Le mythe de la fin de l’Histoire et le consensus libéral postmoderne

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La notion de fin de l’Histoire, croyance fondatrice de la vision postmoderne de nos sociétés est au cœur des convergences idéologiques entre secteurs apparemment distincts de la bourgeoisie éduquée. Tous partagent la critique de l’État-nation comme acteur central des processus économiques et politiques.


L’émergence de l’idée de fin de l’Histoire au cours des années 1980 dans le monde universitaire européen et anglo-saxon est à la source de ce que nous entendons aujourd’hui par postmodernité. Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Paul Feyerabend, Marshall Sahlins, Jacques Derrida, Jürgen Habermas (qui prétend pourtant s’extraire de la démarche postmoderniste tout en adhérant à l’idée koselleckienne[1] de posthistoire), Samuel Huntington et Francis Fukuyama, forment dans leurs champs disciplinaires respectifs, les piliers hétéroclites d’une théorie de l’histoire qui prétend acter la fin de la téléonomie moderne (le progrès social adossé au progrès technoscientifique et à l’État-nation).

Ce point de vue se justifie d’une part, au niveau géopolitique, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis la fin de la Guerre froide, et le nouvel ordre mondial, où la suprématie Nord-américaine était censée imposer la prédominance (désirée ou critiquée selon les auteurs, mais toujours envisagée comme inéluctable) de la démocratie libérale et de l’économie de marché du fait de son leadership sur le procès de la globalisation économique.

D’autre part, du point de vue sociétal, le développement des technologies de l’information et de la communication – renforcée par la déréglementation des marchés financiers, qui trouvent dans ces technologies du temps, de nouveaux moyens de produire de la valeur économique spéculative[2] –  ferait entrer l’humanité dans une nouvelle ère culturelle individualiste, laissant poindre l’horizon d’une uniformisation des modes de vies des classes moyennes internationales, inaugurant l’utopie concrète d’une civilisation mondiale d’inspiration libérale (individualiste et modérément humaniste car sceptique face aux grands récits d’émancipation politique des populations tels que le marxisme ou la pensée révolutionnaire issue des Lumières et du positivisme[3]).

Nous formons ici l’hypothèse (déjà exprimée par des chercheurs en sciences humaines tels que Michel Freitag, ou Christian Ghasarian[4]) que la notion de postmodernité peut être envisagée au moins en partie comme l’expression d’un consensus épistémologique favorable à l’idéologie libérale, et rassemblant les analyses politiques et conceptuelles en apparence opposées de théoriciens contemporains tels que Francis Fukuyama, Samuel Huntington, Jürgen Habermas, Jean-François Lyotard, Hartmuth Rosa, Gianni VattimoReinhart Koselleck, Nick Srnicek ou encore Toni Negri, à travers le motif de la postmodernité et son soubassement critique : la notion de posthistoire. Nous laisserons ici de côté, faute de place, l’analyse systématique des apports et contradictions propres aux évolutions des cultural studies américaines de 1960 à nos jours, ainsi que l’étude de leur influence sur les sciences humaines européennes, et renverrons le lecteur à l’excellent article de C. Ghassarian sur le sujet [5], pour nous concentrer sur la seule tâche d’étudier la fonction de l’idée de fin de l’Histoire chez les penseurs clefs du dispositif idéologique postmoderne.

Les sources économiques du consensus individualiste

Ce consensus tient à leur commune appréciation de la crise du modèle politique et économique occidental, liée selon eux à l’incapacité structurelle de l’État-nation moderne à s’instituer en agent de gouvernance économique efficace, et d’autre part, à la difficulté (attribuée aux réglementations et bureaucratisations du processus économique) rencontrée par les acteurs individuels à exprimer leur désir de singularité culturelle et professionnelle faute d’un modèle nouveau où la frontière entre entrepreneur, producteur et consommateur serait progressivement dissipée, au profit d’un dépassement de la division du travail capitaliste traditionnelle.

Cette critique de l’Etat se fait au bénéfice d’une gestion intégralement privée des temps sociaux envisagés comme sources de la nouvelle chaîne de valeur économique

Cette analyse repose pour partie sur un état de fait objectif décrit par par Alain Touraine, André Gorz, Dominique Méda et Roger Sue : le passage d’une société du temps de travail comme temps dominant, à une société du loisir comme temps dominant[6]. Sur la base de ce consensus universitaire se développe une critique de l’État, émergent aux deux extrémités du spectre politique de nouvelles utopies sociopolitiques articulées autour du dépassement du salariat et du temps de travail tels que définis actuellement par le droit social aussi bien que par le marché[7].

Cette critique de l’État se fait au bénéfice d’une gestion intégralement privée des temps sociaux envisagés comme sources de la nouvelle chaîne de valeur économique et espaces de libération des contraintes institutionnelles et culturelles pesant sur les formes de vie des individus (le modèle de l’auto-entrepreneur et du gig worker du côté libéral, et le modèle du prosumer[8] appuyé sur le revenu universel du côté social-libéral ou libertaire.)

Cette nouvelle vision de l’histoire constitue à nos yeux la source de légitimation idéologique des nouveaux discours politiques imposés au débat public par les multinationales des TIC et leurs relais médiatiques (notamment les GAFAM et la nouvelle économie de la connaissance appuyée sur le dépassement des monnaies nationales et fiduciaires par les crypto-monnaies et le paiement électronique, ainsi que le dépassement du salariat), car les deux extrémités du spectre politique semblent adopter une version spécifique de ce point de vue.

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À titre d’exemple, il est saisissant qu’un marxiste libertaire comme Toni Negri, ou que les accélérationistes Nick Srnicek et Alex Williams rejoignent dans leurs analyses de la globalisation, un acteur idéologique de la normalisation de l’ultralibéralisme de la Silicon Valley tel qu’Eric Weinstein[9], ou les thuriféraires de l’alt-right libertarienne.

En effet, l’analyse de Toni Negri et Michael Hardt dans Empire (2001) soutient qu’en riposte aux luttes anti-impérialistes, anti-racistes et anti-autoritaire des années 1960-1970, s’opérerait aujourd’hui l’abandon et le rejet du dispositif de la souveraineté de l’État-nation moderne dont les caractéristiques seraient la transcendance métaphysique de l’autorité politique justifiant sa délégation représentative[10], ses appareils de compartimentage et d’ordonnancement disciplinaire de la société et ses matrices d’oppositions identitaires binaires et exclusives (en particulier en matière d’identités sexuelles et ethniques) – et son remplacement par un tout autre dispositif, de type post-(État)-moderne.

L’alternative au capitalisme néolibéral tiendrait ainsi à une sorte de « prise de judo », de retournement du fétichisme marchand sur lui-même grâce aux technologies de l’information et de la communication

Ce dispositif, qui consiste dans une intégration universelle de toutes les différences dans un espace socioculturel ouvert, expansif et sans frontières, couplée à leur assujettissement à un processus permanent d’autorégulation dynamique de l’ensemble et aux contraintes systémiques de flexibilité et d’adaptabilité qui en découlent. Mais c’est aussi en réponse à ces luttes que viendraient à prendre fin de manière connexe le paradigme de la production industrielle des biens de consommation et le modèle de la société-usine.  Ces derniers laissant place à une configuration radicalement différente, de nature biopolitique, caractérisée par l’extension de la qualification de marchandise à tout l’ensemble des activités physiologiques sociales et culturelles par la réflexion de la société sur elle-même comme « société d’informations, de communications et de services », travaillant sous l’égide de la sphère privée, à l’autoproduction et reproduction de sa vie.

L’alternative au capitalisme néolibéral tiendrait ainsi selon ces penseurs à une sorte de « prise de judo », de retournement du fétichisme marchand sur lui-même grâce aux technologies de l’information et de la communication qui ouvrent la possibilité d’une redéfinition de la notion de valeur économique et de propriété sur la base du revenu universel, des crypto-monnaies, de la reconnaissance par le droit social du gig working, ou encore de la reconnaissance juridique de la propriété et de la capacité de vente par les utilisateurs des plateformes numériques, de leurs données personnelles.

La fin de l’histoire, berceuse libérale des classes aisées

Ce nouveau type de paradigme intellectuel a un fort effet dépolitisant car il signe l’abandon de l’analyse économique concrète des rapports de force réels existant au niveau local dans les diverses filières économiques, et de façon transversale sur l’échiquier politique. L’abandon également de l’option révolutionnaire socialiste, ou même sociale-démocrate, au sens de la conquête politique et matérielle de l’État-nation et de ses moyens de coercition et de protection juridique comme clef de la reconfiguration égalitaire du système économique, politique et culturel, et comme outil de définition collective de ce que l’on nomme valeur au sens économique et moral par le droit.

Les conséquences théoriques de cette nouvelle doxa sont d’une part la substitution de la problématique culturelle à la problématique politique, et d’autre part la substitution du thème du temps et de ses propriétés (primauté accordée aux modes d’expérience subjective des événements historiques, vitesse des échanges, temporalités de définition des groupes et individus, « humeurs du temps »[11]) à celle de l’économie comme analyse matérielle des systèmes de production et d’échange des marchandises.

cela produit une convergence des idéologies libertaires, social-libérales, ultralibérales et néoconservatrices secrétées par les diverses strates de la petite et haute bourgeoisie.

En résulte un culte de la marginalité politique caractérisé par la célébration des multitudes (que la revue éponyme illustre pleinement), la critique des frontières sans théorie de la régulation internationale du libre-échange pour les uns, la jouissance d’appartenir à l’élite réactionnaire chrétienne ou voltairienne éclairée face à un monde occidental en déclin culturel pour les autres[12], ou l’adoption d’un ethos mélancolique du technocrate accomplissant son devoir et assumant l’impopularité d’une population pas assez éduquée pour saisir les choix économiques chez les socio-libéraux. Cette doxa s’enveloppe parfois d’une nostalgie des utopies modernes (individualistes ou corporatistes, entre Saint-Simon et Proudhon par exemple chez Rosanvallon[13], Habermas, Ferry ou Onfray) redoublée d’une condamnation unanime de toute tentative de penser à nouveau frais le rôle révolutionnaire de l’État sous peine de relancer la machine totalitaire.

La conséquence est une déchirure de tous les liens qui assuraient la participation individuelle à une vie commune significative. Il en résulte un « repli identitaire » de l’individu sur son moi narcissique.

Tout cela produit une forme de convergence individualiste des idéologies libertaires, social-libérales, ultralibérales et néoconservatrices secrétées dans la sphère publique par les diverses strates de la petite et haute bourgeoisie. Habermas lui-même constate et dénonce cette convergence dans son article La Crise de l’État Social, mais y participe inconsciemment en relayant la thèse de la fin de l’Histoire sous la forme de la nécessité historique de la démocratie libérale de consensus et de la construction européenne (vectrice selon lui de la dernière utopie souhaitable : l’émancipation des peuples à l’échelle d’une alliance économique et politique supra-nationale), et en entérinant dans son analyse l’incapacité structurelle de la bureaucratie étatique à assumer un rôle social émancipateur[14].

Le rôle de la thèse de la fin de l’Histoire dans cette convergence tient à l’acceptation inconséquente par cette génération d’intellectuels – tous bords politiques confondus – du tournant technocratique autoritaire imposé par le néo-libéralisme aux démocraties libérales dès la fin des années 1970. L’idéologie technocratique et totalitaire (pour reprendre la qualification qu’Hannah Arendt appliquait également au modèle capitaliste occidental [15]) portée par l’adoption politique progressive des vues de théoriciens de la gestion technocratique de l’économie tel qu’Herbert Simons (prix Nobel 1979 adaptant la cybernétique à la théorie économique et au management) a été ainsi passée sous silence au profit d’un affrontement de surface entre bourgeoisie raciste et libérale et bourgeoisie bien-pensante et libérale.

Michel Freitag résume ainsi sous le terme « d’errance normative » la conséquence politique de cette convergence des élites intellectuelles autour de nouvelles formes d’individualismes méthodologiques, l’adoption d’un éthos libéral lié à la croyance en la fin de l’Histoire, et le rejet de toute tentative de synthèse et dépassement des particularités culturelles sous la bannière de nouveaux discours de progrès social et humain autour de la définition du rôle de l’Etat. L’individualisme méthodologique et culturel postmoderne a ainsi pour conséquence le déploiement sans contrainte de la rationalité instrumentale (technocratie, gouvernance, managérialisation de la sphère publique, et atomisation de la sphère scientifique dans les spécialités) :

« Le procès de la mutation postmoderne de la société implique donc, structurellement, la tendance à la dissolution de toute référence transcendantale, tant externe qu’interne [aussi bien du point de vue du sujet, que du point de vue de la société]. Cela est accompagné d’une errance ou d’une dérive normative, aussi bien les unes par rapport aux autres que toutes ensemble, des différentes pratiques systémiques (universitaires, économiques, scientifiques, politiques) qui fonctionnent de manière de plus en plus autoréférentielle (…) Le déploiement purement opérationnel des systèmes s’est ainsi progressivement délié de toute attache identitaire synthétique, tant collective qu’individuelle. C’est à cette dérive que répondent les « comités d’éthique » technocratiques. Cette rupture d’attaches identitaires, normatives et projectives, combinée à un libre développement et déploiement de dispositifs techniques (on dit maintenant, justement, technoscientifiques), a produit d’un côté la formidable mais aveugle expansion du monde des systèmes de plus en plus auto-régulés et autoréférentiels et, de l’autre, ce que l’on a nomme une perte de sens de l’ensemble de ce mouvement débridé dans lequel tout se trouve emporté bon gré mal gré. La conséquence est une déchirure de tous les liens qui assuraient la participation individuelle à une vie commune significative. Il en résulte un « repli identitaire » de l’individu sur son moi narcissique, bien décrit par Christopher Lasch. »[16]

L’échec politique des élites libérales face aux gilets jaunes

À l’aune de cette critique, il serait possible de lire le mouvement des gilets jaunes comme l’expression de la prise de conscience par les classes moyennes françaises paupérisées, des convergences intellectuelles souterraines entre tous ces secteurs de la bourgeoisie, incapables de proposer dans la sphère publique un discours politique clair de régulation des circuits économiques par l’État en vue de relancer la dynamique d’augmentation du niveau de vie de la population non pas en dépit de, mais via la protection de l’environnement. Par la régulation du libre-échange, la relocalisation des productions industrielles, l’augmentation des salaires et de l’investissement industriel, appuyée sur la taxation massive des revenus du capital. La mobilisation des gilets jaunes serait en ce sens l’expression d’un désir de sortir du mythe libéral de la fin de l’histoire, par la réhabilitation du rôle de l’État comme élément de régulation du climat et des inégalités.

Un indicateur de l’effet politique de cette conjonction idéologique de la moyenne et de la haute bourgeoisie vers l’individualisme culturel peut être trouvé dans l’analyse de la démographie électorale du dernier scrutin européen[17]. L’abstention dans les classes moyennes y est corrélée à un désintérêt plus qu’à un rejet du politique, et les secteurs les plus éduqués, de droite comme de gauche convergent autour de l’idée de la nécessité de préserver – quitte à la réformer pour plus de racines chrétiennes chez les uns, ou plus de social chez les autres – l’état actuel de la construction européenne.

Le modèle néo-libéral n’a eu de cesse que (…) de créer des pans entiers d’activités inutiles afin de maintenir le consensus idéologique libéral dans les classes moyennes éduquées

Ce consensus semble être l’émanation de la structure socio-économique mise à jour par  Stanislaw Ossowski (sociologue polonais, professeur de Zygmunt Bauman) dans La structure de classe dans la conscience sociale (1971)[18], livre dans lequel il s’interroge sur la contradiction posée par le modèle américain à la théorie marxiste traditionnelle selon laquelle la société la plus développée du modèle capitaliste, devrait porter en elle les antagonismes sociaux les plus forts (ce qui en 1970 n’était pas tout à fait le cas malgré les mouvements de contestation étudiante de l’impérialisme).

Ossowski voyait ainsi la justification concrète des différences de salaires entre un travail standard et un travail qualifié dans le modèle nord-américain, comme une forme de rente attribuée par le capitalisme au capital culturel des individus, ayant pour effet d’accrocher les bénéficiaires de la croissance économique à la mentalité et aux comportements sociaux et politiques petit-bourgeois. Le modèle néo-libéral n’a eu de cesse que de renforcer ce mode de fonctionnement, l’accroissement de la division intellectuelle du travail au travers de la managérialisation, et ce au point de créer des pans entiers d’activités socialement et matériellement inutiles, afin de maintenir le consensus idéologique libéral dans les classes moyennes éduquées, comme l’a montré plus récemment l’anthropologue contemporain David Graeber dans son ouvrage Bullshit jobs[19].

La demande d’État social et écologique et le retour à l’Histoire

L’idée de fin de l’Histoire a déjà été présentée – et à juste titre – comme un récit ayant pour fonction de légitimer une fois encore les illusions de l’idéalisme bourgeois (cf. Habermas lui-même critiquant Fukuyama[20]). Les guerres entre puissances pour la domination des circuits d’approvisionnement mondiaux en pétrole au Proche et Moyen-Orient, l’impérialisme diplomatique et culturel américain[21] ainsi que la remise en cause de plus en plus répandue dans les opinions nationales occidentales des modèles de gouvernance technocratiques théorisés par le néo-libéralisme, contreviennent à la vision mondialiste pacificatrice prônée par Fukuyama et ses équivalents européens (Attali, Rocard, Minc etc.[22]).

Mais elle continue de fonctionner dans la sphère publique, faute d’une nouvelle génération d’intellectuels de toutes les spécialités, articulant leurs analyses à la nécessité d’un État fort comme acteur de la régulation climatique et économique. Zygmunt Bauman indiquait cette voie dans Le coût humain de la mondialisation[23], où il analysait la mise en contradiction de l’idéal bourgeois d’autonomie – qui s’appuyait sur la stabilité de l’emploi permise par la stabilisation monétaire et commerciale internationale liée aux accords de Bretton-Woods, et le compromis fordo-keynésien –  avec les exigences économiques de la flexibilité néolibérale.

Il apparaît plus que jamais nécessaire de traduire l’individualisme culturel qui s’accroît (…) en désir d’égalité, c’est-à-dire de produire une représentation positive de l’Etat comme outil de réalisation d’un projet de société

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La modification effective des mentalités produites par les nouveaux temps sociaux liés aux Technologies de l’information et de la communication, donne indéniablement un rôle différent aux préoccupations identitaires et culturelles pour des pans entiers de la classe moyenne et notamment chez les jeunes. Il serait trop brutal de taxer le culturalisme ambiant de nouvel opium du peuple, ou comme entropie culturelle liée à la fin de l’histoire. C’est au contraire, à la stratégie politique de s’adapter aux nouvelles formes de subjectivation et aux manières d’influer sur le champ socio-culturel, ainsi que l’ont compris les théoriciens du populisme démocratique Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et Iñigo Errejon à travers leurs travaux. Un nouveau langage politique doit naître, en opposition au récit de la fin de l’Histoire. Ce nouveau langage doit être adapté aux nouvelles subjectivités et nouveaux discours de la modernité liquide (Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, 1999), bien qu’orienté stratégiquement vers la constitution d’un horizon de sens commun lié à l’État social.

En effet, la libération technologique du temps de loisir a pour conséquence concrète de modifier la structure profonde de la société qui n’est plus divisée en classes sociales facilement identifiables. À revenus équivalent, de nombreux individus vont désormais se différencier entre eux plus fortement par leurs choix et pratiques culturelles que ne l’ont fait leurs ancêtres, du fait de l’individualisation des rapports au temps et aux savoirs (pour ne citer qu’un exemple, l’accès permanent et individuel à Internet remet partiellement en cause le rôle de condensateur social du cinéma, de la télévision et des institutions scolaires, ce qui pousse structurellement les individus vers plus d’autonomie intellectuelle que par le passé, et accentue les revendications en faveur de plus d’horizontalité et de démocratie directe).

Il apparaît plus que jamais nécessaire de traduire l’individualisme culturel qui s’accroît structurellement du fait des TIC autant que des inégalités économiques néolibérales, en désir d’égalité, c’est-à-dire de produire une représentation positive de l’État comme outil de réalisation d’un projet de société respectant les individus par le fait de leur assurer juridiquement et économiquement la continuité de leur modes matériels d’existence[24].


[1] Reinhart Koselleck notamment dans Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (éd. EHESS 1990), développe l’idée selon laquelle la période charnière de la modernité serait la jonction de 1750 à 1850 au cours de laquelle la conversion en doctrine morale, économique et politique des avancées de la science moderne aurait conduit à produire chez les individus un ressenti temporel d’un type nouveau : le sentiment de pouvoir agir sur l’avenir et donc d’amplifier son horizon d’attentes socioéconomiques et culturelles grâce au progrès scientifique et technique (ce qu’il décrit comme une distorsion entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente des individus et groupes). La fin de l’Histoire apparaîtrait ainsi dans cette perspective comme la mise en crise de ce récit et de cette expérience du temps, du fait des bouleversements géopolitiques des XIXe et XXe siècles, qui ont aboutit selon lui à créer un sentiment d’impuissance lié à la complexité effective des relations internationales. Parmi les penseurs influencés par cette conception on peut citer : Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme, le théoricien de l’art Arthur Danto dans La Madonne du futur, Paul Ricoeur dans le dernier tome de Temps et Récit, et François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Le Seuil, 2002). Ils font l’apologie d’un type d’histoire sociale se réclamant de l’histoire des concepts et de l’étude de l’esprit intellectuel des époques, et s’opposant à la grille de lecture Marxiste ou statistique-durkheimienne.

[2] On pensera ici au trading haute-fréquence, mais plus simplement et immédiatement, à la synchronisation quasi-parfaite des échanges d’informations entre places financières mondiales, qu’a rendu possible l’informatisation de l’intégralité des secteurs économiques. L’informatique a ainsi permis d’achever le processus de synchronisation, d’unification des temporalités des systèmes socio-économiques nationaux sous la bannière du temps objectif fixé par le Bureau international de l’Heure, et a également renforcé la possibilité du marché à qualifier comme marchandise un nombre croissant de réalités matérielles et intellectuelles. Le phénomène de la titrisation (la création de valeur économique à partir de la spéculation sur des objets économiques abstraits comme des contrats d’assurance liés aux temporalités de revente des actions auxquels ils sont liés) ou bien le phénomène de la marchandisation des activités corporelles et des clics sur le web manifestent. Cf. Schinckus, Christophe. « L’expression de la postmodernité en économie », in Tumultes, vol. 34, no. 1, 2010, pp. 73-94.

[3] Jean-François Lyotard, dans La condition postmoderne (éd. de Minuit, 1979), et dans Le différend (éd. de Minuit, 1983), semble ainsi relayer à travers sa critique de l’autonomie de la science comme méta-récit légitimant le discours politique,  l’influence majeure qu’a eu sur l’université anglo-saxonne, la critique radicale menée par Feyerabend (cf. Contre la méthode) contre l’autonomie épistémologique du discours scientifique et son pouvoir de légitimation des autres discours (politique, philosophique, sociologiques…). Lyotard introduit l’idée d’une fin de l’histoire et de la téléonomie moderne à l’aune de cette critique de l’autonomie du discours scientifique.

[4] Christian Ghassarian, « A propos des épistémologies postmodernes », in Ethnologie française nouvelle serie, T. 28, No. 4, Octobre-Décembre 1998, pp. 563-577

[5] Christian Ghassarian, « A propos des épistémologies postmodernes », in Ethnologie française nouvelle serie, T. 28, No. 4, Octobre-Décembre 1998, pp. 563-577

[6] La notion de « temps dominant » désigne chez Roger Sue le temps social caractérisant la classe sociale dominante, et qui impose le système de valeur propre à cette classe (dans les sociétés traditionnelles ou féodales par exemple, le temps dominant est rituel et sacramentel, et sert à maintenir le système axiologique sur lequel s’appuie le pouvoir politique. Dans les sociétés capitalistes, une crise de valeurs se fait jour, puisque le temps social qui était alors le temps social dominant puisque caractéristique de l’activité bourgeoise, devient un temps social mineur face au temps de loisir, ainsi que l’illustrent les statistiques de l’INSEE citées par R. Sue. L’économie des services et de la communication numérique produit ainsi la « flexi-sécurité », « l’auto-entreprenariat » ou « le travail à domicile » qui apparaissent ainsi comme les palliatifs de cette crise de la « valeur travail » également décrite par les travaux de Dominique Méda ou André Gorz. L’idée de fin de l’histoire comme fin des grands récits d’émancipation collective serait du selon ces analyses à l’individualisation des temps sociaux, liée au développement des technologies de l’information et communication, qui accentuent la division du travail, ainsi que l’individualisation des budgets-temps du fait de la réduction du temps de travail au XXe siècle. Les temps sociaux communs sont ainsi réduits aux quelques célébrations nationales et sportives épisodiques, ce qui engendrerait également une crise de l’identification aux temps politiques.

[7] Cf. Anton Jäger, “Why post-work doesn’t work”, Jacobin magazine, 11/19/2018: https://www.jacobinmag.com/2018/11/post-work-ubi-nick-srnicek-alex-williams

[8] La notion de prosumer ou prosommateur a été inventée à la fin des années 1970 par l’américain Alvin Toffler pour souligner la capacité nouvelle des consommateurs, individuellement ou sous la forme de collectifs organisés, de participer par leurs choix économiques et leur connaissance des produits au conseil et aux orientations de la production. Ce terme aujourd’hui désuet est remplacé par le terme client expert ou consommateur expert.

[9] Eric Weinstein a l’heur de jouer socialement sur les deux tableaux du spectre idéologique puisqu’il est à la fois Managing Director de Thiel Capital (Peter Thiel, co-fondateur de Paypal avec Elon Musk fut l’un des principaux soutiens Donald Trump dans la Silicon Valley pendant sa campagne de 2016) ; et il est également un intervenant régulier du Think Tank « Institute for New Economic Thinking » financé par George Soros, Cf “Is technology killing capitalism?” interview donnée au think tank Institute for New Economic Thinking : https://www.ineteconomics.org/perspectives/videos/is-technology-killing-capitalism . Il passe pour un économiste hétérodoxe brillant régulièrement invité dans les médias de l’establishment américain tel que le New York Times pour normaliser le modèle économique ultralibéral de la Sillicon Valley. https://www.nytimes.com/2018/05/08/opinion/intellectual-dark-web.html

[10] Ce qui fait fi de l’argument de sa nécessité matérielle : une population nombreuse ne peut donner une direction cohérente à l’ensemble de ses activités sociales, si elle ne distingue pas le temps de la délibération politique et celui de la réalisation concrète des actions. Cela suppose, y compris dans un système de démocratie directe horizontale à échelle communale, de pouvoir confier des fonctions sociales spécifiques, pour un temps délimité, à certains individus en vue de l’analyse intellectuelle des situations, et de la réalisation concrète des actions choisies comme réponses, selon les compétences intellectuelles et pratiques spécifiques à chaque membre du groupe.

[11] Cf. R. Koselleck, Harthmuth Rosa, Fukuyama, Habermas, ou encore Nick Srineck et Alex Williams “Manifeste accélérationiste” in Revue Multitudes : http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[12] Cercle de l’Horloge, De Benoist, Samuel Hunttington. Ces groupes de penseurs partagent tous l’adhésion à l’analyse type fin de l’Histoire du point de vue de leur interprétation démographique et culturelle de cette notion. D’une part, selon eux, les gouvernances technocratiques seraient l’expression du vieillissement des électorats occidentaux. D’autre part, le multiculturalisme apparaît dans leur interprétation de la fin de l’histoire comme une forme de camouflage sociétal des politiques économiques inégalitaires et des migrations économiques liées à la globalisation néolibérale. Pour ces penseurs la réponse tient en premier lieu dans la réaffirmation des singularités civilisationnelles, culturelles des États-nations, valeurs qui engageront selon eux une réduction des inégalités par un libéralisme auto-régulé. Dans un tel cadre, la main invisible auto-régulatrice des marchés est une conséquence des structures religieuses et morales des peuples.

[13] Cf. La crise de l’état providence, seuil, 2015.

[14] Jürgen Habermas, La crise de l’État social, in Écrits politiques, éd. Champs flammarion, 1999.

[15] « Even the emergence of totalitarian governments is a phenomenon within, not outside, our civilization. The danger is that the global, universally, interrelated civilization may produce barbarians from its own midst by forcing millions of people into conditions which, despite all appearances, are the conditions of savages. » Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism.

[16] Michel Freitag, La dissolution postmoderne de la référence transcendantale. Perspectives théoriques, in Cahiers de recherche sociologique, n°33, 1999 pp. 181-217.

[17] https://www.ifop.com/publication/europeennes-2019-profil-des-electeurs-et-clefs-du-scrutin/

[18] Stanislaw Ossowski, La structure de classe dans la conscience sociale, éd. Anthropos, 1971.

[19] David Graeber, Bullshit Jobs, éd. Les liens qui libèrent, 2018.

[20] https://www.alternatives-economiques.fr/jurgen-habermas-on-couper-lherbe-pied-aux-populistes-de-droi/00082569

[21] Voir Paul-Marie de La Gorce, « Comment l’Otan survécut à la guerre froide », in Manières de voir, n°138, et Amnon Kapeliouk, « Le nouvel ordre international n’a duré qu’un jour », in Manières de voir, n°159.

[22] Alain Minc, La mondialisation heureuse, Plon, 1997 ; Textes du Collegium International : http://www.collegium-international.org/fr/presentation/presentation.html ; http://www.collegium-international.org/fr/presentation/textes-fondateurs/appel-pour-une-gouvernance-mondiale-solidaire-et-responsable.html

[23] Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, éd. Hachette, 2000.

[24] Voir par exemple Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, éd. Fayard, coll Collège de France, 2013.