Ces dernières années, une vague populiste met en branle le paysage politique mondial. Mais quelle est la source de ce phénomène ? Comprendre le populisme comme réaction à l’accélération moderne semble assimiler en un seul concept les différentes raisons (insécurités politique, culturelle ou économique) mises en avant pour expliquer son émergence. Le populisme est un cri d’alarme pour reprendre le contrôle d’un temps qui ne cesse de nous échapper. Et, comme nous le signalait déjà Karl Polanyi en son temps, l’absence de réponses concrètes entraînerait fatalement l’apparition de mouvements politiques explosifs. Ce même Polanyi nous encourage donc à remettre en question le principal responsable politique de cette accélération : le libéralisme.
Comment expliquer l’émergence si vigoureuse du populisme ces dernières années ? L’insécurité culturelle selon Christophe Guilluy, l’insécurité économique selon Thomas Piketty, ou encore l’insécurité politique selon Jérôme Fourquet ; les théories se contredisent peu et, en général, se complètent. Ce sentiment d’insécurité généralisé (culturelle, économique et politique) pourrait aussi être compris comme réaction à l’accélération moderne. Un concept notamment mis en avant par Harmut Rosa, ce phénomène d’accélération semble assimiler dans une seule notion toutes ces formes d’insécurité.
L’accélération comme générateur des trois insécurités principales
Insécurité économique d’abord, car la principale source d’accélération serait issue du marché fluctuant constamment. Ce rapport entre économie de marché et accélération est établi très clairement dès le Manifeste du parti communiste, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels : « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré profané… »
C’est donc bien la révolution constante de nos modes de production, par exemple le passage d’une économie industrielle à une économie numérique en l’espace de 30 ans, qui crée ce sentiment d’insécurité économique. L’expérience et les compétences développées pendant plusieurs décennies par un ouvrier peuvent être rendues totalement inutiles dès lors qu’une technologie plus efficace apparaît. L’homme devient une sorte de marchandise qui se périme selon les évolutions (de plus en plus rapides) de l’économie. Il est donc totalement démuni devant les lois du marché. Et il le ressent quotidiennement : la crainte de tout perdre et de se retrouver dans la rue s’accroît à mesure que le marché s’accélère.
Mais le marché ne peut pas être saisi seulement comme phénomène matériel. C’est aussi et surtout un « fait social total ». La croyance dans la fluctuation incessante via la libéralisation généralisée entraîne évidemment la production d’un fort sentiment d’insécurité culturelle. Comme nous le montre Karl Polanyi dans son ouvrage homonyme, La grande transformation de nos sociétés, accélérée par le marché, détruit les structures protectrices que sont les cultures et les religions – et cela sans contrepartie. Ainsi, la pauvreté de masse observée en Europe au XIXe siècle, mais aussi dans les territoires colonisés, est en partie explicable par la dissolution de la culture et des communautés locales. En l’espace d’une génération, des traditions multiséculaires et des langues anciennes disparaissent. Cela est particulièrement accentué par l’exode rural de masse, où des villages entiers se volatilisent. L’esprit ouvrier des XIXe et XXe siècles est une tentative désespérée de reconstruire ces réseaux ; mais voilà qu’ils s’amenuisent encore dès les années 1960. De nouveau, des villes entières changent d’économie et de profil démographique en quelques décennies. L’accélération des flux migratoires est en effet une partie intégrante de l’accélération moderne et du sentiment d’aliénation qui l’accompagne. Que ce soit pour les populations émigrées ou les classes populaires d’accueil, les structures culturelles s’affaissent très rapidement.
Enfin, l’accélération des flux économiques et des changements culturels contribue à accentuer l’insécurité politique. En effet, comment gouverner démocratiquement (et même non-démocratiquement) dans ces conditions ? Comme l’explique Rosa, la bureaucratie étatique est perçue comme l’exemple suprême de l’inefficacité et de la lenteur –relativement à notre époque et à la vitesse du marché, bien sûr, puisque l’État a souvent été un acteur d’accélération. Paradoxalement, il maintient son potentiel accélérateur, non à travers son intervention directe, mais plutôt grâce à sa non-intervention. Il accélère en dérégulant.
Ainsi, devant l’accélération moderne, l’État perd son pouvoir et sa capacité d’initiative car son administration devient de plus en plus, comme tant d’autres avant lui, périmée. Mais pour l’accélération moderne, le plus nauséeux des parasites, c’est la démocratie. Cette dernière doit suivre des protocoles fastidieux et fonctionne mieux lentement –à l’instar de la Suisse, où la démarche référendaire peut prendre plusieurs années. Les représentants sont maintenant obligés de prendre des décisions de plus en plus rapidement, compliquant la communication avec les électeurs. Au sein même des institutions, la nécessité d’être efficace crée des tensions. Ainsi nous le rappelle un ministre de La République en Marche (LREM) qui cherche à faire passer rapidement ses propositions de loi : « Pour moi, un député de la majorité ne sert à rien. Il est là pour voter, avoir une mission de temps en temps, et surtout fermer sa gueule ! ». Toutes ces tensions, entre l’État, les institutions démocratiques et enfin les électeurs, engendrent une impuissance politique généralisée. Les citoyens ne sont plus protégés par le politique.
Des réactions politiques dangereuses
C’est dans ce contexte de flux permanents que le populisme émerge. Il est une réaction à ce sentiment d’insécurité temporelle. Comme nous l’explique Zygmunt Bauman, désemparés devant ce tourbillon mondial, les peuples crient pour tenter de reprendre la main, « to take back control ». Et, selon Polanyi, plus cette accélération est incontrôlable, plus l’élastique qui essaie tant bien que mal de tenir notre société ensemble se tendra. Il finira, sans intervention, par rompre inévitablement, laissant place aux monstres politiques les plus terrifiants : en 1944, quand Polanyi écrit ce livre, c’est bien évidemment du fascisme et du nazisme dont il est question.
Aujourd’hui, le populisme s’exprime dans certains partis à travers une nostalgie identitaire, une volonté désespérée d’un retour à un « chez soi du passé » qui serait meilleur. Même s’il est important de dénoncer les formes extrêmes de cette nostalgie, il ne faut pas y répondre par l’autre extrême politique de la révolution ou du changement permanent. En effet, Hannah Arendt nous explique très bien dans Les origines du totalitarisme comment ce dernier utilise d’abord le mouvement continu pour asseoir son autorité. Si le changement est inévitable, alors mieux vaut qu’il soit engendré par moi, se dit le chef totalitaire.
La nostalgie et la révolution permanentes sont donc les deux revers d’une même médaille : une volonté pathologique de contrôle du temps dans un contexte d’accélération incessante. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer la similarité étymologique (même si l’une est grecque et l’autre latine) entre la nostalgie et la révolution. « Nostalgie » signifie, en grec ancien, un désir de retour chez soi (nostos) qui susciterait une douleur profonde (alga) ; « révolution » vient du latin revolvo, indiquant pareillement un retour, un recommencement en arrière. Nostalgie ou révolution, il s’agit d’une volonté de retour à un passé immuable, source de réconfort dans un tourbillon sans cesse en branle.
Le libéralisme : responsable politique de l’accélération moderne ?
Cependant, pour Polanyi, il n’est pas question de glorifier un centre modéré, « libéral », qui aurait trouvé le parfait milieu entre ces deux extrêmes. Au contraire, c’est bien ce libéralisme qui serait responsable de cette accélération. Primairement par son incapacité à concevoir le temps long ; car le libéral comprend le temps comme une succession d’instants qui tend naturellement vers le progrès. Comme il nous l’explique, « nulle part la philosophie libérale n’a échoué aussi nettement que dans sa compréhension du problème du changement. Animée par une foi émotionnelle en la spontanéité, l’attitude de bon sens envers le changement a été écartée au profit d’une disposition mystique à accepter les conséquences sociales de l’amélioration économique, quelles qu’elles soient. » Outre un progressisme caractéristique des Lumières, cette « foi émotionnelle en la spontanéité » peut être expliquée par un subjectivisme particulier au libéralisme, où l’individu atomisé veut être libre, sans fin (dans tous les sens du terme). Il faut donc écarter tous les obstacles à son mouvement : le libéralisme, c’est le parti du mouvement. C’est pourquoi le marché en est le complément parfait (et vice-versa) ; il cherche aussi à détruire toute entrave à son libre fonctionnement.
La décélération : une urgence
Le populisme est donc une réaction à cette accélération libérale. Pour répondre à ses aspirations, quelles solutions ? Il y a celle de Zygmunt Bauman : développer une réponse mondiale ou continentale, puisque les « espaces de flux » peuvent facilement outrepasser les « espaces de contrôle locaux ». Celle de David Djaïz qui préconise de fortifier l’État souverain : « C’est cela, la Slow démocratie : la réhabilitation des nations démocratiques dans la mondialisation, l’aménagement d’îlots de décélération face à l’accélération et à l’extension sans limite du domaine de la marchandise ». Ou même celle de François Ruffin, qui, contre la devise macroniste (accélérer, accélérer, accélérer !), souhaite soumettre le « progrès » technologique à la délibération démocratique. Quoi qu’il en soit, si nos élites veulent offrir une réponse sérieuse et honnête à la vague populiste, il est crucial que l’accélération et la décélération soient au centre de leurs préoccupations.