« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.
L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.
Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique.
Au-delà des mythes misérabilistes
Félicien Faury cherche à prendre au sérieux la parole et les préoccupations de ces électeurs. Il tente de comprendre quelles valeurs morales et quels modes de vie motivent ce choix pour le parti de la famille Le Pen. Avec comme premier principe d’abandonner le présupposé selon lequel ces électeurs « ne savent pas ce qu’ils font ». Car la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.
L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile.
Les débats médiatiques donnent souvent l’impression de deux votes distincts pour le Rassemblement National : il y aurait d’un côté un vote identitaire, de l’autre un vote plutôt social attisé par le chômage et la pauvreté. Un vote du sud et un vote du nord ; un vote FN associé à Jean-Marie Le Pen et un vote RN à Marine Le Pen et Jordan Bardella. L’enquête de Félicien Faury amène à nuancer cette grille de lecture binaire. Dans ses entretiens, ces problématiques sont entremêlées : tout le travail idéologique effectué par le parti consiste précisément à construire des ponts entre les questions sociales et identitaires.
Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.
Un vote de repli identitaire
Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques.
À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. C’est cette causalité essentialiste qui permet à Félicien Faury de qualifier le vote RN de « raciste ». Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ».
Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice.
Félicien Faury rappelle à ce titre le slogan du FN de la fin des années 70 : « 1 millions de chômeurs, c’est 1 millions d’immigrés en trop ». Un slogan qui peut s’interpréter de deux manières, conformément aux stratégies discursives du RN. Une première lecture repose sur le mythe de l’immigré voleur d’emploi – 1 million d’immigré en moins, c’est 1 million de postes à pourvoir pour les « vrais français » – tandis qu’une autre lecture repose sur le mythe de l’immigré paresseux venu en France pour bénéficier d’aides sociales.
En PACA, c’est aujourd’hui cette seconde lecture qui prime, où les électeurs craignent peu pour leurs emplois. Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.
Des électeurs en quête de distinction sociale
Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration. Félicien Faury l’explique : « Voter extrême-droite, c’est agir sur la structure raciale mais surtout s’y placer et faire valoir une position spécifique. (…) Le vote RN peut dès lors être compris comme une modalité d’inclusion au sein du groupe majoritaire et de démarcation avec les groupes minorisés. »
Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.
La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». Jordan Bardella en tête, ces électeurs aux origines italiennes, espagnoles, portugaises ou encore arméniennes votent RN afin de revendiquer une intégration réussie à la société française.
Pour les électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration.
Par leur vote, ces électeurs se distinguent socialement de ceux qui ne travaillent pas et des « immigrés », mais également des élites culturelles – perçues soit comme tenant les manettes du pays, soit promouvant une égalité d’intégration à la société pour toutes et tous. Les « élites culturelles » couvrent un spectre très large et hétérogène, allant du ministre macroniste à l’institutrice du village dont le capital économique n’est pourtant pas éloigné du leur. Le parti de la famille Le Pen mise largement sur cet antagonisme social entre les « bien-pensants » et ses électeurs issus de la « vraie vie » qui y trouvent un moyen de se protéger du mépris de classe. Car ces électeurs, souvent faiblement dotés en capital culturel, entretiennent un rapport amer avec l’école et une méfiance envers les élites culturelles.
Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.
L’injuste guerre des pauvres
Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école.
La redistribution et l’usage des ressources communes sont vécues comme injustes avec le sentiment de « donner beaucoup » mais de n’avoir « droit à rien » : les aides sociales et la qualité des services publics se dégradent, tandis que la charge fiscale reste inchangée. Ce n’est pas tant l’idée de l’impôt qui est remise en question que la façon dont celui-ci est utilisé. Avec l’idée forte que l’Etat voue une passion irrationnelle aux « étrangers », à qui il donnerait la priorité en matière d’aides sociales et de logement. L’opacité des principes redistributifs devient l’objet de fantasmes : « si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. »
Les électeurs entretiennent un rapport plutôt négatif à leur lieu de vie dont ils se sentent prisonniers. Cette dimension spatiale du sentiment de déclassement est importante à plusieurs points de vue. En PACA, la patrimonialisation et la touristification du territoire intensifient la concurrence dans l’accès au logement. À Fréjus, les résidences secondaires représentent par exemple 37% des logements (contre 9,7% en moyenne en France), renforçant une pression foncière déjà élevée. Les couches sociales inférieures sont ainsi reléguées dans les espaces du territoire les moins valorisés. Et certains, persuadés que leur territoire se dégrade, se prennent à regretter leur investissement immobilier de toute une vie. Comme un serpent qui se mord la queue, le foncier perd en valeur à cause de la mauvaise réputation qu’ils concourent à donner à un quartier. Ils ont ainsi le sentiment d’être « coincés » et contraints de cohabiter avec ceux dont ils méprisent les modes de vie. Sur les territoires les plus inégalitaires, les électeurs sont donc dans un entre-deux fragile : trop riches pour être aidés, trop pauvres pour quitter les zones de relégation.
Ainsi naît le désir de mobilité, spatiale et sociale, pour soi et ses enfants. Et l’accès à une école de qualité devient un enjeu symbolique majeur. Mais l’école publique se dégrade et pâtit d’une mauvaise réputation, en particulier dans les territoires jugés négativement, c’est tout naturellement que le privé s’impose comme une alternative… à condition d’en avoir les moyens [Félicien Faury consacre, dans nos colonnes, un article sur l’école comme paramètre important du vote RN, ndlr].
Dans ces combats d’accès aux ressources, les groupes minoritaires – essentialisés par les électeurs du RN – sont perçus comme des concurrents illégitimes. Et cette idée circule d’autant plus facilement que la concurrence s’intensifie et que leur cadre de vie se dégrade. Une morale collective est ainsi produite et induit une normalisation du vote d’extrême droite dont chacun se fait le relais auprès de sa famille, de ses amis, voire de ses collègues. La réponse « par le bas » s’impose alors au détriment de celle « par le haut » : ce sont les immigrés qui profitent, plutôt que les élites qui détruisent.
Les travaux de Félicien Faury établissent, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste », il est marqué par un primat identitaire.
Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.