Il y a 25 ans, Nelson Mandela portait un toast à la nation sud-africaine. Célébrant les 63% obtenus par son parti l’African National Congress (ANC) aux premières élections démocratiques et multiraciales du pays, Madiba promettait « une vie meilleure pour tous ». Un quart de siècle plus tard et à la veille des élections générales du 8 mai, les promesses de l’ANC sont pourtant loin d’avoir été tenues et une désillusion morose a succédé à l’euphorie populaire d’avril 1994 au sein de la nation sud-africaine.
55,5%, c’est le nombre de Sud-Africains qui vivent sous le seuil de pauvreté1 en 2015 selon un rapport de l’Agence nationale des statistiques sud-africaine. Le chiffre interroge la nature de la transition démocratique sud-africaine tant peu de choses semblent avoir changé depuis l’apartheid sur le plan économique pour la majorité de la population. 1% de la population blanche vit ainsi sous ce seuil de pauvreté, contre 64,2% de la population noire et 41,3% de la population coloured, groupe de population qui regroupe les descendants des premiers peuples colonisés en Afrique du Sud. De tels écarts de richesse laissent songeur : l’apartheid politique s’est transformé en un apartheid économique qui ne dit pas son nom et que l’ANC n’a pas réussi à abattre.
Plusieurs dossiers jalonnent ainsi les élections à venir le 8 mai, sonnant comme autant de rappels des échecs de l’ANC à mettre en œuvre une transformation sociale de grande ampleur. Le chômage de masse d’abord, qui touche environ 27% de la population depuis les années 19902, la faute à un taux de croissance qui n’a cessé de ralentir ces dernières années et à une politique industrielle désorganisée, les entreprises qui touchent des subsides honorent rarement leurs promesses d’embauches et d’investissement local. Les inégalités ensuite, qui n’ont cessé de croître, et qui font de l’Afrique du Sud le pays le plus inégalitaire au monde, avec un coefficient de Gini qui atteint des sommets. Loin de pallier ces inégalités, la piètre qualité des services publics sud-africains est à l’origine de rebellions sporadiques dans les townships, les service delivery protests, qui incarnent à eux seuls la faillite de l’ANC à construire un État social après la transition démocratique.
Une transition sous forme de capitulation ?
Si on en croît Naomi Klein3, c’est en effet à celle-ci qu’il faut remonter pour comprendre l’échec sud-africain à transformer son économie d’apartheid en une économie égalitaire. En se concentrant sur l’obtention de droits politiques, les pères fondateurs de la démocratie auraient cédé à un ensemble d’exigences de la minorité blanche sur le plan économique. Ainsi s’explique la curieuse continuité de la politique économique du pays avant et après l’apartheid. Dès 1996, le jeune gouvernement de Mandela s’engage en effet sur la voie de l’orthodoxie avec un vaste programme de coupes des dépenses publiques et de privatisations, qui s’inspire directement du programme développé par l’Université afrikaner de Stellenbosch au début des années 1990.
Exit les promesses de nationalisations et de mise en place d’un État social, pourtant au cœur des revendications politiques de l’ANC pendant l’apartheid. La marge de manœuvre du jeune gouvernement est de toute façon trop faible pour implanter ces mesures. Son budget est grevé par la dette financière du régime d’apartheid dont il hérite et qui s’élève à quelques 30 milliards de rands sud-africains. À celle-ci vient s’ajouter la dette morale du gouvernement afrikaner, puisque, ironie de l’histoire, c’est la nouvelle démocratie qui se charge d’indemniser les victimes de l’apartheid reconnues comme telles par la Commission Vérité et Réconciliation.
Les recommandations de la communauté internationale, soucieuse de préserver ses intérêts dans une Afrique du Sud en pleine recomposition, viennent encore influer le tournant libéral du régime. Ainsi, le prêt de 850 millions de dollars accordé par le FMI pour faciliter la transition s’accompagne d’un ensemble de contraintes : libéralisation des capitaux, contraction des salaires, sanctuarisation de la propriété privée… Autant d’obligations qui n’incitent pas à la réduction des inégalités historiques entre Sud-Africains blancs et non-blancs. La libéralisation des flux de capitaux opérée au tournant des années 1990 donne lieu, chaque année depuis ces mêmes années, à une fuite importante des capitaux sud-africains, tandis que les garanties extensives conférées aux droits de propriété n’ont rendu que plus difficile la redistribution des terres aux mains de la minorité blanche et des grandes compagnies, débat aujourd’hui prégnant des élections du 8 mai. De même, l’idée d’établir une taxe sur les entreprises étrangères qui ont bénéficié de la politique d’apartheid est vite abandonnée, Thabo Mbeki, le successeur de Mandela, craignait d’envoyer un message négatif aux investisseurs internationaux.
L’ANC en perte de vitesse ?
Aujourd’hui, en dépit de l’adoption d’une politique néolibérale, l’ANC continue d’afficher un volontarisme de façade. Si certaines mesures gouvernementales qui visent à améliorer les conditions de vie des populations les plus pauvres sont à relever, à l’image de la construction de maisons gouvernementales ou de la mise en place de minima sociaux, celles-ci jouent d’abord un rôle palliatif, dont le but est de réduire l’incidence de la pauvreté absolue sans avoir d’impact « transformatif ». La mise en œuvre d’un salaire minimum unique à 3500 rands (221,9 euros) début janvier constitue cependant une avancée positive dans un pays où quasiment un travailleur sur deux gagne en dessous de 1,27 euro de l’heure.
En plus de ce bilan économique mitigé, l’ANC doit faire avec un déficit d’image de plus en plus important. Depuis quelques années, le parti est en perte de vitesse. L’ère Zuma est passée par là et, avec elle, ses scandales de corruption.
Dans un rapport accablant qui date de 2016 intitulé State of capture, l’ancien président était accusé d’avoir procédé à un discret noyautage de l’État sud-africain au profit de la richissime famille Gupta, en plaçant à des postes de pouvoir des proches censés favoriser les intérêts de celle-ci en échange de somptueux pots-de-vin. La gestion catastrophique des entreprises publiques, souvent sur fond de corruption, est aussi un sujet d’inquiétude pour le parti. Ainsi en est-il d’Eskom, la compagnie d’électricité du pays, qui plonge régulièrement l’Afrique du Sud dans le noir du fait de coupures d’électricité intempestives liées à la mauvaise gestion des stocks de l’entreprise.
Les challengers de l’ANC
Cependant, l’ANC reste encore certain d’arriver en tête du scrutin le 8 mai. Son rôle historique dans la lutte contre l’apartheid lui vaut encore le statut de libérateur dans une grande partie de l’opinion publique, ce qui explique sa position hégémonique sur la scène politique sud-africaine depuis 1994. La question n’est donc pas de savoir si l’ANC arrivera en tête ou pas lors des élections générales du 8 mai, mais bien quel sera son score et son principal challenger.
L’Alliance Démocratique a ainsi longtemps constitué la principale force d’opposition au parti au pouvoir. Mais le parti libéral et centriste souffre encore aujourd’hui de son image de parti des minorités, en dépit de l’arrivée à sa tête de Mmusi Maimane en 2015, premier homme noir à diriger le parti. La réticence du parti à se prononcer sur certains enjeux majeurs de l’élection 2019, tels que la redistribution des terres ou la discrimination positive, ne l’aide pas à se départir de cette image de parti blanc.
Donnés troisième dans les sondages, les Economic freedom fighters, parti de la gauche radicale, détonnent dans le paysage politique sud-africain. Le parti de Julius Malema jouit en effet d’une couverture médiatique importante en raison de ses prises de position parfois houleuses et de la personnalité charismatique de son leader. Ayant fait de la redistribution des terres sans compensation son axe de campagne, il séduit un électorat noir et jeune agacé d’attendre la concrétisation des promesses de l’ANC. Son programme politique fondé sur la nationalisation des mines, des banques et d’autres secteurs économiques stratégiques n’est cependant pas suffisamment rassembleur pour entraver la domination politique de l’ANC.
Reste à savoir quel score obtiendra le parti au pouvoir. D’après l’institut Ipsos, plus la participation sera faible et plus ce dernier aura des chances de l’emporter haut-la-main. Au regard de la frustration accumulée par une partie de la population ces dernières années, il y a fort à parier que l’abstention atteindra des records…
1. Soit moins de 992 rand (60 euros).
2. Chiffre bien plus élevé en réalité, puisqu’il ne comptabilise que les chômeurs faisant état d’une recherche effective d’emploi, au coût souvent prohibitif.
3. Naomi Klein, 2008. La Stratégie du Choc, la montée d’un capitalisme de désastre.
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