« Les extrêmes droites européennes sont eurosceptiques[1] ». Voilà une phrase que l’on entend en boucle dans différents médias, rangeant dans le même sac tous les partis « d’extrême droite » européenne sans réelle mesure ni nuance. Si les formations politiques considérées comme telles possèdent des caractéristiques communes, comme leur nationalisme ou leur rejet des migrants en provenance d’Afrique, leurs positions vis-à-vis de l’Union Européenne ne sont pas toujours similaires. Tant et si bien qu’à quelques encablures des élections européennes, il semble difficile de valider l’analyse selon laquelle les extrêmes droites européennes seraient systématiquement hostiles à l’Union européenne.
« Pour la première fois, on peut espérer changer l’Europe de l’Europe ». Alors que Marine Le Pen semblait avoir fait du Frexit son leitmotiv lors de la dernière campagne présidentielle, l’entendre prononcer ces mots résonne comme une vaste surprise chez bon nombre d’observateurs politiques. Si le départ de Florian Philippot du Rassemblement National (RN) y est sans doute pour beaucoup, la sortie de l’UE apparaît aujourd’hui comme un courant minoritaire au sein du parti. Désormais, Le Pen pratique un discours bien moins radical, et s’est même résignée à laisser de côté l’abandon de l’euro. Surtout, elle a mentionné à plusieurs reprises sa volonté de créer une Alliance Européenne des Nations, dont le fonctionnement nécessiterait de « transformer radicalement le fonctionnement de l’Union Européenne ». Dans son sillage, Marine Le Pen souhaite attirer une grande partie de ses alliés politiques, mais la situation semble plus compliquée.
Contrairement au RN, de nombreux partis européens d’extrême droite conservent une réticence telle envers l’UE qu’ils n’envisagent pas d’autre option que la quitter. L’exemple le plus emblématique est celui des Britanniques d’UKIP, qui traversent paradoxalement une grosse crise interne alors que leur principale revendication est sur le point d’aboutir grâce au Brexit. Entre baisse significative des résultats électoraux, difficultés financières et absence d’un vrai leader depuis le départ de son fondateur Nigel Farage, le parti piétine et semble désormais en retrait dans la vie politique britannique. De quoi donner des sueurs froides à certains autres partis europhobes ? Pas vraiment, à en croire Jimmie Akesson, leader du parti Les Démocrates de Suède : « L’Union européenne est un large réseau de corruption ou personne ne contrôle rien. Nous payons beaucoup et nous recevons très peu, mais la raison principale de notre désir de partir est idéologique : nous ne devons pas appartenir à une union idéologique ». Avec près de 17% des suffrages récoltés lors des dernières élections législatives, le parti pourrait améliorer son score dans un contexte de démobilisation notable vis-à-vis des échéances électorales continentales (seulement 45% de participation lors des deux derniers scrutins). Si la position des Démocrates de Suède quant à l’UE est claire, un récent sondage montrait qu’une infime minorité de la population du pays était favorable à la sortie (17%). Dès lors, la tenue d’un hypothétique référendum apparaît à l’heure actuelle très improbable.
La sortie de l’UE, c’est également ce que continue de prôner le Parti pour la Liberté (PVV) aux Pays-Bas. Son leader aussi charismatique que controversé Geert Wilders n’a pas abandonné cette idée alors que son parti est désormais deuxième au niveau national. Celui qui assimilait l’UE à un « État nazi » il y a quelques années n’a pas changé son fusil d’épaule, et souhaite toujours qu’un Nexit ait lieu. Mais aujourd’hui, Wilders et Akesson semblent bien seuls. Alors que la volonté de sortir de l’UE était proche de faire l’unanimité au sein du monde des extrêmes droites populistes européennes, les leaders suédois et néerlandais se retrouvent désormais en marge du courant majoritaire. La faute, en premier lieu, au nouveau vent imposé par l’arrivée au pouvoir de la Ligue de Matteo Salvini en Italie. En partageant le gouvernement avec un Mouvement 5 Étoiles présentant le même programme sur l’Union Européenne, la Ligue est devenue le premier parti d’extrême droite à prendre le pouvoir dans un pays majeur de « l’Europe des 12 » depuis le début du siècle. Depuis les élections législatives de mars dernier, Salvini s’est rapproché de sa « grande amie » Marine Le Pen sur toute la ligne, et présente les mêmes positions que la patronne du RN sur les questions européennes. Plutôt attachée au régionalisme padan jusqu’ici, l’ex-Ligue du Nord rejoint désormais Le Pen dans son projet d’Alliance Européenne des Nations.
Salvini-Le Pen, un couple presque parfait qui n’aurait peut-être jamais existé sans l’apport essentiel de Steve Bannon. Homme de l’ombre malgré son statut de directeur de campagne de Donald Trump, l’Américain s’est depuis 2017 très largement intéressé aux milieux européens d’extrême droite. Après avoir placé Trump à la Maison Blanche, l’influent Bannon cherche désormais à entraîner l’Europe entière dans son sillage de sorte à réformer totalement l’UE. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce projet semble de prime abord bien parti. En plus de la Ligue et du RN, son influence idéologique gagne du terrain en Europe occidentale. Conséquence ou pas de l’omniprésence de Bannon, le parti allemand Alternative pour l’Allemagne (AfD) se veut désormais plus mesuré quant à une éventuelle sortie de l’Union européenne, qu’il envisage aujourd’hui comme une solution « de dernier recours ». Le parti a changé son discours et parle désormais d’Europe des patries, s’inscrivant dans ce processus plus global de changement par l’intérieur de l’UE. Un projet dont l’intitulé est différent de celui utilisé par Marine Le Pen, et qui n’inclut pas le RN. En effet, le candidat qui figure en tête de la liste de l’AfD Jörg Meuthen a mentionné trois alliés : la Ligue de Salvini, mais également le Fidesz de Viktor Orban et le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ).
Mais là encore, ce cas de figure est très loin de concerner la totalité des partis européens d’extrême droite. En effet, certains ont pris en compte le fait que l’UE pouvait leur être très largement bénéfique. L’exemple le plus emblématique est celui du FPÖ autrichien. Parti au positionnement très ambigu (fondé par des anciens SS mais adoptant dans un premier temps des mesures libérales), il s’est réorienté vers un nationalisme ultra-conservateur à la fin des années 1980. Principale voix dissidente d’une UE que l’Autriche a intégrée en 1995, le FPÖ a proposé en 2006 un référendum contre « la folie de l’Europe ». Depuis, le parti a largement adouci son discours, conséquence directe de son retour au pouvoir en 2017. En effet, son premier passage à la tête du pays en 2000 avait marqué un gel des relations avec l’UE, ponctuée par la mise en place d’un cordon sanitaire. Dès lors, le parti a dû se résoudre à modérer son discours vis-à-vis de Bruxelles après l’élection de 2017 afin de ne pas rééditer pareille expérience. Preuve s’il en est de la puissance symbolique que conserve l’UE, même chez ses potentiels détracteurs.
Le point commun entre tous ces partis précédemment cités ? À défaut d’entretenir exactement la même ligne politique, ils appartiennent tous, à l’exception des Démocrates de Suède, au groupe politique Europe des Nations et Libertés (ENL) au sein de la législature européenne actuellement en vigueur. Seulement, ces formations politiques sont loin de disposer du monopole des extrêmes droites populistes sur le vieux continent. En effet, d’autres partis ultra-conservateurs d’Europe de l’Est ont un poids très important malgré leur non-appartenance à l’ENL. À ce titre, citons les deux exemples les plus emblématiques : le Fidesz hongrois conduit par Viktor Orban, et le parti Droit et Justice (PiS) polonais. Ces deux partis exercent chacun le pouvoir dans leurs pays respectifs, et ont un rapport très particulier à l’UE. En effet, même s’ils sont régulièrement pointés du doigt par Bruxelles en raison de leur non-respect des droits de l’homme, ils sont loin de demander la sortie de l’UE. S’ils la critiquent parfois vivement dans la lignée de leur chasse à la démocratie libérale, ils entretiennent en réalité une sorte de double-jeu et profitent très largement des avantages accordés par l’Union. Dans une enquête du Monde le mois dernier, un diplomate européen affirmait sous couvert d’anonymat que « derrière les discours, ils [les dirigeants nationalistes d’Europe de l’Est] sont tous pro-business, ne font pas déraper les finances publiques et savent très bien où sont les lignes rouges ». En effet, les dirigeants hongrois et polonais auraient tort de se priver d’une UE qui est perçue comme ayant augmenté leur croissance et fait baisser leur taux de chômage. Le cas autrichien semble là aussi significatif. En gouvernement de coalition avec la droite traditionnelle, le FPÖ a fait voter la loi allongeant la durée maximale du travail à 12 heures par jour et 60 heures par semaine, sous l’injonction de la Commission européenne. La flexibilité de l’emploi, si chère à l’Europe libérale, figure également à l’agenda de certains partis d’extrême-droite qui appliquent dans le même temps des mesures très radicales en matière d’immigration.
Pour autant, affirmer que Viktor Orban et consorts ne sont pas pleinement satisfait avec l’UE actuelle ressemble à un doux euphémisme. Désignant cette dernière comme non-démocratique et faisant de la Commission Européenne un « symbole de l’échec », ce dernier se veut très critique des institutions au sens large du terme. Sa vision de l’UE, il la trouve au sein d’une « Europe centrale forte, composée de pays qui coopèrent étroitement ». En revanche, il s’agirait de couper les ponts avec une Europe occidentale jugée trop libérale par le chef d’État hongrois. Lequel est pourtant actuellement engagé au sein du groupe parlementaire « Parti Populaire Européen » (PPE), composé entre autres de la CDU allemande ou de l’ÖVP autrichienne, mais qui a récemment engagé la procédère d’exclusion du Fidesz. Pas franchement les premiers à critiquer l’Europe libérale… Cependant, Orban a plus d’un tour dans son sac. Son désir régional d’une Europe de l’Est forte ne pourra se faire sans l’appui des pays concernés, et sa position alter-européenne est désormais connue de tous.
Ainsi, il semble erroné d’évoquer une voix unie des extrêmes droites populistes européennes sur la question de l’appartenance à l’UE. Le cliché très largement répandu de partis systématiquement europhobes semble un brin simpliste, et ne tient pas compte d’un certain nombre de paramètres. Pour autant, inutile de se voiler la face : ces partis sont loin d’entretenir une histoire d’amour avec l’UE. S’il n’a jamais envisagé de la quitter, Viktor Orban est très régulièrement rappelé à l’ordre par les institutions européennes à cause de son non-respect des valeurs « de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité et de l’État de droit ». Marine Le Pen a par exemple assimilé très récemment l’UE à un « bateau ivre » conduit par « un ivrogne notoire, Jean-Claude Juncker ». Tout est alors une question de nuance, même si la volatilité des positions des partis n’aide clairement pas à les analyser. Pour ne rien arranger, une nouvelle catégorie d’extrême droite semble éclore en Europe Occidentale, en marge de l’ascension du parti espagnol Vox. Si la formation politique terrorise une partie de l’Espagne à coups de déclarations chocs sur les droits des femmes, discuter de l’adhésion du pays à l’Union européenne semble très loin d’être une priorité. La question continentale n’apparaît qu’en 96ème position des cent mesures urgentes pour l’Espagne, et la seule phrase qui traite de ce sujet est pour le moins ambiguë. Une belle métaphore de la position d’une bonne partie des formations d’extrême droite européennes quant à leur attachement à l’Union européenne. À deux mois du scrutin, si tout reste encore possible, bien malin sera celui qui devinera les coalitions d’extrême droite qui peupleront le nouveau parlement.
Notes :
[1] Nous utilisons plus volontiers le terme « europhobe », qui replace celui d’« eurosceptique ». En effet, nous partons du principe que tous les partis affichant un minimum de contestation vis-à-vis de l’Union Européenne (UE) sont eurosceptiques. En revanche, tous ne sont pas europhobes, puisque ce terme désigne une profonde volonté de quitter l’UE.