils industriels ») et des Wage councils (« conseils salariaux »). Ces derniers regroupaient des représentants des syndicats et du patronat afin de négocier les salaires et les conditions de travail à l’échelle de la branche industrielle. Encore une fois, aucun accord passé dans les Councils n’avaient valeur légale ni règlementaire, mais la capacité des syndicats à avoir imposé des closed shops dans quelques entreprises clefs d’un secteur d’activité pouvait permettre de maintenir le rapport de force sur toute la branche et ainsi assurer l’application de l’accord.

Mineurs britanniques face à la police en 1984

C’est à la destruction de cet équilibre entre la non régulation du travail et la force des syndicats que Thatcher et son successeur John Major œuvrèrent de 1979 à 1997. Rompant avec la tradition non-interventionniste de l’Etat britanniques en matière de droit social, les conservateurs anglais s’en prirent directement aux traditions séculaires sur lesquelles reposaient la capacité d’action du trade-unionisme. En 1982, toutes les grèves politiques et/ou de solidarité entre entreprises furent interdites, renvoyées au statut de « conspiration » prévue par la jurisprudence du dix-neuvième siècle. Privés de la capacité légale de déclencher une grève générale, les syndicats anglais ne purent se liguer derrière les mineurs lors du mouvement social de 1984, ce qui favorisa la victoire de Thatcher. Toutefois, la rupture avec l’histoire sociale britannique ne s’arrêta pas là. Les closed shops, d’abord soumis à référendum dans tous les secteurs où ils étaient en application, furent finalement abolis en 1990. De même, les Wage Councils furent progressivement supprimés entre 1982 et 1992. Démunis des outils traditionnels qui jusque-là leur avaient permis de tenir tête au patronat malgré le système libéral anglais, les syndicats d’outre-manche ne se sont jamais relevés de la période Thatchérienne et ont perdu l’essentiel de leur capacité de lutte et de négociation.

Le pourcentage de salariés couverts par des accords collectifs (en bleu) et la hausse des inégalités (en noir) en Angleterre de 1960 à 2010.

 

                        Le cas français : la destruction de la République sociale

 

A l’inverse de la tradition sociale anglaise, en France, les conflits et les négociations entre le travail et le capital ont toujours été précisément encadrés par la loi. Du droit de grève en 1864 à la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats en 1884 et du Code du Travail au préambule de la Constitution de 1946 qui garantit la participation du travailleur « à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », le droit français a toujours énoncé clairement quelles étaient les prérogatives syndicales —loin du système anglais où « l’immunité » syndicale face à la jurisprudence est toujours menacée.

Les lois de 1919 et de 1936 sur les « conventions collectives » assurent le statut légal des négociations entre employeurs et employés au niveau de la branche industrielle. Ces dernières peuvent entrer dans le marbre du Code du Travail et l’adapter aux exigences propres à chaque secteur d’activités. Contrairement au système anglais, où l’application pérenne des « collective bargains » dépend de la capacité des syndicats à maintenir un rapport de force durable, le droit français garantit donc l’application automatique des conventions collectives à l’ensemble de la branche en vertu de la hiérarchie des normes (selon laquelle la loi s’impose aux conventions collectives qui s’imposent aux accords et aux règlements intérieurs des entreprises). L’importance des conventions collectives est encore renforcée, depuis 1936, par la possibilité pour le Ministère du Travail d’élargir certaines conventions aux secteurs d’activités dépourvus d’instances représentatives —facilitant le travail des syndicats français dont l’action peut indirectement bénéficier à des entreprises et à des branches inorganisées. Enfin, face au risque que la loi patronale s’impose un jour au sein de l’Etat, le « principe de faveur » dispose, depuis le Front Populaire, que la convention et l’accord collectif de travail peuvent déroger aux lois et aux règlements en vigueur s’ils comportent des « dispositions plus favorables aux salariés » (article L. 2251-1 du Code du Travail).

 

Dessin représentant les Accords de Matignon du 7 juin 1936 qui élargirent l’application des conventions collectives et inaugurèrent le “principe de faveur”.

Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, la richesse du droit du travail français, affûté au cours des luttes du XXème siècle, rendait inutile le recours à une syndicalisation massive dans toutes les entreprises et tous les territoires. C’est donc logiquement que les closed shops n’ont jamais constitué un objet de revendication en France puisque que le rapport de force dans l’entreprise n’avait pas à être maintenu une fois la convention collective obtenue. Les closed shops ne sont nécessaires que dans le système anglais où un accord collectif n’est assuré d’entrer en vigueur  qu’à la seule condition que les syndicats soient en mesure de le faire appliquer.

Grâce aux garanties offertes par la République sociale, le syndicalisme français ne fut donc jamais un syndicalisme de masse sur le modèle anglo-saxon. Cela n’est pas dû, comme on l’entend souvent, à la prétendue « radicalité » du mouvement ouvrier français, mais bien plutôt au Code du Travail et à son ajustement par les conventions collectives qui facilitent l’application et l’extension des négociations entre employeurs et employés dans l’espace et dans le temps. Dépourvu d’une base massive articulée autour des closed shops, le syndicalisme français se retrouverait donc en très mauvaise posture si le système des conventions collectives, basé sur la hiérarchie des normes, se voyait mis à mal.

Or, quel est l’objet de la Loi El Khomri et des ordonnances Pénicaud sinon l’inversion de la hiérarchie des normes et la destruction du droit du travail à la française ? Déjà considérablement affaiblie par la loi Fillon de 2004 (grâce à laquelle certaines entreprises peuvent déroger, sous certaines conditions, aux conventions collectives) et la Loi El Khomri de 2016 (qui permet à l’employeur de déroger au “principe de faveur” et à l’accord d’entreprise de prévaloir sur l’accord de branche en matière de temps de travail), la hiérarchie des normes est en passe d’être annulée par les ordonnances Pénicaud. Selon l’article 2 de la nouvelle Loi travail, l’accord d’entreprise pourra désormais remplacer l’accord de branche, et l’accord de branche pourra désormais remplacer la loi en ce qui concerne les caractéristiques du CDD. Une telle rupture avec l’histoire du droit social français laissera indubitablement les syndicats sur le carreau. D’ailleurs, c’est sans surprise que les ordonnances autorisent les TPE à s’accorder directement avec un salarié non élu. Jusqu’à présent, les salariés d’une TPE ou d’une PME membres d’une branche où l’activité syndicale était forte n’avaient pas besoin de s’organiser pour bénéficier de conventions collectives favorables. Avec la Loi Pénicaud, ce temps est révolu et des milliers de salariés employés dans les TPE-PME risquent de plonger dans la précarité au bon vouloir de leur patron.

 

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Au final, un trade-union anglais sans closed shop est comme un syndicat français sans hiérarchie des normes ni principe de faveur : c’est-à-dire une organisation incapable de protéger le grand nombre des salariés face à la voracité du capital. A l’instar de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron est est en train de détruire les capacités de résistance mises en place par l’Etat et les organisations salariales depuis le début du XXème siècle. Sur les pas des mineurs anglais, les travailleurs français doivent tout donner dans la lutte s’ils veulent préserver leur droit à des protections élémentaires face à leur employeur. Pour eux, les grévistes français ont un adversaire de plus petite taille que la Dame de fer. Si le Macronisme veut jouer le même rôle en France que le Thatcherisme a joué en Angleterre, Macron n’est toutefois pas Thatcher. Jupiter a peut-être l’arrogance de Maggy, mais il n’a ni la popularité ni l’assurance souverainiste de celle qui ruait dans les brancards européens au grand plaisir de ses électeurs. Si la France gronde, notre Badinguet de perlimpimpim aura bien du mal à trouver sa majorité silencieuse et ses briseurs de grève.

 

 

Crédit photos

  • Montage par ©GuillaumeTC / https://twitter.com/guillaumetc
  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/accords_Matignon/132258
  • https://roarmag.org/2016/03/06/on-this-day-in-1984-start-of-year-long-u-miners-strike
  • http://classonline.org.uk/blog/item/the-role-of-trade-unions-in-challenging-inequality
  • http://www.midilibre.fr/2016/03/09/manifestations-greve-dans-les-transports-suivez-notre-direct,1297094.php
  • http://www.express.co.uk/news/world/806352/Fran-ois-Ruffin-dubs-Emmanuel-Macron-a-baby-faced-Thatcherite-France-knees
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