Légalisation de l’avortement : un cap historique pour l’Argentine

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Marche en faveur de l’IVG légal et gratuit, 2018 © Wikimedia Commons

Un jour historique pour l’Argentine. Hier dans la matinée, le Sénat a adopté le projet de loi autorisant l’avortement dans le pays, après douze heures de débat parlementaire dignes d’une finale sportive passionnée. La nouvelle loi autorise l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans tous les cas jusqu’à la quatorzième semaine de gestation. Elle permettra d’éviter un demi million d’avortements clandestins chaque année, ainsi que des milliers d’hospitalisations et de décès causés par ces opérations. Jusqu’à présent, seules les femmes qui avaient été violées ou dont la vie était en danger pouvaient exercer ce droit. Première pierre à l’édifice néanmoins, car de la légalisation à la garantie d’accès pour toutes les femmes demeure un écart que le pays devra encore combler.

La loi avait été approuvée par la Chambre des députés le 11 décembre, après l’avoir été une première fois en 2018. Il y a deux ans, le débat s’était soldé par un vote défavorable du Sénat, grâce aux voix des provinces religieuses et conservatrices du nord de l’Argentine. Cette année, les dernières prédictions avant le début des débats donnaient à voir un match serré dans l’hémicycle : environ 32 soutiens s’étaient manifestés, pour 32 sénateurs dans l’opposition.

Une victoire fruit de négociations

Les négociations se sont jouées horizontalement, fait inédit pour ce pays très polarisé. L’opposition entre les défenseurs de la loi et ses opposants ne recoupe pas les clivages traditionnels : ce débat a énormément divisé le mouvement péroniste, dont l’ex-présidente Cristina Kirchner est issue. Elle-même s’était longtemps opposée à tout assouplissement de la loi à ce sujet, mais en 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif. Le camp « péroniste » se positionne aujourd’hui majoritairement en faveur du droit à l’IVG, même si les clivages internes persistent.

En amont du débat, défenseurs et opposants de tous bords politiques ont travaillé en équipe, multipliant les échanges et groupes de discussion. Pour cause, six sénateurs indécis qui pouvaient faire pencher la balance. L’exécutif mené par Alberto Fernández, qui s’était jusqu’à alors montré inflexible face aux demandes de modifications, a dû faire des concessions dans la nuit pour garantir l’obtention d’une majorité sur ce projet de loi. L’article 4 évoquait notamment la possibilité d’une interruption de grossesse après la quatorzième semaine en cas de viol ou « si la vie ou la santé intégrale de la femme enceinte est en danger ». À la demande d’Alberto Wertilneck, l’un des sénateurs indécis dont le vote était décisif, le mot « intégrale » a été retiré du texte.

En parallèle, un projet de loi dit des « 1 000 jours » a également été adopté pour soutenir les mères de famille. Il répond à une objection courante des opposants, selon lesquels l’avortement ne pouvait être la seule option donnée aux femmes des quartiers pauvres. Cette loi étend les allocations pour les femmes enceintes et prévoit que l’État fournisse gratuitement des produits de première nécessité pendant la grossesse et la petite enfance.

Après négociations, tous les indécis ont opté pour le « oui ». Deux sénateurs se sont abstenus et deux autres étaient absents pour raisons majeures – l’un dans le coma, l’autre accusé d’agressions sexuelles. Contre toute attente, l’écart s’est donc élargi : le projet de loi a été approuvé à 38 voix pour, 29 voix contre et 2 abstentions.

Objection de conscience et accès effectif à l’IVG

Dans les rues de Buenos Aires, l’ambiance est à la fête pour la marée de « foulards verts », symboles de la lutte pour le droit à l’avortement. Les mouvements féministes qui réclament sa légalisation existent depuis le retour de la démocratie en 1983 et ont proposé des projets similaires huit fois depuis 2007. Son adoption marque un progrès indéniable pour les droits des femmes dans le pays et place l’Argentine aux côtés des quelques pays d’Amérique latine où l’avortement est légal : l’Uruguay, Cuba, la Guyane, Porto Rico ainsi que deux villes du Mexique.

Pourtant, la légalisation de l’IVG sur le papier ne fait pas tout. En Argentine, l’IVG était déjà autorisée depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Cependant, même dans ces cas, l’accès légal à cette procédure restait difficile. Beaucoup de médecins du secteur public recouraient à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus étaient peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance étaient souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y avaient pas accès. Ces dernières constituaient ainsi l’extrême majorité des 38 000 hospitalisations annuelles.

Pour tenter de convaincre les sénateurs récalcitrants, le projet de loi adopté ce mercredi autorise lui aussi l’objection de conscience, pour les professionnels de santé comme pour les établissements médicaux privés. Seule exception, ceux-ci ne peuvent pas refuser de pratiquer une IVG si la vie ou la santé de la femme enceinte est en danger et nécessite une attention immédiate et urgente.

La question de l’accès réel à la procédure se pose. En théorie, les professionnels et institutions de santé doivent renvoyer la patiente vers d’autres structures en mesure de lui fournir une IVG dans un délai maximum de cinq jours après sa demande. Le respect de ce délai peut cependant s’avérer difficile dans les régions où la plupart des médecins seraient susceptibles de refuser la pratique.

Le voisin uruguayen : pour l’exemple ?

En Uruguay, où l’IVG est autorisée depuis huit ans, de nombreux professionnels de santé se sont déclarés objecteurs de conscience. Une étude réalisée par l’organisation Mujer y Salud a montré qu’en 2017, ils représentaient 52,9% du personnel médical dans les hôpitaux publics de Montevideo et atteignaient 100% dans certaines zones rurales. À l’échelle du pays, près de 30 % des gynécologues refusent ainsi de pratiquer des avortements.

La conséquence est que les femmes qui cherchent à avorter doivent se faire soigner dans un autre hôpital, un autre quartier voire une autre ville que la leur. Ce qui devrait être une procédure médicale simple devient une course contre la montre pour pouvoir accéder à l’IVG dans les délais fixés par la loi. Et ce d’autant plus pour les femmes les plus précaires qui ne peuvent payer de tels déplacements. Un ralentissement qui conduit nombreuses d’entre elles à se tourner à nouveau vers des avortements clandestins et dangereux.

Néanmoins, malgré ces difficultés, l’impact de la légalisation de l’IVG en Uruguay a été très positif. Le nombre d’avortements s’est stabilisé puis a commencé à diminuer, et il n’y a eu qu’un seul décès lors d’un avortement légal depuis que la loi a été adoptée. En Argentine, les obstacles rencontrés par le pays voisin devraient éveiller la vigilance et permettre une mise en pratique efficace, que l’on peut espérer, plus rapide.

Les barrières culturelles à l’IVG : un dernier obstacle

Enfin, des campagnes d’information et d’éducation sexuelle seront nécessaires pour que le droit à l’avortement soit accepté socialement. Lors des débats de mardi soir, Maurice Closs, sénateur du Frente de Todos opposé au projet, a déploré le fait que le débat public a été dominé par la vision de la capitale. Pour lui, « dans la province de Misiones », au nord du pays, « le rejet de la loi est largement majoritaire ». C’est probable : beaucoup de provinces rurales sont très religieuses – catholiques ou évangélistes – mais elles sont peu audibles et peu peuplées. Misiones compte 1,1 millions d’habitants, tandis que Buenos Aires en compte 19,5 millions. C’est dans ces régions que l’accès à l’IVG sera le plus compliqué.

Dès lors que l’avortement restera stigmatisé et que les différences socio-économiques influenceront l’accès à la santé, il sera difficile pour toutes les femmes d’accéder à leurs droits. La « marée verte » qui a pris les rues d’assaut peut se féliciter d’une victoire qui ne saurait être uniquement celle de l’exécutif en place. Cela n’empêche que les changements culturels sont lents et ne sont pas décrétés par la loi : ils se construisent, et c’est là que les mouvements féministes argentins ont encore leur rôle à jouer.