« Peut-on (encore) rire de tout ? », « Le politiquement correct est-il en train de tuer l’humour ? » lit-on régulièrement dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Certains ne s’embarrassent d’ailleurs plus de l’interrogatif : pour les apôtres du « c’était mieux avant », la messe est déjà dite. Cette question mérite pourtant non seulement d’être posée, mais surtout de recevoir des réponses plus satisfaisantes que les levées de bouclier que l’on observe de part et d’autre ; elle nous mène à des réflexions plus profondes sur le rôle de l’humour dans nos sociétés, et à entrevoir ses nouveaux paradigmes et antagonismes, exacerbés comme tout semble l’être à l’ère des réseaux.
À croire certains pourfendeurs zélés du politiquement correct, l’humour ne devrait, par définition, ne pas être pris au sérieux et a fortiori être sujet à critique. Forcer des questions de société ou des grilles d’analyse politique sur des énoncés qui ne sont « que des blagues », et dont l’intention n’est ni d’offenser ni de faire passer un quelconque message, serait un contresens.
Cette réponse, qui peut sembler aller de soi, ignore cependant le fait que « l’homme est un animal politique », pour citer Aristote. L’humour et le rire, comme à peu près tout ce qui relève des rapports entre être humains, sont affaires de représentations sociales et culturelles : preuve en est le fait qu’on parle volontiers d’humour british ; que la drôlerie n’est pas pareillement définie dans un milieu social ou dans un autre, dans une tranche d’âge ou dans une autre ; que certaines saillies qui amuseraient un Français feraient bondir un Canadien… L’humour étant un fait social, et non un fait naturel, il ne peut être déclaré exempt d’analyse quant à son rôle politique, c’est-à-dire son rôle sur les dynamiques de pouvoir.
« Desproges ne disait-il pas… »
Le célèbre humoriste français Pierre Desproges est cité à l’envi et à tort comme ayant affirmé, en substance, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». À tort car cette phrase, assez vague pour que chacun puisse l’interpréter comme bon lui semble, l’est généralement d’une manière qui trahit la pensée de son auteur. Dans une interview datée de 1986, il précisait ainsi son point de vue : « Il y a une expression qui dit : “On ne tire pas sur une ambulance”. J’ajouterais : “Sauf s’il y a Patrick Sabatier dedans !”… Oui, on ne peut pas rire aux dépens de n’importe qui. On peut rire des forts mais pas des faibles. »
La question au coeur du problème est implicitement posée : elle n’est pas « de quoi rit-on ? » (d’où « on peut rire de tout ») mais « de qui rit-on ? ». De la réponse — les forts ou les faibles, pour schématiser — dépend la position d’un trait d’esprit, entre reproduction et déconstruction des représentations sociales dominantes, des mythes au sens barthésien du terme. « Grand phénomène de sociabilité, le rire forme et défait les liens à l’intérieur de groupes et joue un rôle prépondérant dans des stratégies sociales, culturelles ou politiques », selon l’historien Jacques Le Goff. Plus simplement : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es ».
Un nouveau climat politique
Partant, on comprend aisément les dynamiques actuelles de contrôle social, voire de censure autour de l’humour, à notre époque marquée par une sensibilité accrue aux enjeux sociaux, politiques mais également psychologiques liés aux discriminations et aux violences sociales (le concept de « micro-agression » qui a, explicitement ou non, investi le débat public nord-américain et dans une moindre mesure français, fut initialement théorisé dans les années 70 par un psychiatre, Chester M. Pierce, dans le cadre des tensions dites raciales aux États-Unis).
Les appels à un plus grand contrôle du discours humoristique, comme du reste du débat public, non seulement répondent à une volonté de ne pas se voir infligé, à très court terme, des idées et des propos perçus comme une violence, mais s’inscrivent également dans une vision stratégique plus large visant à étouffer un puissant relais de diffusion et de perpétuation des mythes tenus pour oppressifs.
Si États-Unis et Canada sont de loin les fers de lance de cette dynamique, des polémiques similaires ont également éclaté en France
En pratique, un nombre croissant d’humoristes en fait les frais. L’exemple notable le plus récent est celui de l’humoriste américain Dave Chappelle, qui a suscité de vives polémiques dans son dernier spectacle Sticks and Stones en tournant en dérision les accusateurs de Michael Jackson. Comme en anticipation de l’opprobre, il a dans le même spectacle pris le temps de critiquer la « call-out culture » et la « cancel culture » très prégnantes outre-Atlantique, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Celles-ci consistent, respectivement, en la dénonciation publique de célébrités ou de notables pour des propos tenus ou actes commis considérés comme socialement répréhensibles, en leur sommant de rendre des comptes ; et en un boycott massif d’une célébrité perçue comme indésirable, pour les mêmes raisons.
Si États-Unis et Canada sont de loin les fers de lance de cette dynamique, des polémiques similaires ont également éclaté en France : on pense par exemple à l’éviction de l’animateur Tex de son jeu télévisé, en 2018, pour une blague sur les femmes battues en plein mouvement #Balancetonporc, ou encore aux innombrables condamnations publiques et signalements au CSA dont a été l’objet Cyril Hanouna pour des traits d’humour contestables.
Constructif par la destruction
Un tel climat politique a de sérieuses conséquences sur la pratique de l’humour, menant de nombreux humoristes et caricaturistes à la réflexion, voire la remise en question. Certains choisissent la facilité : pour n’offenser personne, le plus sûr reste encore de ne rien dire. Un exemple en est le New York Times qui, après qu’une caricature a été accusée d’antisémitisme, a décidé de tout simplement cesser de publier des caricatures dans les colonnes de son édition internationale.
« La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. […] Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique »
En France, l’attachement à la liberté d’expression et à pouvoir « rire de tout » reste prépondérant, mais une nouvelle garde d’humoristes tente de ne pas pour autant se vautrer dans l’inconséquence. Blanche Gardin, étoile montante de la comédie française récompensée du Molière de l’humour en 2018 et 2019, résumait ainsi cette recherche de l’équilibre : « … il ne faudrait pas qu’il y ait une censure permanente comme aux États-Unis. Il y a cette espèce d’injonction aujourd’hui à être absolument quelqu’un de bien, à s’indigner pour les bonnes causes. Mais être une bonne personne, ça n’existe pas ! Faire de l’humour, c’est forcément être sur le fil, sinon on va vers quelque chose de propre, à l’abri de tout ce qui pourrait blesser les gens. C’est impossible. En tant qu’artiste on doit pouvoir tout dire et faire toutes les blagues, mais il faut avoir l’intelligence du contexte chaque fois, et surtout travailler son écriture. »
L’humoriste Vérino abonde en ce sens : « C’est surtout la fin des blagues nulles, à mono-lecture, et c’est merveilleux […] La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. […] Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique ». En somme : renoncer à la facilité, éviter la paresse intellectuelle, analyser par l’absurde les mythes collectifs au lieu de les reproduire. L’intelligence de la plume comme guide dans les champs de mines, une idée aussi séduisante que difficile à incarner.
Allant plus loin, Jordi Costa, critique de cinéma et de télévision espagnol, a théorisé le concept de « posthumour ». Dans son essai Una risa nueva. Posthumor, parodias y otras mutaciones de la comedia, il se penche sur le sujet des mutations récentes de l’humour, et imagine la possibilité d’un « festival d’humour où personne ne rit » comme « la possibilité d’une nouvelle forme de comédie ». Le posthumour n’a pas pour objectif premier de faire rire, mais plutôt de susciter un inconfort, un malaise à même de pousser à une réflexion plus large sur des sujets sociaux, politiques ou éthiques.
Ce posthumour trouve, selon Costa, de multiples illustrations dans la comédie contemporaine. Louis C.K., que d’aucuns tenaient pour rien de moins que « l’homme le plus drôle du monde », qui exposait sans complexes à son public ses névroses et ses perversions ; l’humour particulièrement grinçant du cinéma des frères Coen, ou encore du réalisateur japonais Takeshi Kitano ; The Office et son observation moqueuse et désabusée du monde corporate…
L’une des questions centrales de l’essai, « l’humour peut-il être constructif ? », y trouve l’une de ses possibilités de réponse. « Tout humour qui vous amène à réfléchir ou à réaliser un paradoxe ou une hypocrisie plus ou moins intériorisée est constructif. S’il détruit ou tente de détruire un préjugé ou une construction sociale, il est constructif par la destruction », explique Jordi Costa dans une interview.
L’humour « politiquement incorrect » autoproclamé, nouvelle forme de réaction
Toute action entraînant réaction, ces nouvelles dynamiques sont évidemment remises en cause par de nombreux opposants autoproclamés au politiquement correct, qu’ils soient humoristes, fans ou internautes. Pour les premiers, certains font le choix du jusqu’au-boutisme, de l’enfermement dans la catégorie de polémiste, par intérêt — après tout, there is no such thing as bad publicity — ou par réelle conviction. C’est le cas de Dave Chappelle, déjà évoqué plus haut, ou encore de Dieudonné en France.
L’humour « politiquement incorrect » — expression qui relève aujourd’hui davantage de l’autocongratulation que de la condamnation — a pu trouver refuge sur Internet, et en particulier sur les réseaux sociaux. Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés. Par des sites webs à vocation de divertissement, des pages ou groupes Facebook, ou encore via Twitter, les parodies, caricatures et autres memes véhiculant par l’humour des messages a minima conservateurs, parfois franchement réactionnaires, racistes, misogynes… ont proliféré.
Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés
Aux États-Unis, l’alt-right a très bien su appréhender le levier que représente Internet pour diffuser insidieusement sa propagande, par des sites tels que le forum 4chan ou via Facebook, et a su construire et propager toute une imagerie virtuelle associée à son idéologie, souvent reconnaissable exclusivement par les initiés. En France, des figures telles que le youtubeur Raptor Dissident, ou encore le haut-fonctionnaire Henry de Lesquen ont émergé comme des icônes par leur maîtrise des codes humoristiques propres à Internet, y compris auprès d’un public peu susceptible d’adhérer idéologiquement à leur rhétorique.
Comme toute réaction, les idées promues n’ont, dans leur substance, rien d’inédit (allant, selon les cas, d’un simple conservatisme social au rejet de l’émancipation des femmes, la pathologisation d’orientations sexuelles minoritaires, le racisme…). La nouveauté est qu’elles se pensent de manière réflexive. L’objectif, au-delà de la diffusion d’idées, est de se placer dans une position de résistance à une supposée doxa majoritaire. Les memes n’ont pas pour objectif premier de faire rire, mais de marquer son appartenance à un camp, d’offenser les personnes opposées, et de répandre un message social et politique. De là à y voir une autre forme de posthumour ? En tous les cas, l’impact politique, difficile à mesurer, est très réel : l’humour sur Internet est un nouveau terrain où se jouent les luttes pour une hégémonie culturelle.