Emmanuel Macron a réussi ce que ses deux prédécesseurs ont échoué à faire : forger sa propre image en réécrivant l’histoire française. Un geste typologique lourd de sens qui consiste à se présenter comme l’héritier des grandes figures présidentielles et monarchiques de la France. Un geste voué à l’échec, dans un contexte où la France a abandonné sa souveraineté face à la mondialisation : Macron n’est que vassal ; il ne pourra que singer les rois.
« Il y a là une différence nette entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. »
Le 21 janvier 1793 un homme monta sur l’échafaud. Il posa sa tête sur la lunette de bois ; puis, tel un éclair, la lame tomba pour mettre fin, une fois pour toutes, au règne des Bourbons. Aujourd’hui, on a néanmoins l’impression que le spectre de ce roi nous est revenu pour hanter le paysage médiatico-politique français. Ainsi, pour donner uniquement des exemples qui démontrent la présence de ce trope là où il peut le plus étonner, c’est-à-dire à gauche, il suffit de citer l’article publié par Mediapart le 27 janvier qui retrace une semaine symbolique dans la vie du nouveau « roi-soleil » Emmanuel Macron ; dans la même veine, Jean-Luc Mélenchon a publié trois jours plus tard un billet sur son blog intitulé « La semaine du roi des riches ».[i] Parler du « monarque présidentiel » de la Cinquième République relève du lieu commun, mais cette identification entre Emmanuel Macron, président démocratiquement élu, et la figure du roi y ajoute une nouvelle dimension puisque c’est Emmanuel Macron lui-même qui a forcé cette comparaison et y recourt incessamment de manière plus ou moins indirecte en se parant des symboles liés à la royauté : la pyramide du Louvre, Chambord, Versailles etc.
C’est là une différence indéniable entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. On a beau essayer de faire de lui un « président des riches » et d’ironiser sur sa prétendue royauté, l’organisation ultra-verticale de LREM, sa complaisance décomplexée avec la finance et les grandes fortunes, ses duperies pseudo-écologiques ; tant qu’il réussit à se présenter comme roi, il peut pleinement assumer l’impopularité. Car il fait, il avance, il agit inexorablement, tel un monarque éclairé qui brandit le bien commun ignoré par les masses que seul lui, le roi-philosophe, peut connaître et mettre en œuvre. Son autorité reste intacte malgré tout. Elle prend ainsi une toute autre tonalité que celle de François Hollande qui détenait certes jusqu’à la fin de son mandat le pouvoir légal mais qui avait perdu toute légitimité populaire. Cette dernière est le mot-clé pour comprendre le geste typologique que Macron porte sur l’histoire afin de légitimer le présent par un passé bien revisité : la souveraineté du roi n’est pas directement déterminée par l’acquiescement du peuple.
Revenons au commencement. Car le coup a été préparé avec soin. En juillet 2015, bien avant l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron se prononce dans l’hebdomadaire Le 1. Interrogé sur sa vision de la démocratie, il répond :
“Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu.”[ii]
Pendant la campagne présidentielle on a beaucoup entendu parler de récit ou roman national. Le geste fait par Macron s’inscrit dans la logique d’un tel récit – c’est un acte d’interprétation et de réécriture. Un acte qui relève de la typologie, pratique théologique consistant originellement en une lecture de l’Ancien Testament à travers le prisme de l’Evangile, pratique qui a pénétré les récits politiques de toute sorte depuis très longtemps et qui a par exemple permis aux Jacobins de se revendiquer de la République Romaine. La typologie est un outil idéologique puissant, puisqu’elle permet de projeter une intentionnalité sur l’histoire : l’état actuel doit être comme il est, there is no alternative. Reconnaître le geste de Macron, reprendre fût-ce en ironisant l’étiquette qu’il s’est attribué lui-même, est donc d’une gravité énorme car même la reconnaissance ironique implique, en filigrane, l’acceptation du récit tel qu’il l’a mis en place.
« Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. »
Lire son récit national devient donc d’autant plus nécessaire, surtout après les dix premiers mois de sa présidence. Les ordonnances ont été appliquées une première fois avec succès pour réformer le code du travail ; la réforme de la SNCF est censée se dérouler de la même manière. Les mots choisis en 2015 gagnent ainsi une toute autre importance. Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. « La démocratie ne remplit pas l’espace », dit-il, elle est en crise, de manière permanente. Même si l’on laisse passer le grossier effort de réécriture au sujet de De Gaulle (gommant daredare des événements mineurs comme Mai 1968 et la fuite du Général à Baden-Baden), cette phrase gagne en gravité face à la réforme de la Constitution annoncée, face à cet acmé de servilité imposé d’en haut, cette totale soumission du premier ministre et du gouvernement, du parlement (son président De Rugy, la majorité), par une volonté prétendument suprême, sans même parler de tout l’appareil juridique, la sphère médiatique etc. etc.. On assiste à une « exécutivisation » des institutions de la République grâce à laquelle, pourrait-on croire, Macron confirme ses propres paroles prophétiques en neutralisant tous les contre-pouvoirs existants afin de mettre en place une hégémonie hyperpuissante car guidée par une seule et même volonté. Macron essaie de se faire « leader », il veut faire de l’Etat son corps de Léviathan.
« La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. »
Il est vrai que Macron « marche » mieux qu’un Hollande ou un Sarkozy ; jusqu’alors il exécute de façon très efficace (quoi est à voir plus bas) ; mais on ne peut pas le dire trop souvent : le roi restera mort. La souveraineté monarchique dont il semble se parer n’est même pas usurpée, elle n’existe tout simplement plus. Le roi n’est plus. Le roi est mort. Le roi restera mort. Il suffit de lire l’œuvre de l’historien Ernst Kantorowicz, une des lectures préférées du Président paraît-il, et notamment son ouvrage célèbre Les deux corps du roi. La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. Sur le seul plan conceptuel, le geste typologique de Macron relève de la duperie. Sa tentative de décrédibiliser la démocratie jusqu’au désir même que le « peuple » pourrait en éprouver ne change rien au fait qu’il reste un représentant démocratiquement élu. Comment comprendre donc un tel geste et les effets d’ « exécutivisation » qu’il entraîne ? Pourquoi dénigrer la souveraineté populaire dont il est, certes de façon précaire, mais tout de même l’avatar afin de prétendre à une autre dont l’obsolescence semble aller de soi ?
« La normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. » Cette phrase relève d’un constat vrai : depuis dix ans, les présidents ne sont pas réélus[i], Hollande a échoué avec fracas face à sa fonction et Sarkozy est devenu une caricature. Ils ont dû vider le siège, Hollande a dû abandonner sa prétention à une réélection. Usurper sinon la fonction, du moins le signifiant du roi, démontre un souci de construction discursive censée protéger celui qui a pris sa place, car le siège vacille d’emblée. La fatigue démocratique s’exprimant notamment à travers des taux d’abstention ahurissants est bien réelle, les récentes législatives partielles en ont apporté à nouveau la preuve ; elle a néanmoins d’autres causes que la nostalgie d’un monarque disparu depuis plus de 200 ans.
Dans un entretien à Mediapart du 29 décembre 2017, le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts, David Cormand caractérise le macronisme comme « un hyper-pouvoir qui accouche d’une hypo-politique ». Cette distinction permet d’indiquer la scission profonde qui caractérise la souveraineté nationale dans le cadre européen actuel et a fortiori celui du chef de l’exécutif français. Cormand renverse néanmoins l’ordre réel des choses. Car c’est précisément parce que le souverain a congédié une partie essentielle de ses pouvoirs – le pouvoir de légiférer librement – que nous assistons à une intensification du pouvoir exécutif, dont nous vivons les velléités depuis des années et dont nous voyons le plein essor maintenant. La création d’un pouvoir législatif extra- et supranational – l’UE – dont les décisions sont mises en place par les gouvernements nationaux respectifs, a une simple conséquence : par sur toutes les questions essentielles, le pouvoir exécutif est tout ce dont dispose le souverain sur le plan national. Ainsi, si Macron dit qu’il n’y a pas d’alternative, ce n’est pas simplement un mot d’ordre néolibéral, c’est une vérité politique qui caractérise parfaitement la situation de n’importe quel souverain européen obéissant à l’ordre établi et qui donne une direction à l’action d’un gouvernement qui s’est mis à parasiter toutes les instances de pouvoir public, de la sphère juridique à France Télévisions. Plutôt qu’être la manifestation d’une nouvelle souveraineté née des profondeurs de l’histoire de France, l’hyper-exécutif macronien, tel qu’il est en train de se mettre en place relève, dans le meilleur des cas, de l’interrègne des monstres gramscien. Le souci, c’est que Gramsci ne se prononce pas sur sa durée. Et l’exécutif a encore du potentiel.
« En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. »
Quant à cette soi-disant royauté en revanche, la chose est simple. Le roi est mort ; le siège présidentiel est plus proche de la sellette que du trône. La ligne de conduite nous est donc déjà donnée par La Boétie : « Il ne faut pas lui ôter rien, mais lui donner rien » (Discours de la servitude volontaire, Flammarion, 2016), En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. Ainsi, ce n’est point le nouveau roi de France qui reçoit en janvier 2018 des marchands venus demander un asile financier dans son pays, c’est le président français qui se couche devant les puissances financières du monde car il n’a plus le droit d’investir lui-même dans son propre pays. Ce n’est plus lui qui fait la loi. Macron n’est pas roi, il n’est que vassal. Il singe le roi devant les riches.
[i] De fait, sous la Ve République, à part de Gaulle (1965), aucun président n’a été réélu, sauf après une cohabitation : Mitterrand en 1988, Chirac en 2002. Dans cette situation, le président pouvait faire porter la responsabilité de la politique menée au Premier ministre (qui échouait alors à changer de costume)
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