À l’occasion de la sortie de leur nouvel ouvrage Entre déclin et grandeur, Regards des Français sur leur pays, le sociologue fondateur de l’institut ViaVoice, Arnaud Zegierman, et le fondateur du média Usbek & Rica, Thierry Keller, ont répondu à nos questions. Leur enquête s’intéresse à la fois à la vision que portent les Français sur les évolutions du pays et à leurs aspirations pour le futur. Les auteurs analysent ainsi les opinions collectives au prisme des notions de grandeur et de déclin, largement investies par nos politiques. Discutant les résultats de leurs investigations, Arnaud Zegierman et Thierry Keller mettent en avant les préoccupations réelles des femmes et hommes qui habitent et travaillent en France, bien loin des agitations identitaires abondamment relayées par les médias. Ils refusent de croire à une société plus individualiste, puisque selon eux, malgré toutes les difficultés rencontrées au quotidien, les Français ont envie de se réunir. Ce livre nous engage à construire notre avenir dans l’apaisement et l’entendement lucide des réalités ordinaires. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud.
LVSL – Vous avez intitulé votre livre Entre déclin et grandeur, en tordant très vite le bras à la fois à celles et ceux qui se gargarisent d’être dans un grand pays et à celles et ceux qui le rapetissent. On a l’impression que vous déconstruisez les concepts de grandeur et de déclin, et que votre livre se destine à donner à voir un pays plus complexe. Était-ce une intention ou bien est-ce que cela a plutôt été la finalité logique de votre enquête ?
Arnaud Zegierman – Nous avons mis nos capteurs un petit peu partout sur l’opinion publique en essayant de retranscrire ce que cela voulait signifier, et non en s’en servant pour développer une idéologie.
Thierry Keller – Il y avait l’idée de poursuivre notre réflexion sur l’identité nationale, entamée en 2017 avec notre premier livre, Ce qui nous rassemble. Ce second ouvrage part d’une critique patriotique de la grandeur, ou plus exactement de la posture derrière la grandeur, ce que l’on appelle dans notre bouquin « la pompe ». Et puis finalement, nous avons aussi travaillé sur le déclin en comprenant, par notre enquête, que les deux formaient ensemble une dialectique.
A.Z. – Tout à fait, et d’ailleurs je n’en reviens toujours pas de ce diagnostic. Je me surprends tous les jours à rappeler le contenu de ce livre, ce que pensent les Français. Cela semble totalement déconnecté du débat public alors que c’est analysé sur des bases scientifiques, contrairement à de nombreux éditorialistes qui ne se fondent sur rien. On peut ne pas être d’accord avec l’opinion publique, ce n’est pas grave, mais il faut partir de la réalité. La France n’est pas du tout au bord de la guerre civile…
LVSL – Sur le déclin, vous dites que l’anxiété des personnes prend souvent le dessus sur leur bien-être objectif et que c’est cela qui nourrit le sentiment de déclin. Pourquoi une telle anxiété aujourd’hui chez les Français et sur quelles thématiques se construit-elle ? Sur son devenir économique et social, son devenir démocratique, sur son devenir identitaire ?
A.Z. – Il y a deux dimensions. Il y a d’abord ce que l’on a appelé le service-client. Nous avons tous été habitués par Orange, Amazon, et d’autres grandes entreprises privées, à avoir une réponse rapide et efficace dès lors que l’on a un problème. Votre wifi ne fonctionne plus ? Orange gère. Vous n’avez pas reçu un colis ? Amazon gère. Cela ne va pas donner des heures de hotline. Dans votre quotidien de citoyen, les heures de hotline, c’est avec l’Urssaf… Un problème de deal en bas de chez vous ne se règle pas du jour au lendemain. Si vous avez perdu votre emploi, Pôle emploi ne va pas vous en retrouver un dès le lendemain. Si votre enfant a des problèmes de harcèlement scolaire, vous allez ramer avant de trouver le bon interlocuteur qui pourra résoudre le problème. Tous ces aspects sont compliqués. Il y a un service-client défectueux pour les choses du quotidien qui donne un sentiment de déclin aux Français, un sentiment que l’État n’a pas la réponse pour cela. Cette première dimension, ce sont les choses à réparer. La deuxième dimension, c’est le long terme, la perspective. Qui parle du long terme aujourd’hui ? On en parle un peu avec l’écologie, car cela nous angoisse. Mais est-ce qu’il existe une volonté, un projet qui ne s’appelle pas France 2030, avec une dénomination plus emballante, et qui nous dit où l’on veut aller, quelque chose qui permet de fédérer ?
Donc nous avons à la fois des problèmes au quotidien et une absence de perspectives de long terme. Malgré ça, les Français font une analyse très positive du pays : 80% d’entre eux se sentent bien en France, pour 82%, la vie y est agréable, pour 88%, nous sommes chanceux de vivre en France, sept Français sur dix estiment que la France fait envie. Ce ne sont pas des diagnostics de déclin, mais au contraire d’un pays qui vit une forme de déclassement, une angoisse de l’avenir. Mais il ne faut pas se tromper d’analyse. Ce n’est pas un pays qui se pose des questions identitaires fondamentales, ça, c’est le discours ambiant.
T.K. – J’ajoute qu’il y a peut-être un sujet autour de l’État, dont on peut dire, de façon surprenante, qu’il bénéficie d’une nouvelle hype (regardez les bouquins de Gilles Clavreul ou Juliette Méadel, ou même de François Hollande, qui traite beaucoup du sujet). Pourtant, l’État n’est clairement pas glamour, ce n’est pas ce qui fait un buzz. Or, il y a un présupposé dans ce pays depuis le colbertisme sur le fait que l’État doit veiller sur nous. Les essais sur l’angoisse et les malheurs de la France, publiés par dizaines, tournent autour du rôle de l’État sans jamais vraiment l’assumer. Les citoyens réclament plus d’État et s’estiment « mal servis au guichet ». C’est ce que nous appelons, avec pas mal de précaution, le service-client. À l’ère du service-client numérisé, il y a une différence de traitement nette entre Netflix et l’Urssaf. Et ce hiatus crée du ressentiment.
LVSL – Vous mettez aussi en relief (p.68) une forme de sentiment d’abandon de l’État. Pourtant, si l’on regarde le dans le baromètre de la confiance politique de février, les Français expriment encore globalement une confiance dans les institutions et l’État qui incarnent la protection et le soin. Alors sur quoi se fonde précisément ce sentiment d’abandon que vous soulevez pour votre part dans votre livre ?
A.Z. – Sur le sentiment d’abandon, il y a plein d’enquêtes. Elles parlent de défiance. Mais aujourd’hui, la plupart des Français ont bien conscience que l’État a été là pendant la crise sanitaire, l’hôpital a répondu présent, les tests PCR étaient gratuits. Cependant il y a une défiance envers les politiques et certaines autres institutions autour de l’État. Lorsque l’on creuse, on s’aperçoit que c’est une défiance par méconnaissance. C’est souvent une posture. Dans le cadre d’entretiens approfondis, les Français sont d’abord critiques, puis, évoluent vers davantage de nuances.
Lors d’une étude que nous avions réalisée chez Viavoice, nous avons vu que les Français méconnaissent le coût réel d’un cancer : 70% des sondés sous-estiment de beaucoup ce coût. C’est parce que lorsque vous allez à l’hôpital, vous sortez votre carte vitale et non votre carte bleue. Nous n’avons pas immédiatement conscience de ce que l’État-providence fait pour nous. Il faut y réfléchir. Lorsqu’on fait des focus group, des entretiens collectifs de personnes pendant deux-trois heures, au départ ils sont très sceptiques, mais petit à petit, vous vous rendez compte qu’ils ont conscience que l’on est dans un pays protecteur. Spontanément, on peut se dire que cela ne va pas, mais, avec du recul, on se rend compte qu’on est soigné gratuitement. Le problème, c’est qu’on ne parle pas assez de cela. Du coup, la question qui nous semble importante est plutôt : qui sera à même de défendre un système aussi bienveillant s’il est attaqué un jour sur ses fondamentaux ?
T.K. – L’une des explications, peut-être, de la défiance globale envers l’État et de son attractivité simultanée, ce sont toutes les théories du care. Il y a une hypothèse à développer autour de la nouvelle rhétorique de gauche qui a épousé le care, croyant bien faire, mais qui a « anglo-saxonnisé » sa vision de l’intérêt général. On est passé du traitement collectif au traitement individuel des problèmes. Résultat, chacun s’estime floué. Je pense que c’est une erreur politique de penser que l’État peut être dans le care.
Arnaud Zegierman : « Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. »
LVSL – Pour vous, le sentiment de déclin est profondément lié à une grandeur passée fantasmée mais aujourd’hui déchue. Pourtant, intuitivement, on pourrait penser que cette grandeur, certes peut-être fantasmée à certains égards, « surenchéri » pour reprendre vos mots (p.166), permettrait au contraire d’atténuer le sentiment de déclin. Pourriez-vous revenir sur cette relation de causalité surprenante et que vous analysez longuement ?
A.Z. – Le fantasme de notre grandeur exacerbe notre sentiment de déclin. Lorsque vous avez le sentiment qu’il y a encore peu de temps, la France était au centre du monde, vous avez du mal à admettre qu’elle ne parvienne pas à régler certains problèmes de votre quotidien ! Mais en fait, la grandeur de la France remonte à très loin… Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. On préfère se complaire dans notre passé plutôt que de réfléchir aux chemins d’avenir. On choisit de se remémorer continuellement les mêmes vieilles histoires plutôt que d’en inventer de nouvelles ! Il faut reconnaître qu’inventer est aussi plus compliqué. Sur ce point, nous ne sommes pas en phase avec ce que pensent la grande majorité des Français qui, dans l’étude réalisée pour ce livre, se montrent au contraire très attachés à la notion de grandeur.
T.K. – Pour tirer le fil, la France, c’est 1789, pas le Danemark ! Il n’est pas question de remettre en cause l’héritage, mais d’appeler au calme sur la fausse grandeur. Nous rappelons que cette grandeur a toujours été, historiquement, liée à la conquête de la terre et à la guerre. C’est très compliqué de parler de grandeur sans bataille, sans conquête, sans épopée. De ce point de vue là, notre livre peut sembler très peu romantique, et nous l’assumons. Notre leitmotiv, c’est de nous demander si la France peut devenir un pays non pas normal, banal, moyen, mais un pays qui en finit avec un romantisme qui l’empêche de réfléchir et d’avancer.
A.Z. – Thierry paraphrase souvent Paul Valéry avec une phrase lourde de sens et de justesse : « La France avance vers le futur à reculons ». Nous nous référons à un passé rempli de guerres. Aujourd’hui, les agents secrets font la guerre à notre place. Et il ne s’agit pas d’être naïf et de croire à un monde pacifié, nous ne sommes pas du tout anti-militaristes. Il existe aujourd’hui de très grands dangers, mais il y a de quoi être fier de cette époque plus pacifiée et libre, c’est ça notre grandeur ! C’est ça le résultat des grandes batailles historiques. Même si la paix, c’est moins lyrique qu’une épopée.
T.K. – Le de Gaulle de la période 1962-68 savait bien que, comme Churchill avant lui, il était plus compliqué de gouverner en temps de paix. La DATAR avait “moins de gueule” que de se réfugier à Alger pour construire la riposte depuis les colonies. Mais c’est notre lot que de regarder devant et pas toujours derrière. D’ailleurs, notre enquête montre bien que les anciens regrettent moins le passé que les jeunes car ils ont de la mémoire et savent que c’était moins « cool ». Notre livre a une volonté : celle de retourner au réel.
LVSL – Vous analysez que le discours ambiant autour du déclinisme, qui constitue par ailleurs un business, a tendance à produire une forme de sortie du politique, car s’il fonctionne commercialement, il ne passionne pas politiquement, au contraire. Qu’en est-il à l’inverse du discours sur la grandeur, produit-il la même chose ou au contraire une forme d’élan politique ?
T.K. – Je dirais qu’il produit de la désillusion. Le discours sur la grandeur est un fantasme. Les déclinistes, comme les militaires de la fameuse tribune, s’en servent pour réclamer au retour à l’ordre, sous leur autorité évidemment. Quant aux détenteurs du pouvoir, ils agitent la grandeur pour dire qu’avec eux tout va bien. C’est absurde dans les deux cas. Pourquoi ne pas préférer la modestie ? Nous nous sommes beaucoup inspirés d’un article écrit par Jean-Louis Bourlanges dans la revue Pouvoir il y a moins d’un an, à l’occasion d’un numéro sur de Gaulle. Bourlanges oppose l’école de la grandeur à l’école de la modestie. Dans la seconde, on retrouve tous les soi-disant losers de l’Histoire de France, comme Talleyrand, qui rêvait que le rayonnement de la France se fasse par sa culture et son génie et non par une volonté de débordement. Mais finalement, c’est toujours l’école de la grandeur qui l’emporte, et l’on parle de l’école de la modestie un peu comme un groupe de rock qui n’aurait pas percé. Toute proportion gardée, Valéry Giscard d’Estaing, qui n’est pas de notre culture politique, avait lui aussi tenté une rhétorique de la modestie en rappelant que la France était une puissance moyenne. Mais c’est un crime de lèse-majesté que de dire cela. Moyenne, c’est terrible pour les Français.
A.Z. – Et ce n’est pas la réalité d’ailleurs. Si nous étions une nation moyenne, nous serions la 100ème puissance mondiale. Nous sommes encore dans les dix premières puissances. Il ne s’agit pas d’accepter fatalement une forme de déclassement mais de dire que si nous voulons être conforme à la philosophie française initiale, il nous faut arrêter de regarder un passé fantasmé, en guerre, et qui n’est pas en adéquation avec le monde d’aujourd’hui. À la fois par rapport aux nouvelles formes de concurrence et par rapport à ce que veut réellement la population : être tranquille et en paix. Encore une fois, cela n’exclut surtout pas l’ambition et l’inventivité. Ce sont même des pré-requis.
Thierry Keller : « La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle. »
LVSL – Vous reprenez ensuite le concept « d’archipelisation » de la France de Jérôme Fourquet. Mais vous dîtes que finalement, les Français n’ont pas envie d’appuyer ce morcellement mais de se réconcilier, de « construire du commun » dites-vous. Si ceci est réellement ce que pensent les Français, qu’est-ce qui fait que certains commentateurs politiques attestent de l’inverse, c’est-à-dire que la fragmentation se renforce ?
T.K. – Je pense que l’on a mal mesuré, en France, l’effet déflagrateur de la civilisation numérique sur un vieux pays analogique comme le nôtre. Nous sommes la France de Johnny Halliday et de Victor Hugo. On se rassemble, on se mélange, lors de grands moments de catharsis collectives : la Libération, Mai 68, une victoire en Coupe du Monde. Ce sont des événements profondément analogiques, c’est-à-dire low-tech. Internet et les réseaux sociaux n’ont pas la même influence dans un pays qui n’est pas spontanément politique que lorsque cela se passe chez nous. En France, le corps social existe plus qu’ailleurs. Or, désormais, plus fort qu’un morcellement par communauté, il y a un morcellement de chacun devant son propre écran. Ce sont des conditions objectives qui entrent en conflit avec une sorte d’âme politique française, composée d’une part du modèle social, d’autre part de l’hédonisme. La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle.
A.Z. – On a tendance à plutôt parler de « société de niches » que « d’archipélisation ». Certes, la société est très segmentée. Il y a des conséquences très négatives sur le lien social : avant, vous connaissiez votre voisin qui ne pensait pas comme vous, vous pouviez vous engueuler avec lui car vous étiez dans la même usine, dans le même syndicat, parce que vous vous croisiez à l’église. Aujourd’hui, on ne va plus beaucoup à l’église, les syndicats n’ont plus le même rôle et il y a moins d’usines. Bref, on rencontre moins la différence et on en a donc beaucoup plus peur. Et on se sent seul, atomisé.
Mais là où nous établissons une différence avec Jérôme Fourquet et sa notion « d’archipelisation », c’est que, d’une part, nous ne le déplorons pas. Nous sommes heureux que la France d’aujourd’hui soit plus ouverte qu’à l’époque de Bourvil. Nous avons oublié à quel point il était difficile avant de se délester du poids de sa famille, de certaines traditions, de vivre conformément à ses aspirations, ou encore d’être une femme indépendante. Et je ne parle même pas du fait d’être homosexuel ou de faire partie d’une minorité visible ! D’autre part, cette archipélisation est subie et non voulue. Cela signifie que les Français souhaitent reconstruire ce lien social. Mais les modalités se font encore attendre… Les Français ont envie de se réunir, de se réconcilier en quelque sorte, de tordre le réel qui les atomise. C’est une grosse erreur de penser que ce lien social est terminé, que la société serait plus individualiste. La société est atomisée indéniablement, mais pas de plus en plus individualiste. Les gilets jaunes ne défendaient pas des choses semblables au départ mais prenaient très vite plaisir à se retrouver ensemble, pour le plaisir d’échanger, de chercher un horizon commun.
Qu’est-ce que l’on a comme lieu et moment aujourd’hui où les gens se retrouvent ensemble ? Hormis effectivement les grands rendez-vous sportifs, au quotidien, qu’avons-nous pour nous engueuler avec notre voisin d’en face qui ne pense pas comme nous ? Il n’y a plus grand chose. Mais on aime la France des barbecues et des terrasses, et il ne faut pas oublier que la France ne connaît pas de tentations sécessionnistes comme l’Espagne ou l’Italie. Alors, il faut séparer ce « on ne sait plus comment faire » du « j’ai envie de tuer mon voisin ». Nous sommes bien mais isolés, nous ne savons plus trop comment faire pour vivre ensemble. Le risque quand vous connaissez moins vos voisins, c’est de croire le commentateur qui vous raconte qu’il faut se méfier de celui que vous ne connaissez pas.
LVSL – Finalement, à qui pour vous incombe la responsabilité de ce que vous appelez « une succession de décalages entre les ressentis des habitants et la façon dont les les présente ». Aux médias ? À la représentation politique ?
A.Z. – Ici, je ne suis pas sûr que l’on soit d’accord avec Thierry (rires). Pour moi, ce ne sont ni les politiques, ni les journalistes, ni les sondeurs. C’est le conformisme dans chaque métier qui tue tout : le conformisme des sondeurs qui continuent à poser toujours les mêmes questions simplistes, le conformisme de certains médias qui continuent à croire que Zemmour fait vendre alors que le marché des lecteurs-téléspectateurs-auditeurs se restreint, le conformisme de certains politiques qui continuent à penser qu’il faut parler d’immigration. Ce conformisme fait qu’on se leurre par rapport à la réalité. La responsabilité est psychologique et n’incombe pas à des groupes. Vous avez des journalistes et des politiques qui essaient de défendre des choses, nous sommes un certain nombre dans les instituts de sondage à essayer de vouloir réaliser un portrait non déformé du pays. Mais le conformisme emporte tout et la petite musique du déclin s’ancre. Pourtant ce dernier ne fait pas vendre ! Le déclin vend mais dans un marché qui se restreint, l’audience des médias s’effondre et par ailleurs les gens votent de moins en moins. Cela ressemble à une impasse.
T.K. – Visuellement, les choses ont l’air atomisées, mais dans l’aspiration, clairement pas. Le repas de famille compte encore, le barbecue est structurel, d’ailleurs son marché explose et ce n’est pas un hasard. Dans le business, la politique, la vie culturelle, tout ce qui est feel good est beaucoup plus rentable.
Arnaud Zegierman : « Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. »
A.Z. – On a tendance à dire dans le débat public que les médias ont une responsabilité, mais, dans ce cas là, ils auraient une responsabilité sur tout. Historiquement, cela ne tient pas. Concernant l’audience, n’oublions pas que l’arrivée de la radio n’a pas fait disparaître la presse écrite, de même que la télé n’a pas fait disparaître la radio ni la presse écrite. Historiquement, aucun média ne s’était substitué aux autres. Quand Internet arrive, tout s’effondre et on nous dit que c’est à cause d’Internet. J’ai l’impression que c’est une hypothèse trop technophile et qu’en réalité, les médias n’ont pas réussi à continuer de parler aux gens.
T.K. – J’ajoute que la gauche était par essence fédératrice d’utopies. Plus aujourd’hui. C’est un problème que nous n’abordons pas, mais enfin, c’est mieux de l’avoir en tête.
LVSL – Pour terminer dans une approche un peu plus prescriptive, comme vous essayez de le faire dans la dernière partie de votre livre : comment sortir de cette posture typiquement française qui se raconterait des histoires sur elle-même ? Comment reconstruire un projet qui embarquerait la grande majorité et qui atténuerait concrètement l’anxiété française ? Est-ce qu’on peut se limiter à dire comme vous concluez que : « le seul choix du “cool”, du naturel et de l’apaisement sera payant » ?
A.Z. – Si l’on avait les réponses, nous nous présenterions ! Nous ne les avons pas. Nous nous sommes beaucoup dit qu’il ne nous fallait pas faire un livre de « petits cons ». D’où le fait que nous n’ayons pas fait de préconisations comme c’est la mode. Je pense en revanche qu’il faut que l’on s’apaise. Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. Après, il faudra un peu de lyrisme.
T.K. – Oui, nous n’avons pas voulu faire de préconisations de politiques publiques, ce ne serait pas une réponse au niveau. Nous avons simplement essayé de changer le regard sur notre propre pays. Essayons de nous voir comme on est réellement et non comme on se fantasme ou comme on se dénigre. La phrase que vous citez peut paraître « gnan-gnan », ou manquer d’ambition. Mais souvenez-vous que lorsque 700 000 personnes regardent Zemmour sur CNews, il y en a cinq millions qui sont rivées sur Philippe Etchebest dans Top Chef.
A.Z. – Zemmour est un modèle, non pas de contenu discursif, mais il a réussi à mettre sur le devant de la scène ses obsessions. Nous, nous aimerions bien que notre obsession (faire un diagnostic réaliste et nuancé du pays pour mieux préparer l’avenir) infuse la société. Qu’on parle de questions qui intéressent les Français. Mais pour le « comment faire » et ce qu’il faut en tirer, nous avons plutôt confiance en la nouvelle génération qui arrive.