Suite à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, les Noirs du Sud ont été soumis à la législation raciale la plus stricte que le monde occidental ait connue. Elle reposait sur une ségrégation omniprésente, ponctuée de lynchages spectaculaires, et fondée sur la surexploitation économique de travailleurs agraires noirs – sous le régime du péonage. Aurait-on sous-estimé la spécificité de ce « système Jim Crow » (d’après le surnom donné à une caricature des Noirs américains) ? C’est l’une des thèses que défend le sociologue Loïc Wacquant dans son dernier ouvrage Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique (Raisons d’agir, 2024). Il estime que les chercheurs en sciences sociales ont relégué le système Jim Crow au rang d’une expression de « racisme systémique » parmi d’autres. Au risque de passer à côté de sa spécificité : son caractère « terroriste » et la prévalence de la règle de la « goutte de sang », qui déterminait la pureté raciale par l’absence d’une quelconque ascendance noire.
Avec le meurtre de George Floyd par la police américaine en mai 2020 et l’essor consécutif du mouvement Black Lives Matter, les études postcoloniales ont connu un regain d’intérêt de part et d’autre de l’Atlantique. Parmi les chercheurs en sciences sociales et les militants antiracistes, un consensus théorique semble s’être formé autour du concept de « racisme systémique » ou de « racisme structurel », utilisé pour désigner la « production sociale d’une inégalité fondée sur la race dans les décisions dont les gens font l’objet et les traitements qui leur sont dispensés ».
Dans son ouvrage, Loïc Wacquant déplore le recours, presque spontané, à ces « notions floues et grumeleuses »1 pour qualifier indistinctement tous les phénomènes de domination raciale. Plus précisément, le « racisme structurel » est un concept très général qui peut s’étendre à toutes les sociétés pourvu qu’elles soient traversées par des clivages, des hiérarchies et des dynamiques d’oppression ethno-raciales.
Présente en acte ou en puissance dans toutes les relations du quotidien, la violence fait constamment peser sur les Afro-Américains « le spectre de la mort blanche »
Qu’il soit « euphémisé ou agressif, paternaliste ou punitif, direct ou indirect »2, tout régime de domination raciale procède d’un racisme structurel. Parce qu’elle est générique, cette notion ne dit rien des spécificités de chaque système de domination. Elle est par conséquent inopérante sur le plan théorique et inefficace sur le plan pratique. À travers une enquête qui mêle sociologie et histoire, Loïc Wacquant révèle les particularités du régime de ségrégation et de domination raciales qui s’installe dans les Etats de la « Cotton Belt » après la guerre de Sécession (1861-1865).
La période « Jim Crow » a fait l’objet d’une littérature scientifique foisonnante, particulièrement dans la recherche anglosaxonne, tant dans ses structures générales que dans ses mises en œuvre locales. La bibliographie proposée par Loïc Wacquant regorge de travaux historiques, de monographies et d’études sectorielles portant sur les modalités de la violence raciste, sur les formes d’exploitation économique, sur la ségrégation ou sur les rapports entre Noirs et Blancs. L’intérêt de l’ouvrage réside donc moins dans l’apport de nouvelles données empiriques que dans la construction d’un cadre théorique robuste au sein duquel elles prennent sens.
En s’inscrivant dans le sillage de Max Weber et de Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant élabore un idéal-type de la société du Sud des Etats-Unis entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1960. Il aspire ainsi à faire saillir les structures qui portent le régime de domination raciale et les mécanismes qui le reproduisent dans le temps.
Pour ce faire, le sociologue adopte une démarche analytique qui se déploie en trois temps. D’abord, il distingue les différents éléments qui composent le système Jim Crow pour les étudier séparément. Le premier chapitre est ainsi consacré aux modes de classification et de stratification de l’espace social, c’est-à-dire aux critères de définition des groupes et à leur positionnement hiérarchique respectif. Jim Crow opérait une classification raciale des individus en deux catégories mutuellement exclusives – Blancs et Noirs – par une « application stricte du principe d’hypo-descendance »3. En d’autres termes, les enfants métisses étaient automatiquement assimilés à la catégorie inférieure, socialement déconsidérée. La règle de la « goutte de sang » établit de manière immuable l’appartenance des individus à l’un ou l’autre des deux groupes et détermine complètement leur destinée dans l’ordre racial.
Le deuxième chapitre s’attarde sur l’infrastructure économique du système Jim Crow. En milieu rural, le métayage poursuit, sous une forme rémunérée, l’exploitation esclavagiste de la main d’œuvre noire et perpétue sa dépendance absolue aux propriétaires. Loïc Wacquant revient également sur l’endettement chronique des travailleurs agricoles, qui banalise la pratique du péonage, c’est-à-dire l’affectation, par l’employeur, des salaires au paiement du principal et des intérêts. Sur ces fondements économiques se déploie un ensemble d’institutions et de mécanismes sociaux qui entérinent la subordination des Afro-Américains ainsi que la suprématie blanche.
Dans son troisième chapitre, l’auteur revient en détails sur ses trois piliers ; d’une part un principe de « moindre éligibilité raciale » – qui fait du Blanc le plus bas dans l’échelle sociale le supérieur naturel du Noir le plus élevé –, d’autre part un dédoublement organisationnel qui s’installe dans tous les aspects de la vie publique, et enfin le devoir, pour la caste inférieure, de manifester déférence et docilité dans les interactions quotidiennes avec les Blancs.
Le chapitre suivant est consacré à la superstructure politique et judiciaire qui « verrouille » le système et empêche sa mise en cause par la caste subalterne. Bannis des urnes, victimes du pouvoir discrétionnaire et partial des juges blancs, astreints au travail forcé lorsqu’ils sont incarcérés, les Afro-Américains se trouvent dans l’incapacité de contester l’ordre racial. Par l’action complémentaire du contrôle social, informel et décentralisé, et des mécanismes institutionnels légaux, leur agentivité est neutralisée et la domination raciale peut se perpétuer.
Ces diverses composantes structurelles du régime Jim Crow sont ensuite replacées dans un ensemble cohérent dont la violence constitue la clé de voûte. Comme il le montre dans les chapitre 5 et 6, la violence – qu’elle soit légale, extralégale, verbale, physique ou symbolique – cimente toute l’architecture de Jim Crow. C’est elle qui fait tenir le système en maintenant la caste des Afro-Américains dans l’infériorité et la dépendance. Présente en acte ou en puissance dans toutes les relations du quotidien, la violence fait constamment peser sur les Afro-Américains « le spectre de la mort blanche »4, nourrissant un climat de terreur que John Dollard décrit brillamment dans Caste and Class in a Southern Town. « Ce qui compte », affirme-t-il, « c’est la peur de la violence extralégale, le fait de ne pas savoir quand et comment le danger peut apparaître, le fait de ne pas pouvoir s’organiser par rapport à lui, l’incertitude et la brume d’anxiété soulevée dans de telles conditions. »5
Sur cette base, Loïc Wacquant est en mesure de caractériser très précisément le système Jim Crow sans s’embarrasser des notions fourre-tout qu’il a écartées en introduction. Pour lui, la domination raciale y prend la forme d’un « régime de terrorisme de caste »6 dont il précise la définition dans son dernier chapitre. Le terme de caste renvoie, dans son raisonnement, à une « ethnicité naturalisée spécialement rigide et hiérarchique »7. Elle implique l’imputation à la naissance de l’appartenance raciale selon l’ascendance de l’individu, l’endogamie stricte et l’élaboration d’un système de croyances qui consacre la pureté du groupe supérieur et jette le déshonneur sur le groupe inférieur.
La qualification de terrorisme se justifie quant à elle par l’omniprésence de la violence, dont la menace pèse constamment sur les Afro-Américains, et par la fonction socio-politique de cette dernière. Souvent ritualisée, comme dans le cas des lynchages publics, la violence est porteuse d’un message destiné non seulement aux Noirs – dissuader toute tentative de rébellion – mais également aux Blancs. Les lynchages, les passages à tabac, les chasses à l’homme et tous les autres déchaînements de violence, dont la cruauté dépasse l’imagination, ont pour effet de renforcer la solidarité de la caste dominante et de réaffirmer l’hostilité envers la caste inférieure. Le terrorisme est donc un « rite d’institution », au sens de Bourdieu, qui tend à légitimer, à naturaliser une frontière sociale arbitraire.
Loïc Wacquant inscrit son analyse dans une perspective que l’on pourrait percevoir comme structuraliste, mais il souligne la spécificité historique de son objet d’étude : « c’est la thèse fondamentale de cet ouvrage, affirmer l’historicité de la domination raciale et de ses effets par le démontage analytique »8. Son travail est un dialogue permanent entre la méthode sociologique et les acquis historiographiques. À travers cet ouvrage, le système Jim Crow se révèle être un ensemble de structures dynamique, qui connaît une phase ascendante à la fin du XIXe siècle, un apogée dans l’entre-deux-guerres et une phase de déclin précipitée par la Seconde Guerre mondiale.
les États-Unis ont institué une « démocratie pour le peuple des seigneurs » (Losurdo) qui légitime l’oppression et les privations à l’égard de ceux qui en sont exclus.
Replacé dans le temps long, Jim Crow peut être finement étudié dans ses variations spatio-temporelles et mieux compris dans sa spécificité par rapport aux régimes de domination raciale antérieurs (l’esclavage, par exemple) et postérieurs (les ghettos des grandes villes du nord des Etats-Unis ou la relégation contemporaine des prolétaires afro-américains). Flirtant parfois avec une analyse marxiste (tout en rejetant un quelconque déterminisme spécifique par les structures économiques), Loïc Wacquant explique les transformations diachroniques du système Jim Crow par le développement des forces productives. Ainsi, « la mécanisation de l’agriculture et l’exode rural ont sapé ses fondements économiques, l’urbanisation et l’évolution des conceptions de la personne ont rendu l’extraction de la déférence problématique » – quand « l’élévation du niveau d’éducation » couplée à « la diffusion des idéaux démocratiques » ont concouru à l’essor du Mouvement des droits civiques dans les années 19609.
Par ailleurs, dans l’épilogue, l’auteur revient sur l’hypothèse d’une alliance de classes entre le prolétariat blanc et les Afro-Américains pour l’invalider immédiatement. Le « contrat racial » propre au Sud des Etats-Unis rendait un tel rapprochement totalement invraisemblable. Pour la masse des travailleurs blancs du Sud, la subordination des Noirs servait, en quelque sorte, de compensation symbolique à leur propre exploitation par la bourgeoisie. Elle a fait accepter aux travailleurs blancs le rapport de production capitaliste, de sorte que s’opposer à Jim Crow revenaient pour eux à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. En ce sens, « la subordination rigoureuse des descendants d’esclaves [était] le pilier de la structure de classes »10.
Sur le plan de la méthode, la sociologie se conjugue à l’histoire en inscrivant les éléments empiriques récoltés par l’historien dans un cadre d’analyse pertinent. Cette association « permet d’échapper à l’alternative du théoricisme empiriquement vide et l’hyper-positivisme théoriquement aveugle »11. Sociologue, Loïc Wacquant attribue le beau rôle à sa discipline et semble parfois réduire l’histoire à une compilation de données factuelles, vaguement « guidé[e], nolens volens, par un modèle du phénomène recherché, fût-il vague et inchoatif »12.
C’est cependant faire bien peu de cas de l’effort conceptuel porté par la communauté historienne. Si la conceptualisation de Jim Crow par les historiens américains n’était sans doute pas suffisamment aboutie, le sociologue n’est pas le seul, loin s’en faut, à chercher l’explication et l’interprétation des phénomènes par un travail théorique. Les exemples ne manquent pas. Que l’on pense simplement à l’école des Annales en France ou aux historiens marxistes anglosaxons comme Edward P. Thomson ou Eric Hobsbawm. Plus que de simples chroniqueurs des temps révolus, ces chercheurs ont su donner du sens aux évènements en les replaçant dans leur compréhension théorique de l’histoire. Malgré tout, la réunion des disciplines est réussie dans cet ouvrage et donne accès à une connaissance actualisée de la domination raciale sous Jim Crow.
Portés aux nues par les défenseurs du libéralisme, les États-Unis font aujourd’hui figure de parangon de démocratie. Depuis ses origines, l’individu y serait protégé par la Constitution et respecté dans sa liberté naturelle et inaliénable. L’étude de cas menée par Loïc Wacquant amène à reconsidérer cette image d’Épinal sur la démocratie américaine au XXe siècle. En suivant la réflexion du philosophe italien Domenico Losurdo, il est possible de questionner le caractère libéral d’un État qui nie l’universalité du genre humain, en instaurant un clivage racial insurmontable, et qui refuse le droit à la liberté et à la dignité pour toute une partie de sa population13.
En réservant la pleine jouissance des droits civiques et des libertés fondamentales à la communauté blanche, et parmi elle en particulier à la classe possédante, les États-Unis ont institué une « démocratie pour le peuple des seigneurs » (Losurdo) qui légitime l’oppression et les privations à l’égard de ceux qui en sont exclus. Revenir sur le terrorisme de caste qui a maintenu les Afro-Américains dans l’infra-humanité pendant plus de 80 ans rend intelligible l’incompatibilité apparente entre le régime politique étasunien – républicain et démocratique – et le traitement barbare réservé aux Noirs. Comment concevoir qu’un peuple si attaché à l’autodétermination et au respect de la personne privée n’ait pas senti la contradiction flagrante entre la domination raciale et ses idéaux ?
C’est qu’en Amérique, la démocratie n’existait effectivement qu’au sein des frontières raciales du monde civilisé ; frontières tracées par les Blancs pour en bannir définitivement l’ensemble des personnes de couleur (colored people). Les contemporains de cette période rappellent constamment l’infériorité des Noirs tout en insistant sur leur perversité, leurs pulsions de violence, leur prétendue bestialité et, bien évidemment, sur le danger qu’ils représentent pour les « honnêtes gens ». Dès lors, il n’existe plus aucune raison de leur octroyer l’égalité politique et sociale avec les citoyens blancs. De toute évidence, dans les Etats-Unis de Jim Crow, la liberté n’était pas la chose du monde la mieux partagée.
Notes :
1 Loïc Wacquant, Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, Paris, Raisons d’agir, 2024, p. 22
2 Ibid., p. 25
3 Ibid., p. 53
4 Ibid., p. 107
5 John Dollard, Caste and Class in a Southern Town, 1937; cité par Loïc Wacquant, p. 138.
6 Loïc Wacquant, op. cit., p. 125
7 Ibid., p. 126
8 Ibid., p. 154, souligné dans le texte
9 Ibid., p. 142
10 Ibid., p. 152
11 Ibid., p. 144
12 Ibid., p. 144
13 Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La découverte, 2014