Sylvain Reymond et Cyrielle Hariel font paraitre Nos raisons d’être aux éditions Anne Carrière. Autopsie de l’engagement et enquête fouillée du milieu de l’économie sociale et solidaire, cet ouvrage ouvre une réflexion sur le statut de l’entreprise dans notre société. Nous avons voulu les interroger sur ces évolutions multiformes.
LVSL – Votre livre réinvestit l’engagement citoyen sous ses nombreuses facettes. Mouvements de causes, économie sociale et solidaire, entreprises, un phénomène générationnel serait en cours et renouvellerait l’espace de l’engagement dans des proportions rarement vues depuis des décennies. Pouvez-vous revenir sur ce phénomène ?
S. R. & C.H. – À travers nos activités respectives – qui consistent à mettre en lumière celles et ceux qui s’engagent dans les médias pour la première et à accompagner les dirigeants ou structures à impact dans l’expression de leurs engagements pour le second – nous observons en effet que l’envie de contribuer à la construction d’un autre monde par des démarches citoyennes est partout. Partout, elle est de plus en plus vive. Dans ce livre, nous analysons justement les principales raisons d’un inéluctable avènement d’une société de l’engagement à l’échelle de la société civile d’abord, de l’économie classique ensuite et de l’économie sociale et solidaire enfin. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage. De manière plus globale, si l’engagement se développe autant (22 millions de bénévoles en France, 43% de français sont engagés dans une structure associative), c’est que l’enchaînement des crises que nous vivons accélère une véritable prise de conscience à tous les niveaux et qu’elle met en avant celles et ceux qui se sont d’ores et déjà organisés face aux injustices que chacune creuse. Le doute n’est plus permis. L’humanité est menacée. Des espèces animales ont d’ores et déjà disparu : 60% des populations d’animaux sauvages vertébrés ont disparu ces 40 dernières années. Le dérèglement climatique est désormais palpable, y compris chez nous en France. Notre économie dépend beaucoup trop de celles des autres pays. Et les industries qui faisaient nos fiertés d’hier sont à l’arrêt ou sous perfusion aujourd’hui. La crise que nous traversons révèle un peu plus les fragilités et aberrations des sociétés dans lesquelles nous évoluons. Elle positionne en première ligne les invisibles d’hier. Des métiers oubliés deviennent vitaux. Et si cette prise de conscience est aussi forte, c’est aussi parce que cette crise sanitaire s’attaque par-dessus tout à l’essentiel : nos vies. Cette vaste envie d’engagement que nous constatons actuellement, c’est d’abord un réflexe naturel de survie, la nécessité justement de se savoir en vie, la raison d’être en vie. L’intensité des urgences vitales, sociales, sociétales et environnementales que nous connaissons est en cela un accélérateur de bon sens, un déclencheur de quête de sens et un appel au retour à l’essentiel. Nous pouvons déplorer que cette soif d’engagement ne se révèle qu’en réaction de telles urgences. Mais au moins, désormais, elle se fait bien ressentir. Dès lors, quel autre choix que celui de l’engagement d’intérêt général quand il s’agit d’assurer notre propre survie ou un avenir à nos enfants ?
LVSL – Vous faites le constat d’une mutation des formes d’engagement, avec notamment le déclin de l’engagement partisan au profit des causes et des associations. S’il semble positif au premier abord, on peut aussi considérer qu’il y a une forme d’archipellisation des causes particulières, au détriment des logiques plus universelles qui étaient portées par les syndicats et les partis. Comment envisager un débouché universel à ces causes particulières dans un champ de l’engagement de plus en plus fragmenté ?
S. R. & C.H. – Au contraire, nous pensons que l’appétit d’engagements politiques, au sens premier du terme, n’a jamais été aussi vorace et que la forme importe finalement peu. Ce que nous disons, c’est que le message est désormais plus important que l’organisation qui le porte. L’institution est moins puissante que la personne qui s’en fait le porte-voix. L’héritage, comme le bilan, comptent moins que la projection. Nous croyons d’ailleurs moins en un déclin de ces organisations qu’en une possible adaptation aux nouveaux usages et qu’en leur nécessaire réinvention face à la crise de confiance que l’on observe envers les organisations traditionnelles, associations comprises. Ce qui est remis en cause, ce sont les cadres trop formels à l’heure où ces engagements sont protéiformes et instantanés ; plus volatiles et non exclusifs. Ce sont les clivages institués. L’engagement est multidimensionnel et doit s’analyser en dehors de ces cadres classiques. Aux logiques statutaires se sont substitués différents types de communautés ou mouvements citoyens, souvent informels, toujours autour de grands défis de société. L’archipellisation des causes est moins liée aux structures qui les portent que le résultat d’un manque de vision libératrices, hautes, fédératrices et désidéologisées dans lesquelles nos décideurs ont choisi d’inscrire leurs projets.
Pour rassembler, les projets de société doivent voir plus haut et plus loin. En cela, l’affirmation des raisons d’être de chacun, des individus comme des organisations, est selon nous un moyen de se retrouver autour de grands enjeux de société à travers des dynamiques d’adhésion et non de rejet. En cela, les urgences du moment fédèrent ceux qui ne se résignent pas autour d’un même sentiment de survie. Croire que nous sommes capables de relever les grands défis qui nous sont imposés et en faire nos propres raisons d’être. Rêver et partager ses rêves en les mettant en action plutôt que de succomber au fatalisme des réalités que les grands titres de nos médias nous restituent sans cesse. Quand la crise appelle la crise, s’engager est la meilleure manière de ne pas se résigner. Aller au-delà des statuts, réconcilier les mondes autour d’idéaux plutôt que d’idéologies est le plus noble des combats. Réinventer les récits et faire en sorte que celles et ceux qui les portent soient en parfait alignement avec chacun d’entre eux. C’est ainsi que nous pourrons recréer cette universalité.
LVSL – Au cœur de votre ouvrage se trouve l’idée de Raisons d’être qui guident les choix des acteurs. Vous investissez le champ des entreprises et vous semblez enthousiastes à l’égard de l’essor des sociétés à mission. L’entreprise est souvent le parent pauvre de la politique, mais vous la définissez précisément comme étant politique par excellence. Qu’entendez-vous par-là ?
S. R. & C.H. – L’entreprise du monde d’avant était sans doute perçue comme le parent pauvre de la politique, mais l’était-elle vraiment ? Il ne faut pas négliger les engagements citoyens et positions fortes que certains pionniers ont pris très tôt, en toute discrétion. Le problème, c’est qu’une entreprise qui revendique ses engagements, c’est toujours très suspect. Le greenwashing et le social-washing pratiqués par certains n’ont pas arrangé les choses. Ce sont les premiers responsables de l’image que les Français se font de l’entreprise. Ce qui change, c’est l’acceptation d’un rôle nouveau pour l’entreprise dans la prise en charge de l’intérêt général. Les attentes des collaborateurs, des consommateurs ou du grand public la poussent désormais à s’engager sincèrement et à le revendiquer clairement. Face à la multiplication des crises, les entreprises de toutes tailles se sont imposées comme des parties prenantes puissantes de l’intérêt général, capables d’investir massivement dans la recherche d’innovations sociales, sociétales et environnementales ; de répondre à l’urgence. Capables aussi de faire preuve d’une grande résilience et de faire pivoter leurs chaînes de production en quelques jours. Une entreprise qui ne s’engage pas, c’est une entreprise qui n’investit pas l’avenir et se prive d’un vivier d’innovation majeur. Les entreprises qui refusent de faire évoluer leurs pratiques aujourd’hui vivent leurs dernières heures. Tout nous l’indique.
Dans notre livre nous retraçons les grandes étapes qui, ces 30 dernières années, ont préfiguré ce rôle plus politique de l’entreprise. De l’apparition du développement durable à l’entreprise à mission, en passant par l’avènement d’une RSE transformative, c’est justement la contribution directe de l’entreprise à la vie de la Cité, donc son rôle politique, qui s’est affirmé au fil du temps.
Une entreprise à mission, c’est une entreprise qui fait le choix d’inscrire dans ses statuts une mission sociale ou sociétale qui dépasse son seul enjeu de performance économique. C’est une entreprise qui se fixe des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux supplémentaires pour venir en renfort de différentes causes d’intérêt général. C’est une entreprise qui ne se défile pas et qui rend opposable la raison d’être qu’elle se fixe. C’est justement la pleine clarification et affirmation de sa mission politique. Comment ne pas se réjouir de l’apparition de ce statut qui consacre justement ce rôle ?
LVSL – L’entreprise est rarement perçue comme étant à l’avant-garde du changement, notamment en matière écologique. Agroalimentaire, industrie pétrolière, aviation, les secteurs de l’économie régulièrement mis en cause ne manquent pas. Comment les transformer alors que le temps presse ? Est-ce possible dans une économie néolibérale ?
S. R. & C.H. – Pouvons-nous changer le monde qui vient sans que changent les entreprises des secteurs que vous citez ? Pourrons-nous le changer sans que ces secteurs ne se transforment ou ne disparaissent ? Sans qu’ils ne fassent pivoter leurs modèles ? Le pourrons-nous tant que leurs pratiques n’évoluent pas radicalement ? Bien sûr que non. C’est justement ce que nous affirmons dans ce livre et c’est pourquoi nous avons décidé de nous concentrer sur l’avant-garde des entreprises qui font le pari de l’engagement sincère. Avec la loi PACTE et l’arrivée du statut d’entreprise à mission, nous tendons vers un capitalisme dit “responsable” et reconnaissons par la même occasion que celui d’hier ne l’était pas. La philosophie qui propose aux entreprises de mieux prendre en compte les intérêts de leurs parties prenantes, bien au-delà de leurs seuls actionnaires, et de se fixer une mission sociale ou sociétale, est la bonne. Le problème, c’est que n’avons pas encore changé les règles du jeu. Nous devons donner aux entrepreneurs et dirigeants d’entreprises les moyens de leurs ambitions citoyennes : valoriser les coûts évités pour la société dans la comptabilité, considérer la performance extra-financière de chacune, imposer de nouvelles règles de gouvernance plus démocratiques, inventer une fiscalité incitative, etc. Pour leur permettre de transformer en profondeur notre économie, il faudra donner des moyens à ces dirigeants qui se lancent.
LVSL – Le secteur de l’ESS est à l’honneur dans votre ouvrage. Vous présentez de nombreux visages d’entrepreneurs sociaux. Les critiques sont connues à l’égard de l’ESS. Quand ces entreprises grandissent, elles adoptent en général des pratiques comparables aux grands groupes. Comment faire tâche d’huile alors que de nombreux obstacles barrent encore la route à la montée en puissance de l’ESS ?
S. R. & C.H. – Dans ce livre nous sommes très lucides sur les dérives de l’ESS, ses clivages et les grands défis que ses acteurs devront relever pour lui permettre de devenir la norme (se fédérer, ne pas renier ses valeurs originelles, se faire entendre, réussir sa transition digitale, mesurer son impact, etc.). Et nous en sommes convaincus, si nous voulons relever les défis qui s’ouvrent à nous, elle devra s’imposer en tant que telle, comme la norme et la locomotive de l’économie de demain. Bien sûr, certaines structures ou personnalités qui revendiquent leur appartenance à cette économie s’adossent à elle pour des enjeux d’image plus que d’impacts positifs. Mais dans ce cas, cela se sait. Cela se voit. Dans ce cas, l’économie de la confiance et de toutes les coopérations sait aussi faire preuve de la plus grande des indifférences… Nous pensons que le véritable drame de l’ESS est d’être l’économie de toutes les solutions sans les moyens et que nombreux de ses maux sont plutôt les conséquences de cette tension. Pour changer le monde, il faudra plus de moyens. Il faudra de nouvelles impulsions politiques. Sans quoi, ces structures, en première ligne lors de chaque crise, auront du mal à tenir et absorber les chocs qui se suivent et s’intensifient. Nous croyons profondément en cette double trajectoire qui consiste pour les entreprises classiques à tendre vers des modèles conformes aux valeurs de l’ESS et aux acteurs de l’ESS de tendre vers des modèles rentables en termes d’impacts sociaux/sociétaux. Le passage à l’échelle de l’ESS n’est pas dangereux pour ses structures tant qu’elles gardent chevillées au corps les valeurs qui les fondent. Il est même essentiel pour la société dans son ensemble. Ce qui manque, ce sont des investissements massifs et une confiance généralisée.
LVSL – Les raisons d’être sont aussi individuelles. Elles passent par toute une série d’actions, par le portefeuille, l’achat, etc. Les comportements des citoyens évoluent rapidement. Rapport critique au transport aérien, émergence du végétarisme, etc. Cependant, ces mutations touchent en premier lieu les urbains les plus diplômés et les CSP+. Quelle place donnez-vous à la fracture sociale qui est particulièrement palpable quand on parle d’engagement ?
S. R. & C.H. – Oui, chacun possède ses propres raisons d’être. Le parti pris de ce livre est justement de réhabiliter cette idée que la raison d’être ne s’applique pas seulement aux organisations en transition ou à impacts mais qu’il s’agit d’une philosophie universelle, où que nous soyons. Que nous pouvons tous individuellement tenter de la chercher et même espérer la trouver, quelle que soit notre classe sociale. Trouver sa raison d’être est le fruit d’une introspection profonde. Un sens que l’on donne à toute une vie. Les événements de nos vies, nos souffrances et nos peurs, les rencontres que nous faisons, notre environnement, nos joies, nos fiertés et nos envies… forgent ce que nous sommes. C’est ensuite le passage à l’acte, l’engagement concret et la quête perpétuelle d’alignement vis-à-vis de cette vision idéale du monde qui nous permet de nous en rapprocher. C’est pour cela que nous insistons autant dans ce livre sur le caractère protéiforme de l’engagement. L’engagement n’est pas une mode, c’est un chemin perpétuel vers l’autre qui nous rapproche de qui nous voulons être. Il ne faut pas opposer les engagements des uns et des autres. C’est tout à fait normal que des styles de vie urbains génèrent des types d’engagements particuliers. Mais il ne faut pas nier non plus les engagements propres à d’autres classes sociales, à d’autres zones géographiques, tout aussi puissants. Les 22 millions de bénévoles en France sont partout. Ces leaders à qui nous donnons la parole viennent de toutes les classes sociales. L’engagement est propre à chacun. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. À chacun ses raisons d’être, à chacun les engagements qui nous rapprochent. L’engagement est justement ce qui permet de résorber les fractures sociales et à celles et ceux qui se trouvent d’y jouer le rôle essentiel des réconciliateurs.