Le naufrage de Macron au Sahel

Fort de Madama, Niger, 2014. Thomas Goisque | Wikimedia Creative Commons.

Le bilan de la politique macroniste au Sahel se résume en un mot : naufrage. L’opération Barkhane se sera montrée incapable d’affaiblir les groupes djihadistes, le soutien français à des présidents francophiles n’aura pas empêché leur renversement et l’hostilité envers la politique française aura atteint un niveau record chez les populations sahéliennes. Alors qu’un débat parlementaire sur la question a été annoncé et que l’avenir de force européenne Takuba doit être décidé d’ici mi-février, il est temps de revoir intégralement la politique de la France au Sahel et en Afrique.

Joël Meyer, l’ambassadeur de France, aura fini par être expulsé du Mali. Il fait les frais de la montée des tensions diplomatiques entre Paris et Bamako, alors même que 5 000 soldats français sont déployés au Sahel pour lutter contre les groupes djihadistes. Préférant entrer dans le jeu de la surenchère plutôt que d’adopter une stratégie de baisse des tensions, le gouvernement français porte une grande responsabilité dans cette escalade face à une junte soutenue par la population dans un pays exsangue. L’horreur affichée par le gouvernement français face au retour de la Russie au Mali – à quoi s’ajoute la montée des tensions en Ukraine – aura eu raison de toute retenue en matière diplomatique.

Chute de deux présidents francophiles

Après la chute du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), c’est au tour du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré de tomber, tous deux emportés par des coups d’État d’une grande popularité. La présence militaire française n’aura pas suffi à protéger ces deux présidents francophiles, dont les armées étaient en lambeaux, rongées par la corruption. En plus de leur impuissance à lutter contre les groupes djihadistes et de la corruption de leurs régimes, leur soumission à Paris humiliait leurs citoyens et aura ravivé chez eux l’hostilité face à la politique de la France en Afrique.

Non content de son ascendance sur eux, Macron aura enfoncé ses homologues sahéliens en les humiliant. Peu de temps après son élection, il avait demandé, hilare, au président Kaboré s’il était parti « réparer la climatisation », devant des étudiants ouagalais tout aussi hilares. Et face à la montée de la contestation populaire de l’opération Barkhane, il avait convoqué les présidents des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) comme pour leur faire prêter allégeance à leur suzerain, lors du sommet de Pau de janvier 2020, soit sept mois avant le renversement d’IBK.

Cet échec total de la diplomatie française aura donc eu raison de deux présidents pourtant disposés à avaler toutes sortes de couleuvres venant de Paris. Au Mali, une junte indocile a pris le pouvoir avant d’annoncer son choix, face à l’échec patent et au redéploiement de Barkhane, de diversifier ses partenaires sécuritaires, en faisant appel aux mercenaires du groupe russe Wagner – décision accueillie comme une déclaration de guerre par le gouvernement français.

Nouvelle guerre froide entre France et Russie

Estimant sans doute que la situation n’était pas assez compliquée, Jean-Yves Le Drian a jugé bon de déverser, avec une certaine persévérance, l’huile sur le feu. On ne compte plus ses sorties incendiaires à propos de la relation qu’Assimi Goïta, le chef de la junte malienne, entretient avec Wagner. « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali » déclarait-il quelques semaines avant que les Russes n’arrivent. Les voilà au Mali que la junte, « illégitime », prend des « mesures irresponsables » pendant que Wagner « spolie le Mali ». Oubliant que le Mali est un pays indépendant depuis 1960, Le Drian aura provoqué l’expulsion du malheureux Joël Meyer par la junte bamakoise. Mais sur quel critère se fonde la légitimité ou l’illégitimité d’une junte, selon Le Drian ? Manifestement pas à sa manière de prendre le pouvoir. On ne l’a jamais entendu s’en prendre à la junte – dynastique – tchadienne, que Macron aura adoubée sans attendre en assistant aux premières loges aux funérailles du sanguinaire feu Idriss Déby. Deux poids, deux mesures.

Malgré l’impopularité et les insuffisances de Barkhane, il n’est pas inutile de rappeler que la junte malienne n’a à ce jour pas demandé le départ des forces françaises. Bien au contraire : ce qui a mis le feu aux poudres, avant même le déploiement de Wagner, c’est l’annonce puis la mise en œuvre du « redéploiement » de Barkhane et la fermeture des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou. Choguel Maïga, le premier ministre malien, avait vivement réagi en accusant la France, à la tribune des Nations unies, d’« abandon en plein vol ». C’est donc aussi la stratégie militaire de Macron qui a ouvert la voie au retour historique de la Russie au Mali – les présidents Modibo Keita (1960-1968) et Moussa Traoré (1968-1991) avaient signé des accords de coopération militaire avec l’Union soviétique.

Échec de Barkhane, mort de Takuba ?

Pourquoi Barkhane est-elle devenue si impopulaire chez les populations sahéliennes ? L’exécutif français a beau jeu de désigner comme seuls responsables les « trolls russes » qui suscitent un hypothétique « sentiment anti-français » chez les populations sahéliennes en propageant des « fake news » sur les réseaux sociaux. Cette rhétorique leur permet d’esquiver la question des échecs de Barkhane, incapable d’endiguer le fléau djihadiste. Car ce sont d’abord et avant tout ces échecs qui poussent les populations et les gouvernements sahéliens à envisager d’autres partenariats – dont on peut douter, par ailleurs, qu’ils seront plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Le Quai d’Orsay et l’Hôtel de Brienne se sont donné une mission impossible à réaliser, à savoir l’éradication des groupes djihadistes, et ils l’ont compris. En effet, une armée conventionnelle est inefficace à vaincre des groupes insurgés dans le cadre d’une guerre asymétrique. D’autant qu’avant d’être des « fous de Dieu », leurs jeunes combattants islamistes s’insurgent – dans les formes les plus détestables qui soient, certes – contre l’État et les autorités publiques incapables de leur fournir les moyens de vivre dans la dignité. Les groupes djihadistes prospèrent grâce à la profonde crise du monde rural sahélien : il est aussi indispensable de délimiter des pistes à bétail pour éviter les confrontations entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, que de traquer les terroristes. Mais les autorités maliennes ne remplissent pas leur mission.

La rupture entre Barkhane et les populations sahéliennes aura été définitivement consommée quand des militaires français ouvriront le feu… sur des manifestants désarmés, provoquant la mort de trois d’entre eux. Un convoi militaire français, partant de la Côte d’Ivoire vers la base de Gao au Mali, avait été stoppé une première fois à Kaya, au Burkina Faso, et une seconde fois à Téra, au Niger, dans les deux cas par des manifestations spontanées. C’est dans cette deuxième ville que l’armée française aura commis l’irréparable… sans jamais que le gouvernement français ne l’admette. Mais ces dénégations sont une habitude. François Lecointre, le chef d’état-major d’alors, avait osé qualifier un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), concluant que l’armée française avait tué 19 civils en bombardant un mariage à Bounti, au Mali, de « manipulation » et d’« attaque » contre l’opération Barkhane.

À cette inadaptation des réponses militaires aux crises et conflits sahéliens, à cet échec à faire « monter en puissance » les armées sahéliennes, à ce déni face à l’inefficacité de Barkhane et à ses graves bavures, s’ajoute la mort probable de Takuba – cette force européenne était pourtant un projet-phare de Macron l’européen. La décision de la junte malienne d’expulser les militaires danois, après avoir estimé que leur entrée sur le territoire malien était illégale, fait craindre à Paris que le Portugal, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie ne suivent le même chemin que la Suède, qui a déjà renoncé à envoyer ses soldats.

Échec de la Cédéao

L’échec de Macron est aussi celui de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Élysée s’appuyait sur elle pour faire adopter des sanctions économiques drastiques au peuple malien – chose qui a été faite – en espérant délégitimer la junte. Mais… c’est l’inverse qui s’est produit. La junte en est sortie renforcée tandis que la Cédéao a, elle, perdu toute légitimité en votant un blocus inique contre un peuple déjà à bout de souffle. Pourtant, il y a dix ans, lors d’un précédent coup d’État, les sanctions avaient été efficaces. Mais la donne a changé depuis.

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Les populations sahéliennes peinent à comprendre pourquoi la Cédéao, considérée comme le « syndicat des chefs d’État » de la sous-région, fait preuve d’autant de zèle contre la junte malienne alors qu’elle et les États ouest-africains ont bien peu soutenu le Mali dans la lutte contre les groupes djihadistes. De plus, quelles leçons peuvent donner un Ouattara – en train de réaliser son troisième mandat à la légalité plus que douteuse – un Eyadema – en train de réaliser son quatrième mandat – ou un Macky Sall – qui laisse planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat – en termes de bonne gouvernance ? S’ils adoptent une position aussi dure, c’est aussi parce qu’ils craignent d’être à leur tour renversés.

Ces mêmes populations sahéliennes se demandent quel rôle a joué la France dans l’adoption de ces sanctions. La France avait en effet proposé une résolution pour que le Conseil de sécurité s’aligne sur les sanctions de la Cédéao, que la Russie et la Chine ont bloquée. L’objectif de Macron apparaît désormais clairement : qu’Assimi Goïta quitte le pouvoir au plus vite et qu’un dirigeant plus favorable à la France le remplace. Mais, après tant d’échecs essuyés, Macron pourra-t-il atteindre un tel objectif ? Car, à ce jeu, la junte malienne semble bien plus habile que le gouvernement français.

Le jeu habile de la junte malienne

Assimi Goïta joue parfaitement son coup depuis le début des manifestations contre le pouvoir d’IBK. Il a su agir quand IBK a perdu toute légitimité politique, pour le renverser sous les acclamations de la population. Il a su choisir un homme de paille, Bah N’Daw, à la tête de la transition et l’écarter quand celui-ci s’est montré indocile. Il a su gagner en popularité en lançant des procès pour corruption contre d’anciens caciques du régime d’IBK. Il a su obtenir le soutien de Moscou pour compenser le redéploiement et la baisse des effectifs de Barkhane. Il a su garder le soutien de son peuple face à la Cédéao, en appelant à une manifestation qui fut une véritable démonstration de force. Il a su organiser des « assises nationales » lui accordant cinq ans de transition.

Il sait envoyer ses ministres au front, en premier lieu son bras droit Choguel Maïga et son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, qui marquent les esprits par leur éloquence. Il sait jouer du sentiment de nationalisme de son peuple en affrontant ouvertement la France. Son exemple a inspiré ses homologues et voisins Mamadi Doumbouya en Guinée et Paul-Henri Damiba au Burkina Faso, qui ont eux-mêmes renversé leurs présidents, rompant par-là l’isolement du Mali dans l’espace Cédéao. Mais il n’empêche qu’il va se retrouver en difficulté face au blocus, tandis que les djihadistes profitent de ce désordre.

Sur cet échiquier, c’est à la France et à l’Union européenne de jouer les prochains coups. La France va ouvrir un débat parlementaire sur Barkhane, dont le retrait total du Mali n’est pas exclu, tandis que l’Union européenne, sous présidence française, doit décider d’ici mi-février de l’avenir de Takuba. On ne connaît pas encore le gagnant de ce jeu entre Macron et Goïta, mais on connaît déjà le perdant : le peuple malien, qui continue de souffrir des attaques djihadistes incessantes et de la crise économique, en silence.