Évoluer dans un monde qui change, s’adapter à un environnement qui est en mutation permanente… d’où viennent ces métaphores biologiques qui imprègnent le discours dominant ? Barbara Stiegler, professeure de philosophie à l’université de Bordeaux-Montaigne, tente de répondre à cette énigme dans son dernier livre publié aux éditions Gallimard, « Il faut s’adapter ». Elle s’intéresse aux controverses qui parcouraient la pensée libérale dans les années 1930, à l’époque où l’on débattait de l’héritage de Darwin dans les sciences sociales. Aux origines du néolibéralisme contemporain, on trouve un penseur dont l’influence a été considérable sur le siècle passé : Walter Lippmann. Entretien réalisé par Wonja Ebobisse et Vincent Ortiz, retranscrit par Hélène Pinet.
LVSL – Votre livre est consacré à l’analyse de deux pensées libérales des années 1930 : celle de John Dewey et celle de Walter Lippmann, qui cherchent à refonder le libéralisme sur de nouvelles bases. La pensée de Dewey est inspirée par un évolutionnisme issu de Darwin, celle de Lippmann d’un évolutionnisme qui doit davantage aux darwinistes sociaux et à Herbert Spencer. Pourriez-vous revenir sur les différences entre ces deux interprétations de la théorie de l’évolution, qui ont toutes deux servi à justifier des formes différentes de libéralisme ?
Ndlr – Le darwinisme social est un courant de pensée incarné au premier chef par Herbert Spencer, qui interprète le monde social à l’aune d’une théorie de l’évolution. Cette théorie promeut une lecture téléologique de l’évolution : les organismes sont conditionnés de manière unilatérale par leur environnement, qui leur impose des lois face auxquelles ils ne peuvent que s’adapter, ou disparaître. Ainsi, l’espèce humaine s’oriente vers une société chaque jour plus développée et perfectionnée, dans laquelle la division du travail est sans arrêt plus poussée – au prix d’une concurrence brutale qui s’avère fatale pour les individus les plus faibles, condamnés à disparaître dans un processus que Spencer nomme la « survie des plus aptes » (survival of the fittest), au même titre que les organismes les plus faibles d’une espèce animale.
Barbara Stiegler – Walter Lippmann, comme John Dewey d’ailleurs, est d’abord un progressiste qui cherche à rompre avec Herbert Spencer et avec le darwinisme social, comme tous les progressistes. Il vit dans une époque où les milliardaires américains sont spencériens, où la mentalité dominante est imbibée des thèses de Spencer – un spencérisme d’ailleurs assez caricatural, la pensée de Spencer étant plus fine. Les milliardaires, qui se présentent comme les responsables de la prospérité des grandes villes américaines, sont favorables à « l’élimination des inaptes », à la « survie des plus aptes », etc. C’est dans cet environnement que se construisent la pensée de Dewey et de Lippmann. Ils sont progressistes, se situent plutôt à gauche de l’échiquier politique, et critiquent ce darwinisme social sauvage, ce capitalisme de prédateurs. L’idée est de critiquer Spencer au nom de Darwin, aidé d’une compréhension beaucoup plus fine de Darwin. C’est un point commun entre Dewey et Lippmann, qu’il faut souligner.
Cependant, il se produit rapidement une rupture. Lippmann, sans s’en rendre compte, reconduit certains aspects du darwinisme social, croyant rompre avec lui. Il reprend notamment à Spencer sa compréhension de l’adaptation. Lippmann, comme Spencer, absolutise les conditions de l’environnement au détriment de l’organisme, considérant que l’environnement agit de manière mécanique sur les organismes. Il ne voit pas que l’organisme se situe dans un rapport dialectique permanent avec son environnement, et que l’organisme, en retour, possède une activité de transformation de l’environnement. Il y a donc chez Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la révolution industrielle : le capitalisme mondialisé.
« Il y a dans le néolibéralisme de Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la Révolution Industrielle : le capitalisme mondialisé. »
Cet environnement est absolutisé comme une nouvelle fin de l’histoire. Lippmann envisage donc une sorte de fin de l’évolution. Il s’agit d’une nouvelle trahison de Darwin, qui possède une vision multi-directionnelle et buissonnante, de l’évolution, refusant de penser qu’il y aurait un environnement auquel tous les vivants devraient s’adapter.
Double trahison, donc, que Dewey identifie parfaitement, critiquant la vision téléologique de l’évolutionnisme de Lippmann qui trahit Darwin et qui reprend en sous-main, sans s’en rendre compte, les deux grands contresens de Spencer sur l’évolution.
LVSL – Quelles sont les implications de cet évolutionnisme, chez Lippmann, sur le plan économique et social ? Cela ne le conduit-il pas à reprendre l’idée chère aux darwinistes sociaux en vertu de laquelle la division accrue du travail et la compétition sont l’horizon indépassable de toute société ?[1]. Cela ne mène-t-il pas sa pensée sur une pente inégalitaire et hiérarchique, malgré sa critique du libéralisme sauvage du XIXème siècle ?
BS – Oui, l’idée est de critiquer le capitalisme sauvage et inégalitaire qui triomphe à la fin du XIXème siècle, pour le remplacer par une compétition juste, loyale et non faussée, qui permette non pas d’éliminer les hiérarchies et les inégalités, mais bien au contraire de les légitimer. L’idée est que si la compétition est juste, les inégalités qu’elles révèlent sont elles aussi justes et légitimes. Mais à la différences des inégalités de rente, elles devront sans cesse se ré-exposer à une nouvelle compétition, qui dégage de nouveaux gagnants. Aux hiérarchies figées du capitalisme sauvage doit succéder les hiérarchies mobiles d’un capitalisme régulé par le droit, la justice et l’égalité des chances.
LVSL – La pensée de Lippmann est tributaire de celle de Graham Wallas, qui théorise l’idée (dans The great society) selon laquelle les individus sont confrontés, du fait de la mondialisation, à un environnement face auxquels ils sont sans arrêt moins adaptés. Quelle a été son influence sur Lippmann ? Peut-on y voir l’origine de cette idée, fréquente dans la pensée néolibérale, selon laquelle il se produit un désajustement croissant entre les individus et leur environnement ?
Oui, Graham Wallas a eu une influence fondamentale sur Lippmann puisque c’est lui qui diagnostique le premier ce désajustement entre l’espèce humaine et son nouvel environnement. Il a eu également une influence très importante sur la pensée de Dewey. Ce qui rend le Lippmann-Dewey debate très intéressant, c’est que l’un et l’autre partagent le même diagnostic (celui de Graham Wallas) mais s’opposent frontalement sur la thérapeutique. Leur opposition est totale à la fois sur le sens de l’évolution (une multiplicité de sens pour Dewey, une seule direction pour Lippmann) et sur la conception de la démocratie qui en découle: pariant sur l’intelligence collective des publics chez Dewey, et reposant sur l’autorité incontestable des leaders et des experts chez Lippmann.
LVSL – Lippmann est le penseur d’un néolibéralisme, mais aussi d’une néo-démocratie. Quelles sont ses caractéristiques ?
BS – Lippmann écrit à l’époque de la montée des fascismes, des nationalismes en tous genres, et cherche à sauver ce qu’il considère comme la « démocratie ». Il estime qu’on ne pourra pas la sauver en s’appuyant sur la fiction de la souveraineté populaire. Lippmann considère en effet qu’il s’agit d’une fiction issue de Rousseau et de la révolution américaine, à laquelle il ne croit pas : il n’y a pas de peuple qui soit souverain. On a affaire, dans sa pensée, à ce qu’il appelle « des masses », qui sont apathiques, atomisées, hétérogènes. Si démocratie il y a, il faut que ces masses soient configurées de la bonne manière, afin de les adapter à leur environnement : le capitalisme mondialisé.
« D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques.»
Il faut orienter les masses dans la bonne direction, dans la direction de l’évolution – direction qu’elles ne peuvent pas apercevoir parce qu’elles sont marquées par ce qu’il appelle « la stéréotypie », c’est-à-dire des productions de leur esprit (des stéréotypes) qui les empêchent de percevoir le réel qui évolue à une vitesse considérable. Les masses sont toujours en retard sur ce qui arrive, puisqu’elles sont enfermées dans des stases, engluées dans de la stabilité. Il faut donc les réorienter dans la bonne direction grâce à des techniques de fabrication du consentement.
Lippmann estime qu’il faut transformer les masses pour les réadapter aux besoins de l’environnement absolutisé, qui est celui d’un capitalisme mondialisé en accélération constante. Il faut donc transformer ces masses en les rééduquant, en utilisant des techniques liées aux sciences sociales – Lippmann n’hésitant pas à mobiliser l’eugénisme, et des politiques de santé pour réadapter ces populations…
LVSL – Dans quelle mesure pensez-vous que les cadres conceptuels dominants contemporains sont encore tributaires de ce paradigme évolutionniste ?
BS – Ce qui me frappe, c’est le fait que l’on vive dans un monde imprégné de cette injonction permanente à l’adaptation, à la sélection, à la compétition, à l’évolution, etc., mais que tout cela ne soit pas pensé. On est imprégné de toute cette histoire intellectuelle, sans en avoir conscience. Ce sont des idées diffuses, dont on ne saisit pas la signification.
D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques. J’ai cherché, avec cette entreprise généalogique, à comprendre d’où venait ce discours dominant, et à me positionner à l’intérieur de ces débats – j’avais pour but de de rendre conscientes des catégories diffuses dans la pensée dominantes dont on n’a pas conscience.
LVSL – Vous soulignez donc les fondements biologiques et évolutionnistes du néolibéralisme. Il s’agit d’une thèse qui s’inscrit à l’encontre de l’historiographie dominante, puisqu’on a tendance à considérer, depuis Foucault (Naissance de la biopolitique) que le néolibéralisme se caractérise justement par son anti-naturalisme, par l’acceptation du caractère contingent et construit du marché. Comment expliquez-vous que cette dimension évolutionniste du néolibéralisme ait si peu été prise en compte par l’historiographie ?
BS – J’ai une hypothèse assez claire sur cette question. En Europe, après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu tabou d’allier le biologique et le politique. C’est quelque chose qui ne pouvait plus se faire dans le champ intellectuel, pour des raisons liées au destin de l’approche biologisante du social et du politique, marquée par un discrédit très fort. Les chercheurs se sont donc refusés à allier ces deux aspects et sont devenus aveugles à la porosité entre ces champs. Lorsque Foucault oppose le néolibéralisme au naturalisme, il ne prend pas en compte l’arrière-plan évolutionniste de ce nouveau libéralisme, qu’il laisse complètement de côté. C’est dommage, car il développe une réflexion sur la biopolitique, sur les liens entre vie politique et gouvernement des vivants – c’est donc un dossier qu’il faut rouvrir.
LVSL – Il y avait donc au début du XXème siècle un intérêt pour les théories de l’évolution dans le champ des sciences sociales qui a été oublié suite aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ?
BS – Il ne faut pas oublier qu’avant la Seconde Guerre mondiale, il était tout à fait normal de penser le fait social et politique dans la continuité de la révolution darwinienne, de réfléchir à partir de cette révolution : l’humanité était conçue comme une espèce issue de mécanismes évolutifs. Tout le monde pensait dans cet horizon-là. Cela paraît exotique, parce qu’un tabou s’est imposé – en Europe, pas aux États-Unis.
Ce prisme évolutionniste n’a rien que de très logique. Nietzsche écrit avec justesse que l’on ne peut plus penser les questions sociales et politiques avant et après Darwin de la même manière. C’est une véritable révolution.
LVSL – Lorsque vous évoquez le néolibéralisme, s’agit-il pour vous d’un concept dont on peut réellement retracer la trace depuis les années 1930, ou est-ce qu’il s’agit plutôt d’une sorte de reconstruction a posteriori ?
BS – C’est un concept qui a une histoire très précise, qui apparaît dans les années 1930, après la crise de 1929, dont il est directement un produit. L’expression qui prévaut est celle d’un « nouveau libéralisme », et parfois il est question de « néolibéralisme ». Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une construction rétrospective.
L’idée derrière le néolibéralisme, c’est que le libéralisme classique est en crise et qu’il faut le rénover foncièrement. On trouve dans le néolibéralisme diverses tendances, diverses voies ; un conflit voit très vite le jour entre ceux qui pensent qu’il faut que le nouveau libéralisme rompe fondamentalement avec le libéralisme classique, et ceux qui – comme Hayek – cherchent au contraire à assumer la totalité de l’héritage du libéralisme classique. Au-delà de ces divergences, il y a bien un phénomène historique nouveau qui émerge à ce moment-là.
[1] Herbert Spencer évoque dans certains de ses écrits l’idée d’un « interrègne moral », situé dans un avenir lointain, où la coopération finirait par remplacer la compétition et où la loi de la « survie des plus aptes » disparaîtrait. L’évocation de cet « interrègne moral » contraste fortement avec la description – et la légitimation – très crue de la compétition sauvage du capitalisme du XIXème siècle et des victimes qu’elle provoque dans les classes populaires, que l’on trouve dans de nombreux textes de Spencer.