Les divisions profondes de la Bolivie post-Evo Morales

Les soutiens de Luis Arce rassemblés par dizaine de milliers pour l’arrivée de la “Marche pour la Patrie” à La Paz © Tristan Waag

En octobre 2020, un an après le coup d’état de novembre 2019 qui avait vu la destitution d’Evo Morales par l’armée bolivienne puis son exil au Mexique et en Argentine, son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS) revenait au pouvoir triomphalement. L’ancien ministre de l’économie Luis Arce Catacora, dauphin d’Evo Morales, l’emportait avec plus de 55% des suffrages exprimés dès le premier tour du scrutin. D’aucuns auraient pu penser que cette victoire écrasante mettrait un coup d’arrêt aux innombrables tensions et violences politiques que connaît la société bolivienne depuis maintenant plusieurs années. Il n’en aura rien été. Depuis un an, et particulièrement ces derniers mois, l’opposition conservatrice et libérale apparaît plus radicalisée que jamais, tandis que le gouvernement de Luis Arce continue à mobiliser sa base électorale contre celle-ci. Nous avons pu assister sur place aux principaux événements politiques qui ont scandé ces derniers mois.

La victoire éclatante du MAS aux élections d’octobre 2020, avec plus de 55 % des voix, a été vue par certains comme une défaite probablement fatale aux différentes forces politiques anti-massistes [NDLR : du MAS, Mouvement vers le socialisme], principalement de droite, telles que le Comité civique pro-Santa Cruz – organisation réunissant de grands chefs d’entreprises de la région prospère de Santa Cruz, à l’est de la Bolivie – ou les différents partis de droite et d’extrême droite boliviens que sont respectivement Comunidad Ciudadana ou Creemos. Cette assertion s’est avérée largement exagérée, comme l’attestent, ces trois derniers mois, une violence inégalée depuis le coup d’état de 2019.

Polarisation politique croissante depuis le retour au pouvoir du MAS

Tout commence en octobre 2021, lorsque le président Luis Arce annonce son intention de proposer au vote de l’Assemblée plurinationale de Bolivie une loi visant à lutter contre le financement des activités illégales et le blanchiment d’argent, la « Ley 1386 ». Celle-ci inquiète le secteur des travailleurs informels – qui emploie plus de la moitié de la population active bolivienne – et certains de leurs syndicats. Ces derniers craignent que la loi soit le prétexte à un contrôle accru de leurs activités économiques et de leurs investissements, pour la plupart informels et non enregistrés par les services fiscaux de l’État national. Cette conviction est notamment alimentée par une campagne de désinformation menée par la droite. Selon cette dernière, la loi serait le signe du basculement du régime dans la dictature. La contestation du texte par la droite vient s’assortir d’autres revendications, telles que la libération de l’ex-présidente intérimaire Jeanine Anez, en détention provisoire pour avoir autorisé l’armée à tirer sur les soutiens d’Evo Morales lors du coup d’état de novembre 2019, et l’arrêt des poursuites judiciaires contre les responsables politiques ayant contribué à sa destitution.

NDLR : Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles au coup d’État de novembre 2019 contre Evo Morales. Lire en particulier l’article du même auteur : « Aux origines du coup d’État en Bolivie », celui de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité », celui de Denis Rogatyuk : « Bolivie : anatomie du coup d’État » et celui de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État ».

Dans les départements de l’ouest bolivien, historiquement hostiles au MAS et au proceso de cambio – le nom donné au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS depuis son arrivée au pouvoir en 2005 – le mouvement d’opposition au projet de loi organise à partir du 8 novembre un blocage illimité des principaux axes de transport afin de déstabiliser l’économie. Le Comité civique de la ville de Santa Cruz – une organisation patronale soutenant le parti d’extrême-droite Creemos – organise le blocage total de la capitale départementale, premier pôle démographique du pays avec près de 2,5 millions d’habitants.

Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales, n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de l’opposition néolibérale bolivienne

Le gouverneur du département de Santa Cruz, Fernando Camacho, qui s’était distingué par sa violence à l’égard des militants du MAS et de ses soutiens indigènes lors du coup d’état de 2019, profite de la situation pour se présenter comme une alternative politique au MAS. Dans le département de Potosi, au sud-ouest du pays, les blocages organisés par le Comité civique de Potosi, organisation similaire au Comité civique de Santa Cruz, finissent en affrontements avec certains sympathisants du MAS et provoquent, le 6 novembre, la mort de l’un d’entre eux. La situation semble alors explosive et oblige le gouvernement à retirer son projet de loi.

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Fernando Camacho, leader de l’extrême droite bolivienne et actuel gouverneur de la région de Santa Cruz, au moment de prendre ses fonctions de gouverneur, en 2021. © wikimediacommons.

Face à l’intensité et à la violence des contestations à son égard, le MAS choisit de riposter afin de réaffirmer son autorité et de couper court aux appels à un nouveau coup d’État, lancé par certains. Dès le 8 novembre, premier jour du blocage national illimité organisé par les opposants au projet de loi, le MAS rassemble l’ensemble des organisations sociales qui lui sont affiliées sur la plaza Murillo, à La Paz, le lieu central du pouvoir exécutif et législatif. Officiellement, celles-ci sont conviées afin de célébrer la première année de gestion du président Luis Arce. Officieusement, cette célébration donne lieu à un défilé de plus de 5 heures devant le palais présidentiel, auquel participent l’ensemble des organisations sociales réunies dans le « Pacte d’Unité », l’alliance forgée par le MAS avec ses bases paysannes et ouvrières et réunissant notamment la puissante Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) ou la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Au cours de ce défilé, plusieurs régiments de l’armée bolivienne défilent eux-aussi. Véritable démonstration de force, le rassemblement permet à Luis Arce de réaffirmer sa légitimité politique et de montrer à ses opposants que l’armée bolivienne est, cette fois, prête à défendre les autorités légalement instituées.

Le président Luis Arce lors du défilé civico-militaire du 8 novembre. Il est entouré à sa droite, par le vice-président David Choquehuanca, et à sa gauche par le président de l’assemblée bolivienne Freddy Mamani Laura. © TristanWaag.

L’initiative vient ensuite de l’ex-président et figure morale du MAS, Evo Morales. Celui-ci organise à partir du 23 novembre une « marche pour la patrie » partant de Caracollo, dans le département de Cochabamba, et arrivant à La Paz, la capitale, une semaine après. La marche rassemble plusieurs dizaines de milliers de sympathisants du MAS venus des neuf départements boliviens. Le 29 novembre, la marche emplit les rues de La Paz au cri de « Vive la démocratie », « Le peuple est avec Luis ! ». Sur la place San Francisco de La Paz, devant plusieurs dizaines de milliers de leurs soutiens, le président Luis Arce et l’ex-président Evo Morales lancent une série d’offensives verbales contre les membres de l’opposition, qualifiés de « vendeurs de patrie » (vendepatrias), de « putschistes » (golpistas) ou encore de « racistes ». Au cours de cette marche, nous avons pu discuter avec des sympathisants du MAS venus de l’autre bout du pays et se disant prêts à défendre leur parti « jusqu’au bout ».

Mobilisation d’une opposition qui n’a jamais reconnu la légitimité du MAS

Comment expliquer cette polarisation politique extrême, alors même que le MAS détient une légitimité électorale ne pouvant souffrir d’aucune contestation ?

Il convient de se rappeler que même si le MAS est parvenu à remporter les élections présidentielles de 2020 dès le premier tour, les deux partis suivants, Comunidad Ciudadana et Creemos ont tout de même atteint à eux deux 45 % des suffrages exprimés, soit la moitié des électeurs. L’électorat de ces deux partis, regroupant des classes moyennes urbaines ainsi que la quasi totalité des catégories supérieures boliviennes ne s’est jamais identifié au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS, régulièrement qualifié de socialiste, communiste, chaviste ou indigéniste. Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales du gaz et du pétrole ou la mise en place d’une nouvelle constitution en 2009 faisant de la Bolivie un « État plurinational » reconnaissant en son sein une diversité de « peuples indigènes » n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de la droite néolibérale bolivienne – présents notamment dans ce que l’on nomme la Media Luna, les départements de l’ouest : Tarija, Pando, Beni et Santa Cruz.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Économiquement et culturellement, la majorité des habitants de ces départements est en effet bien différente de l’électorat du MAS. Plus blanche, plus aisée, plus éduquée, plus « occidentalisée », elle voit dans les États-Unis un modèle économique et politique – là où le MAS se présente comme « anti-impérialiste ».

Les secteurs les plus mobilisés de l’opposition bolivienne nient tout simplement la légitimité électorale du MAS. Le leader du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) Luis Eduardo Siles n’en démord pas : « Ils ont fraudé lors des dernières élections. Je ne sais pas dans quelles proportions, mais ils ont fraudé. » Une accusation qui avait déjà motivé le coup d’État de novembre 2019, dont la fausseté a été établie à de nombreuses reprises.

Enfin, s’agissant de l’ensemble des secteurs sociaux favorables au MAS, M. Siles nous a expliqué qu’ils étaient pour la plupart manipulés par ce dernier, qui « paye les gens pour aller manifester », comme cela fut le cas, selon lui, lors de la Marche pour la patrie de novembre 2021 [1]. L’affiliation politique et idéologique de larges pans de la société au MAS est ainsi perçue comme le fruit de manoeuvres clientélistes. La possibilité que ceux-ci aient pu choisir le MAS pour son programme social et économique est systématiquement déniée. Certains représentants politiques du MAS sont quant à eux dépeints comme des agents de l’étranger, comme des forces « anti-nationales ». Motif rhétorique récurrent, des militants du MNR nous ont ainsi affirmé qu’Evo Morales était un agent de Cuba et du Venezuela…

L’illégitimité de la gauche massiste étant proclamée haut et fort, le recours à des moyens extra-légaux pour la renverser n’est jamais loin. Dans le cadre des journées de blocage de novembre 2021, le président du Comité civique de Santa Cruz, M. Romulo Calvo, a ainsi affirmé que le peuple bolivien saurait « trouver la formule » pour se faire écouter du gouvernement. L’appel voilé à un nouveau coup d’État ou à des déstabilisations à venir permet à cette droite mobilisée de rappeler à la majorité indigène, qui soutient largement le MAS, que son hégémonie politique est sans doute plus fragile qu’elle ne l’imagine.

Enfin, même s’il est difficile d’évaluer les potentielles ingérences provenant de la puissance américaine, il est indéniable que celle-ci aurait intérêt à un retour au pouvoir de la droite bolivienne et du néolibéralisme. Lors du coup d’État de 2019 déjà, l’Organisation des États Américains (OEA) – une organisation largement acquise aux intérêts nord-américains – avait déstabilisé le gouvernement d’Evo Morales en diffusant ces accusations infondées de fraude électorale.

Dans son bureau de l’Assemblée plurinationale de Bolivie, la députée du MAS Bertha Acarapi évoque les intérêts étrangers : « On nous a toujours envié car nous avons des ressources, et qu’on les a distribué au peuple. Or, certains veulent les reprendre. On dit que le coup d’État a été généré notamment par ceux qui voulaient le lithium. Pour moi, il y a toujours des intérêts étrangers. C’est pour cela que nous disons que l’ennemi vient de l’extérieur, il n’est pas à l’intérieur. Nous, on va continuer à prendre soin de nos ressources et de notre démocratie ». Si ces pressions extérieures sont bien réelles, les responsables du MAS tendent à abuser de cet argument pour occulter les oppositions internes.

La députée Bertha Acarapi dans son bureau de l’assemblée plurinationale de Bolivie, lors de notre entrevue, le 20 décembre 2021. © Tristan Waag.

Le rôle du MAS dans la montée des tensions actuelles

Le MAS, quant à lui, n’a pas digéré le traumatisme du coup d’état de 2019. Il est constamment évoqué dans les discours publics. Cette attitude radicalise l’état de guerre latent avec l’ensemble de l’opposition de droite. Le MAS contribue-il ainsi à la radicalisation de l’opposition modérée ? C’est ce que lui reprochent certains de ses critiques, non nécessairement liés à l’opposition néolibérale.

Bien que l’ensemble des procédures judiciaires instruites contre les responsables du coup d’État s’appuient sur des preuves formelles de responsabilité, l’incapacité du MAS à réformer le système judiciaire et à le rendre absolument indépendant du pouvoir politique accentue la méfiance des Boliviens à l’égard de ces procédures. C’est ainsi que la procédure instruite contre l’ex-présidente intérimaire Jeanine Añez depuis mars 2020 peut être pointée du doigt par l’opposition comme un acte de vengeance.

Les tensions et violences actuelles s’expliquent aussi par la détérioration de l’image du MAS depuis 2016, jusqu’à aujourd’hui. Cette année-là, Evo Morales a refusé de prendre en compte les résultats d’un référendum qu’il avait lui-même organisé, et qui devait lui permettre de se représenter une troisième fois – ce qui est pourtant interdit par la Constitution bolivienne. À El Alto, ville indigène et populaire qui a pourtant largement voté pour le MAS lors des dernières élections, certains habitants, tout en soutenant le programme social du parti, réprouvent l’attitude de l’ex-président : « Nous les soutenons parce qu’ils défendent le peuple, mais nous reconnaissons qu’il y a eu des erreurs, notamment de la part d’Evo Morales. »

Bien sûr, la base politique du MAS se nourrit des tensions actuelles. La constitution par le MAS d’une frontière interne entre « l’ami » et « l’ennemi » – pour employer des termes schmittiens – lui permet de souder ses bases et de les mobiliser de façon permanente. Cette frontière interne contribue à l’invisibilisation d’autres conflits politiques en Bolivie. Les opposants de gauche au MAS, de même que les mouvements indigènes ou écologistes critiquant la politique néo-extractiviste du MAS sont ainsi totalement invisibilisés – quand ils ne sont pas assimilés à l’opposition néolibérale. Enfin, l’accentuation des tensions actuelles est aussi due à la vision « unanimiste » du peuple bolivien qu’exprime le MAS.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec l’ex-premier ministre bolivien Álvaro García Linera, l’un des théoriciens de la pratique politique du MAS : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »

Pour la sociologue argentine Maristella Svampa, cette vision unanimiste, typique des gouvernements dit « populistes » d’Amérique latine entraîne ces derniers à adopter une vision « fermée » de la communauté nationale, celle-ci devant reposer sur des valeurs et des idéaux préalablement définis, et qui ne peuvent être contestés [2]. Cette vision a pour conséquences la condamnation de ceux qui ne se conforment pas à ces valeurs et qui ruinent ainsi « l’unité nationale », qu’ils soient de droite ou de gauche. Un processus qui concourt à la radicalisation des opposants au MAS – même lorsqu’ils ne sont pas liés à l’oligarchie bolivienne -, mais qui galvanise ses partisans. Les coordonnées politiques boliviennes ont-elles réellement changé depuis l’élection d’Evo Morales en 2006 ?

[1] Entretien réalisé le 9 décembre à La Paz.

[2] SVAMPA, Maristella. Debates latinoamericanos, CEDIB, 2016.