L’échec des protestations de masse à l’ère de l’atomisation

Politique de masse

L’époque est marquée par une résurgence des protestations, et une radicalisation de leur mode opératoire. Paradoxalement, elles ont une prise de moins en moins forte sur la réalité politique. Que l’on pense à l’invasion du Capitole aux États-Unis à l’issue de la défaite de Donald Trump, ou aux manifestations de masse qui secouent aujourd’hui l’Europe sur la question palestinienne, un gouffre se creuse entre les moyens déployés et l’impact sur le cours des choses. Pour le comprendre, il faut appréhender les décennies d’atomisation qui ont conduit à la situation actuelle, où la politique de masse semble condamnée à l’impuissance. Par Anton Jäger, traduction Alexandra Knez.

Cet article a été originellement publié sur Sidecar, le blog de la New Left Review, sous le titre « Political Instincts ? ».

Deux hommes en tenue paramilitaire de piètre qualité se tiennent l’un à côté de l’autre, leurs casquettes MAGA dépassant la marée tourbillonnante de drapeaux et de mégaphones. « On peut prendre ce truc », s’exclame le premier. « Et après, on fera quoi ? », demande son compagnon. « On mettra des têtes sur des piques ». Trois ans plus tard, ces scènes rocambolesques de l’émeute du Capitole du 6 janvier, désormais bien ancrées dans l’inconscient politique, apparaissent comme un miroir grossissant de l’époque. Elles illustrent surtout une culture dans laquelle l’action politique a été découplée de ses résultats concrets.

Ce soulèvement a incité des milliers d’Américains à envahir le siège de l’hégémonie mondiale. Pourtant, cette action n’a pas eu de conséquences institutionnelles tangibles. Le palais d’hiver américain a été pris d’assaut, mais cela n’a pas débouché sur un coup d’État révolutionnaire ni sur un affrontement entre deux pouvoirs. Au lieu de cela, la plupart des insurgés – des fantassins de la lumpenbourgeoisie américaine, des vendeurs de cosmétiques new-yorkais aux agents immobiliers floridiens – ont rapidement été arrêtés sur le chemin du retour, incriminés par leurs livestreams et leurs publications sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de cette fronde trumpienne, alors que l’ex-président se prépare à sa prochaine croisade. Un putsch similaire au Brésil n’a pas non plus abouti.

Une désarticulation similaire affecte toutes les formes de campagnes politiques, des manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, qui ont vu près de vingt millions d’Américains s’insurger contre les violences policières et les inégalités liées à la couleur de peau, aux Gilets jaunes français et à l’actuel mouvement de soutien à Gaza. Si l’on compare avec la longue période de démobilisation et d’apathie relatives des années 1990 et 2000, au cours de laquelle les citoyens protestaient, pétitionnaient et votaient moins, les événements qui ont suivi le krach financier de 2008 ont marqué un tournant décisif dans la culture politique occidentale.

Au début de l’été 2020, The Economist informait même ses lecteurs que « les contestations politiques sont devenues plus répandues et plus fréquentes » et que « la tendance à la hausse de l’agitation mondiale est susceptible de se poursuivre ». Pourtant, ces éruptions n’ont eu que peu d’effet sur le cours des choses ; le mouvement Black Lives Matter n’a pas réussi à démanteler l’institution policière ou à réduire sa brutalité ; et les marches régulières qui s’opposent au parrainage occidental de la campagne de punition collective d’Israël n’ont pas freiné les effusions de sang à Gaza. Comme l’a récemment demandé James Butler dans la London Review of Books : « la contestation, à quoi ça sert ? ».

Il s’agit en partie d’un effet de la répression étatique. Cependant, nous pouvons mieux lire la situation actuelle en examinant une courbe différente, à la baisse plutôt qu’à la hausse. Tout au long de la récente « décennie de contestation », le déclin séculaire des organisations de masse, qui a commencé dans les années 1970 et a été analysé pour la première fois par Peter Mair dans les pages de ce journal, n’a fait que s’accélérer. Les syndicats, les partis politiques et les églises ont continué à perdre leurs adhérents, ce qui a été exacerbé par l’essor d’un nouveau système de médias numériques et le durcissement du droit du travail, et aggravé par l’ « épidémie de solitude » qui s’est propagée à partir de la « décennie de 2020 » actuelle. Il en résulte une reprise curieuse en forme de K : tandis que l’érosion de la vie civique organisée se poursuit rapidement, la sphère publique occidentale est de plus en plus sujette à des cas spasmodiques d’agitation et de controverse. Le monde post-politique a pris fin, mais ce qui l’a remplacé est difficilement reconnaissable par rapport aux modèles politiques de masse du vingtième siècle.

La philosophie politique contemporaine semble mal armée pour expliquer cette situation. Comme le souligne Chantal Mouffe, nous vivons encore à l’ère de la philosophie « apolitique », où les universitaires en sont réduits à se demander pourquoi certaines personnes décident de devenir activistes ou de rejoindre des organisations politiques, compte tenu des coûts prohibitifs de l’engagement idéologique. Soit un postulat de départ symétriquement opposé à l’intuition aristotélicienne, selon laquelle les humains ont un instinct inné de socialisation – caractéristique partagée avec d’autres animaux vivant en communauté, telles les abeilles ou les fourmis, qui présentent également des traits coopératifs marqués. En tant que créatures exceptionnellement grégaires, soutenait-il, les hommes ont également un besoin spontané de s’unir au sein d’une polis, un terme qui n’est que médiocrement traduit par le composé germanique « cité-État » – la forme la plus élevée de communauté. Quiconque survivait en dehors d’une telle communauté étant « soit une bête, soit un dieu ».

L’hypothèse aristotélicienne classique selon laquelle l’homme est un zoön politikon (être politique) a été remise en question par la philosophie politique moderne, à commencer par Hobbes, Rousseau et Hume (ces deux derniers étant des hobbesiens un rien hétérodoxes). Elle fut violemment contestée dans le Léviathan, où l’homme apparaît comme un animal instinctivement antisocial qu’il faut contraindre à s’associer et à s’engager. Pourtant, même l’anthropologie pessimiste de Hobbes espérait rétablir l’association politique à un niveau plus élevé. Pour lui, les instincts antisociaux de l’homme ouvraient la voie à des structures collectives encore plus solides. Il s’agissait d’un appel implicite à la noblesse républicaine européenne : elle ne devait plus s’impliquer dans des guerres civiles meurtrières et, par intérêt, se soumettre à un souverain pacifique. De même, pour Rousseau, l’amour propre antisocial offrait la perspective d’une association politique supérieure – cette fois dans la république démocratique, où la liberté perdue de l’état de nature pouvait être retrouvée. Pour Kant également, « l’insociable sociabilité » de l’homme fonctionnait comme un moteur dialectique, annonciateur d’une paix perpétuelle. Dans chaque cas, le postulat apolitique impliquait une conclusion potentiellement politique : un manque de sociabilité fort servait à tempérer les passions politiques, garantissant la stabilité de l’État et de la société.

Le XIXè siècle a été marqué par un besoin plus pressant de garantir une passivité politique généralisée. Comme l’a fait remarquer Moses Finley, être citoyen dans l’Athènes d’Aristote c’était de facto être actif, avec peu de distinction entre les droits civiques et politiques, et des frontières rigides entre les esclaves et les non-esclaves. Dans les années 1830 et 1840, le mouvement pour le suffrage universel a rendu ces démarcations impossibles. Les prolétaires ambitionnaient de se transformer en citoyens actifs, menaçant ainsi l’ordre établi du règne de la propriété privée construit après 1789. Pour enrayer cette perspective, il fallait construire une nouvelle cité censitaire, dans laquelle les masses seraient exclues de la prise de décision, tandis que les élites pourraient continuer à mettre en œuvre la soi-disant volonté démocratique. Le régime plébiscitaire de Louis Bonaparte III, qualifié de « politique du sac de pommes de terre » dans Le 18 Brumaire de Marx, en est une manifestation. Cette « antirévolution créative », comme l’a appelée Hans Rosenberg, était une tentative de cadrer le suffrage universel en le plaçant dans des contraintes autoritaires qui permettraient la modernisation capitaliste.

Walter Bagehot – sommité du magazine The Economist, théoricien de la Banque centrale et chantre de la Constitution anglaise – a défendu le coup d’État de Bonaparte en 1851 comme le seul moyen de concilier démocratisation et accumulation du capital. « Nous n’avons pas d’esclaves à contenir par des terreurs spéciales et une législation indépendante », écrivait-il. « Mais nous avons des classes entières incapables de comprendre l’idée d’une constitution, incapables de ressentir le moindre attachement à des lois impersonnelles. Le bonapartisme était une solution naturelle. La question a été posée au peuple français : « Voulez-vous être gouvernés par Louis Napoléon ? Serez-vous gouvernés par Louis Napoléon ou par une assemblée ? » Le peuple français répondit : « Nous serons gouvernés par le seul homme que nous pouvons imaginer, et non par le grand nombre de personnes que nous ne pouvons pas imaginer ».

Bagehot affirmait que les socialistes et les libéraux qui se plaignaient de l’autoritarisme de Bonaparte étaient eux-mêmes coupables de trahir la démocratie. Commentant le résultat d’un plébiscite de 1870 qui a ratifié certaines des réformes de Bonaparte, il a affirmé que ces critiques « devraient apprendre […] que s’ils sont de vrais démocrates, ils ne devraient plus tenter de perturber l’ordre existant, au moins pendant la vie de l’empereur ». Pour eux, écrivait-il, « la démocratie semble consister le plus souvent à utiliser librement le nom du peuple contre la grande majorité du peuple ». Telle était la réponse capitaliste appropriée à la politique de masse : l’atomisation forcée du peuple – réprimant le syndicalisme pour garantir les intérêts du capital, avec le soutien passif d’une société démobilisée.

Richard Tuck a décrit les nouvelles variantes de cette tradition au XXè siècle, dont témoignent les travaux de Vilfredo Pareto, Kenneth Arrow et Mancur Olson, entre autres. Pour ces personnalités, l’action collective et la mise en commun des intérêts étaient exigeantes et peu attrayantes ; le vote aux élections était généralement exercé avec réticence plutôt qu’avec conviction ; les syndicats profitaient autant aux membres qu’aux non-membres ; et les termes du contrat social devaient souvent être imposés par la force.

Dans les années 1950, Arrow a recyclé une idée proposée à l’origine par le marquis de Condorcet, affirmant qu’il était théoriquement impossible pour trois électeurs d’assurer une harmonie parfaite entre leurs préférences (si l’électeur un préférait A à B et C, l’électeur deux B à C et A, et l’électeur trois C à A et B, la formation d’une préférence majoritaire était impossible sans une intervention dictatoriale). Le « théorème d’impossibilité » d’Arrow a été considéré comme une preuve que l’action collective elle-même était pleine de contradictions ; Olson l’a radicalisé pour promouvoir sa thèse selon laquelle le parasitisme était la règle plutôt que l’exception dans les grandes organisations. Ainsi la conclusion selon laquelle l’homme n’est pas naturellement enclin à la politique a fini par dominer ce domaine de la littérature sceptique de l’après-guerre.

Vers la fin du vingtième siècle, avec la baisse drastique de la participation électorale, la forte baisse du nombre de jours de grève et le processus plus large de retrait de la vie politique organisée, l’apolitisme humain a semblé passer d’un discours académique à une réalité empirique. Alors que Kant parlait d’une « insociable sociabilité », on pourrait désormais parler d’une « insociabilité sociable » : une insociabilité qui renforce l’atomisation au lieu de la sublimer.

Toutefois, comme l’a montré la décennie de contestations, la formule de Bagehot ne tient plus. Le soutien passif à l’ordre en place ne peut être assuré ; les citoyens sont prêts à se révolter en grand nombre. Pourtant, les mouvements sociaux naissants restent paralysés par l’offensive néolibérale contre la société civile. Comment conceptualiser au mieux cette nouvelle conjoncture ? Le concept d’ « hyperpolitique » – une forme de politisation sans conséquences politiques claires – peut s’avérer utile. La post-politique s’est achevée dans les années 2010. La sphère publique a été repolitisée et réenchantée, mais dans des termes plus individualistes et court-termistes, évoquant la fluidité et l’éphémérité du monde en ligne. Il s’agit d’une forme d’action politique toujours « modique » – peu coûteuse, accessible, de faible durée et, trop souvent, de faible valeur. Elle se distingue à la fois de la post-politique des années 1990, dans laquelle le public et le privé ont été radicalement séparés, et des politiques de masse traditionnelles du vingtième siècle. Ce qui nous reste, c’est un sourire sans chat (ndlr. Le chat de Cheshire d’Alice aux pays des merveilles): une action politique sans influence sur les politiques gouvernementales ni liens institutionnels.

Si le présent hyperpolitique semble refléter le monde en ligne – avec son curieux mélange d’activisme et d’atomisation – il peut également être comparé à une autre entité amorphe : le marché. Comme l’a noté Hayek, la psychologie de la planification et la politique de masse sont étroitement liées : les politiciens guettent leurs opportunités sur des décennies ; Les planificateurs soviétiques évaluaient les besoins humains au travers de plans quinquennaux ; Mao, très conscient de la longue durée, a hiberné en exil rural pendant plus de vingt ans ; les nazis mesuraient leur temps en millénaires. L’horizon du marché, lui, est beaucoup plus proche : les oscillations du cycle économique offrent des récompenses instantanées. Aujourd’hui, les hommes politiques se demandent s’ils peuvent lancer leur campagne en quelques semaines, les citoyens manifestent pour une journée, les influenceurs pétitionnent ou protestent avec un tweet monosyllabique.

Il en résulte une prépondérance des « guerres de mouvement » sur les « guerres de position », les principales formes d’engagement politique étant aussi éphémères que les transactions commerciales. Il s’agit plus d’une question de nécessité que de choix : l’environnement législatif pour la mise en place d’institutions durables reste hostile, et les militants doivent faire face à un paysage social vicié et à une Kulturindustrie d’une ampleur sans précédent. Sous ces contraintes structurelles se cachent des questions de stratégie. Si l’internet a radicalement réduit les coûts de l’expression politique, il a également pulvérisé le terrain de la politique radicale, brouillant les frontières entre le parti et la société et engendrant un chaos d’acteurs en ligne. Comme le remarquait Eric Hobsbawm, la négociation collective « par l’émeute » reste préférable à l’apathie post-politique.

La jacquerie des agriculteurs européens au cours des derniers mois indique clairement le potentiel (conservateur) de ces guerres de mouvement. Cependant, en l’absence de modèles d’adhésion formalisés, il est peu probable que la politique de protestation contemporaine nous ramène aux années « superpolitiques » de la décennie 1930. Au contraire, elle pourrait donner lieu à des reproductions postmodernes de soulèvements paysans de l’ancien régime : une oscillation entre la passivité et l’activité, mais qui réduit rarement le différentiel de pouvoir global au sein de la société. D’où la reprise en forme de K des années 2020 : une trajectoire qui n’aurait agréé ni à Bagehot, ni à Marx.