Un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Par dizaines de milliers, les enseignants et professeurs d’écoles se mettent en grève, vêtus de rouge, pour exiger des hausses de salaires et davantage de moyens. Après Chicago, la Virginie-Occidentale, l’Oklahoma et l’Arizona, c’est à Los Angeles que le corps enseignant vient de remporter une victoire historique. Au point de motiver leurs collègues de Denver pour déclencher à leur tour une grève de grande ampleur. Par Politicoboy.
Ces mouvements sociaux, massivement soutenus par les parents d’élèves et les communautés locales, ne visent pas uniquement à améliorer les conditions de travail des professeurs et d’apprentissage de leurs élèves, mais s’opposent avant tout à la dynamique de privatisation de l’éducation publique. Au point de la mettre à l’arrêt ? À en croire les résultats de Los Angeles, on serait tenté de répondre par l’affirmative.
L’incroyable pouvoir d’un mouvement social
Début janvier, sous le ciel de Los Angeles, deux phénomènes exceptionnels ont eu lieu. Une pluie persistante s’est abattue sur la mégapole californienne pendant une longue semaine. Et sous ces averses inhabituelles, des dizaines de milliers d’enseignants ont défilé dans le centre-ville et tenu des piquets de grève dans l’ensemble des écoles du comté.
Neuf jours durant, trente-deux mille professeurs ont répondu à l’appel du syndicat UTLA (United teachers of Los Angeles) et provoqué la fermeture des établissements scolaires de la région, jusqu’à faire plier les autorités locales. (1)
Pour mesurer l’ampleur de ce mouvement social, il faut apporter quelques précisions. Aux États-Unis, l’enseignement public est géré par districts largement autonomes. Celui de Los Angeles est le second du pays, après la ville de New York, avec plus de sept cent cinquante mille enfants scolarisés dans les écoles primaires, collèges et lycées. C’est aussi un des plus vastes, le territoire qu’il recouvre s’étale sur une centaine de kilomètres et nécessite plusieurs heures de route pour joindre les extrémités. La gouvernance de ces districts est assurée par une assemblée d’élus (School board) qui désigne un président. Dans le cas de Los Angeles, il s’agit du milliardaire Austin Beutner, qui s’est donné pour mission d’accélérer la privatisation du système scolaire en morcelant le district de Los Angeles en trente-deux portfolios mis en concurrence. Ces efforts devraient ensuite servir de « modèle à exporter à travers tout le pays ». (2)
La gentrification en cours à Los Angeles et la hausse du coût de la vie rendent toute grève reconductible difficile à organiser pour des enseignants qui ne peuvent généralement pas se permettre de sacrifier une semaine de salaire. Et dans une ville qui célèbre plus que nulle autre le culte de la réussite personnelle, rassembler trente-deux mille grévistes et maintenir leur cohésion pendant dix jours semble tenir du miracle.
Le soutien massif des parents d’élèves et de l’opinion publique, en dépit d’une campagne médiatique particulièrement hostile, a contribué pour beaucoup à ce succès. L’altruisme et l’entraide étaient visibles jusqu’aux piquets de grève où les parents d’élèves venaient distribuer des repas chauds aux professeurs avant de danser en chantant leurs slogans sous la pluie.
Le soir de la victoire, la présidente du syndicat UTLA, Arlene Inouye, expliquait à la revue socialiste Jacobin :
« Je sais que je suis épuisée, mais ça va me manquer. C’est vraiment spécial de pouvoir vivre cela. C’est magnifique. (…) L’isolement et les barrières auxquelles sont confrontés les enseignants au jour le jour — la grève les a fait voler en éclat. Un torrent d’amour, c’est ce que j’ai ressenti au cours de ce mouvement. Il y avait un réel sentiment de communion et d’amour pour l’autre. Bien sûr, il est difficile de faire grève, mais une fois que vous êtes lancé, c’est exaltant. Honnêtement, je ne pensais pas que les membres de notre syndicat auraient ce sentiment d’avoir autant de pouvoir. Je pense qu’aujourd’hui, chacun se dit « j’ai gagné, nous avons tous gagnés ». Nous avons un immense pouvoir collectif. »
Les enseignants ont obtenu gain de cause sur toutes leurs revendications. La plus emblématique est le moratoire sur l’implantation des charter schools (écoles privées sous contrat, financées par de l’argent public) dans le district. Quant aux demandes plus concrètes et immédiates, les enseignants ont obtenu le rétablissement d’une infirmière à temps plein par établissement scolaire, la réduction du nombre d’enfants par classe, la remise en cause des fouilles discriminatoires des élèves, davantage de bibliothécaires et conseillers d’orientation et une impressionnante hausse de 6 % des salaires pour le corps enseignant.
Arlene Inouye s’avoue presque surprise d’un tel succès :
« Nous n’avons rien lâché sur nos principes. Mais ce qui a fait la différence, c’est le fait que trente-deux mille enseignants aidés par quinze mille parents d’élèves et des membres de leurs communautés ont tenu un piquet de grève dans chaque école du district. Nous avions cinquante mille syndiqués et sympathisants allant manifester chaque jour dans le centre-ville. Cela confère un immense pouvoir. »
Le lendemain, le district de Denver débutait l’organisation d’un mouvement de grève similaire.
Une grève locale qui s’inscrit dans un mouvement national
La victoire éclatante du syndicat de Los Angeles doit beaucoup à ses prédécesseurs, à commencer par la grève victorieuse de Chicago en 2012.
Aux États-Unis plus qu’ailleurs, trente ans de politiques néolibérales ont ravagé le syndicalisme. Le succès de Chicago ne fut possible qu’après une réorganisation interne initiée par la base et étalée sur des années, qui a permis de renverser la direction syndicale et d’adopter une tactique pourtant jugée périmée : celle de la confrontation brutale et du refus du compromis. La grève de 2012 mit 30 000 professeurs dans la rue, paralysa l’ensemble du système scolaire de la métropole de l’Illinois pendant une semaine et apporta la première victoire significative d’un syndicat d’enseignants depuis des années. (3)
Les professeurs de Los Angeles se sont inspirés du modèle et après des années d’organisation méticuleuse et des mois de préparation houleuse, ont déclenché à leur tour une grève générale.
En 2017 déjà, la Virginie-Occidentale, un État gouverné par les républicains, pro-Trump et considéré comme ultraconservateur a été le témoin d’un autre mouvement historique. Ce n’est pas un district, aussi grand soit-il, mais la totalité des districts de l’État qui se sont mis en grève neuf jours durant. Une grève illégale, reconduite contre l’avis des directions syndicales et pourtant soutenue massivement par la population. Non seulement les enseignants obtinrent gain de cause (une hausse de salaire de 8 % et l’arrêt du morcellement de leur assurance maladie), mais ils décrochèrent également les mêmes concessions pour le personnel non-enseignant, jusqu’aux chauffeurs de cars scolaires. (4)
Cet épisode encouragea des mouvements similaires en Arizona et en Oklahoma, deux autres États conservateurs où les enseignants sortirent également victorieux. Pour comprendre cette vague de protestation, il faut revenir sur le système éducatif américain.
L’éducation aux États-Unis : les charter schools à l’assaut de l’école publique
Les États-Unis sont connus pour leurs frais d’université exorbitants. Quarante-quatre millions de diplômés accusent une dette moyenne de trente-sept mille dollars par tête, pour un montant total de 1520 milliards de dollars. (5)
Mais avant de pouvoir accéder à l’université, les Américains doivent passer par un système scolaire particulièrement inégalitaire. Les écoles privées accueillent 10 % de la population, dont 75 % d’enfants blancs. Les frais importants et la répartition géographique de ces établissements expliquent cette disparité.
La majeure partie des élèves fréquente l’école publique, dont la qualité varie grandement en fonction du district scolaire et de la localisation. Ceci s’explique par les règles d’inscription qui, sur un principe similaire à la carte scolaire en France, obligent essentiellement les enfants à fréquenter l’école du quartier. Or ces écoles sont majoritairement financées par les impôts locaux.
On assiste ainsi à un cercle vicieux : les bonnes écoles se trouvent majoritairement dans les quartiers huppés et poussent les prix de l’immobilier vers le haut, contraignant les familles modestes à déménager vers un district moins riche et des écoles moins bien financées. Les enfants issus des minorités ethniques, en particulier les noirs et les hispaniques, se trouvent particulièrement défavorisés.
Les charter schools : cheval de Troie de la privatisation
Les charter schools ont fait leur apparition dans les années 90 comme un modèle alternatif et autonome, avant de devenir le fer de lance des efforts de privatisation à partir des années 2000, sous prétexte de lutter contre l’injustice sociale et raciale, et de pallier les manquements supposés de l’éducation publique.
Gratuites pour les parents, gérées par le privé et financées par le public, les charter schools reçoivent une somme fixe par enfant scolarisé. La certification de l’établissement dépend des résultats des élèves, évalués par des tests standardisés.
Le système incite à la recherche de la performance à travers une minimisation des coûts, la maximisation du nombre d’enfants par classe et une pédagogie uniquement tournée vers la préparation aux tests standards. Les enseignants qui n’atteignent pas leurs objectifs sont licenciés et les élèves en échec scolaire renvoyés. Ce système de management est directement inspiré du monde de l’entreprise, et cela pour une raison simple : la montée en puissance des charter schools est le résultat d’un intérêt croissant du privé, et en particulier d’une poignée de milliardaires et gestionnaires de fonds d’investissement spéculatif. Pour citer l’un d’entre eux : la solution pour l’école publique n’est pas de la financer pleinement, mais de « lui faire adopter les mêmes principes de concurrence et de gouvernance qui fonctionnent dans les entreprises privées ». (6)
D’un côté, l’austérité post-crise financière de 2008 a sapé les budgets de l’éducation, avec comme conséquence une dégradation des conditions de travail du corps enseignant et d’apprentissage des élèves, ouvrant un gouffre pour le privé. De l’autre, le regain d’intérêt des hommes d’affaires s’explique par le gigantesque marché représenté par l’éducation publique (600 milliards de dollars annuels). Bien que majoritairement constitués d’établissements à but non lucratif, les charter schools permettent aux groupes privés qui les opèrent (et aux fondations philanthropiques qui financent leurs constructions ou opérations via des dons privés) d’influer sur les méthodes de management, les outils pédagogiques et le contenu des programmes. De quoi former une future armée de consommateurs de produits Microsoft, et des bons citoyens prêts à être embauchés par les multinationales.
Les deux principaux contributeurs au mouvement ne sont autres que la famille Walton (fondatrice des supermarchés Walmart connus pour imposer des conditions de travail déplorables à ses employés) et la fondation Bill et Melania Gates.
Comme le dénonce Anand Giridharadas, auteur du livre Winners take all, the elites charade of changing the world (Les gagnants prennent tout, comment les Élites font semblant de changer le monde), les milliardaires de la Silicon Valley, obsédés par les solutions gagnant-gagnant, préfèrent financer par des dons importants l’implantation des charter schools qui viennent cannibaliser les budgets de l’école publique plutôt que de militer pour une hausse de leurs impôts qui permettrait de mieux financer l’éducation, ou d’encourager l’assouplissement de la carte scolaire, ce qui obligerait leurs enfants à fréquenter d’autres élèves issus de milieux plus modestes. Leurs intentions ne sont pas nécessairement mauvaises. Certains pontes de la finance et de la Tech pensent sincèrement que les méthodes de management qui ont fait leurs fortunes devraient être appliquées à l’école.
Que ce soit à travers des dons aux politiciens des deux bords, tous favorables à ce mouvement de charterisation, ou en finançant les écoles elles-mêmes, ces philanthropes intéressés contribuent au démantèlement de l’école publique, avec des conséquences catastrophiques : une ségrégation accrue, des résultats scolaires en baisse et une formidable souffrance des élèves et des enseignants concernés. (7)
À Los Angeles, cette classe de milliardaires a dépensé pas moins de 10 millions de dollars en frais de campagne (le budget du premier tour d’une campagne présidentielle française) pour faire élire des membres du School Board favorables aux écoles charter. Ces groupes d’influence ont ensuite inondé la presse locale (dont ils sont souvent les propriétaires) d’articles visant à discréditer le syndicat des professeurs pour décourager la grève.
À La Nouvelle-Orléans, de tels efforts ne furent pas nécessaires. La totalité des 7500 professeurs du district a été licenciée dans les jours qui ont suivi l’ouragan Katrina. Proches des communautés auxquels ils enseignent, syndiqués et plutôt de gauche, ils représentaient un frein aux politiques néolibérales qu’allait mettre en place la classe dirigeante locale sous prétexte de reconstruction de la ville. Casser les syndicats constitue toujours un objectif non avoué des réformateurs de l’éducation. À La Nouvelle-Orléans, ils ont ensuite remplacé les écoles publiques de la ville par des centaines de charter schools. Résultat : dans la capitale du jazz, les cours de musique ont été supprimés. Certains établissements à majorité noire imposent une discipline de fer aux enfants, avec interdiction de parler pendant les repas et privation de récréation, au point de menacer le développement cérébral des plus jeunes. (8)
L’explosion des charter schools n’impacte pas seulement le bien-être des élèves qui y sont scolarisés et les professeurs qui y travaillent. Parce qu’elle cannibalise les budgets réservés aux écoles publiques, celles-ci voient leurs moyens diminuer. Le coût des infrastructures reste le même, mais les ressources disponibles par élève diminuent. D’où l’augmentation des enfants par classe, la disparition des conseillers d’orientation et des infirmières dénoncés par les grévistes de Los Angeles.
« Teachers strike back » : Les États-Unis renouent avec le pouvoir des grèves
La révolte des enseignants américains s’inscrit dans une progression incontestable du syndicalisme et des luttes sociales aux États-Unis. L’année 2018 fut celle de tous les records, avec un total de jour de grève le plus élevé depuis 1989. Parmi les luttes marquantes, on notera la victoire du personnel de Walt Disney qui obtient une hausse du salaire minimum, et celle des contrôleurs aériens qui força Donald Trump à capituler dans son bras de fer contre le Parti démocrate pour financer son mur à la frontière mexicaine.
Le combat des grévistes de Los Angeles, Denver et Chicago s’inscrit dans une lutte contre la privatisation de l’éducation. Pour les Californiens, il s’agissait avant tout de regagner le contrôle sur l’implantation des écoles charter, et d’empêcher le projet de découpage du district en portfolios. C’est également le point de blocage des grévistes de Denver, qui ont décidé de déclencher une grève générale malgré la promesse d’une hausse de salaire de 10 %.
« On conçoit cette grève comme la première escarmouche d’une longue guerre pour sauver l’école publique de l’emprise des milliardaires. Et je suis confiant, nous avons la capacité de gagner ». Justin Kirkland, professeur de Denver et membre du parti Democratic socialists of America (DSA).
Le projet d’organisation en portfolios, directement inspiré des stratégies d’optimisation des placements financiers ayant cours à Wall Street, a pour but d’établir un marché de l’éducation où chaque élève pourra choisir entre différentes écoles (charter ou publique), obligeant ces dernières à se faire concurrence, tout en poussant les plus mauvaises à la fermeture selon la loi du marché. À Denver, la logique des rémunérations des enseignants à l’aide de bonus, inspiré du monde de la finance, se voulait le cheval de Troie du découpage à venir. Au bout de trois jours de grève, les enseignants ont obtenu gain de cause : un moratoire sur les bonus, et une hausse de salaire de 12 %. (9)
À travers le pays, la marche vers la privatisation imposée aux enseignants et aux parents d’élèves subit un premier coup d’arrêt. Mardi 19 février en Virginie-Occidentale, berceau de la révolte, les enseignants déclenchaient le second round de grève. Cette fois, l’objectif consistait à bloquer un projet de loi visant directement les professeurs. Le texte prévoyait la mise en place d’une amende pour chaque jour de grève posé et autorisait le déploiement des charter schools dans l’État, avec une subvention en prime, sous la forme de coupons distribués aux parents d’élèves. Pour reprendre les mots de Jane O’Neal, déléguée syndical de Charleston :
***
Notes et sources principales :
- Lire ces deux articles résumant la grève de Los Angeles : Jacobinmag et Democracynow.org
- Lire cet article de Jacobin : Billionaires vs LA Schools (les écoles de Los Angeles contre les milliardaires)
- Lire cet article détaillant la grève de Chicago de 2012, les défis organisationnels et le travail militant nécessaire pour assurer la mobilisation victorieuse : https://www.jacobinmag.com/2014/03/uncommon-core-chicago-teachers-union
- Résumé de la grève en Virginie-Occidentale : https://www.jacobinmag.com/2018/03/west-virginia-wildcat-strike-militancy-peia
- Forbes : les statistiques de la dette étudiante https://www.forbes.com/sites/zackfriedman/2018/06/13/student-loan-debt-statistics-2018/#72c9c8b77310
- Idem 2.
- https://www.dissentmagazine.org/article/got-dough-how-billionaires-rule-our-schools
- Lire l’article du Monde diplomatique : « Comment tuer une ville », décembre 2018 https://www.monde-diplomatique.fr/2018/12/CYRAN/59367
- https://www.jacobinmag.com/2019/02/denver-teachers-union-strike-privatization-antiracism
- Propos traduit depuis l’article de Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2019/02/west-virginia-teacher-strike-2019-trade-union-school-education