Les résultats du premier tour au Brésil ont été accueillis avec surprise. Bien que Lula soit en tête, le scrutin apparait davantage comme une victoire des bolsonaristes, qui ont obtenu les meilleurs scores au Parlement, aux élections des gouvernements locaux, et élargi leur base électorale de près de 2 millions de voies par rapport à 2018. À la veille du second tour, le philosophe brésilien Vladimir Safatle livre une réflexion acerbe sur les limites de la gauche brésilienne, mais aussi sur les leviers possibles de sa vraie renaissance. Article édité par Keïsha Corantin.
Pour comprendre ce premier tour, il faut d’abord souligner que même au pire moment de la pandémie, le taux de popularité de Jair Bolsonaro n’est jamais tombé au-dessous de 30%, il dispose donc d’un électorat organique demeuré large et fort. Ces 30% ne peuvent être uniquement la classe moyenne brésilienne – il n’y a pas 30% de classe moyenne au Brésil –, c’est donc aussi un électorat populaire. (Note de la rédaction : Si Lula atteint 50% chez l’électorat le plus pauvre, près d’un tiers s’est exprimé en faveur de Bolsonaro au premier tour.)
Par ailleurs, malgré son bilan négatif, Bolsonaro s’est mis dans une posture permanente de « gouvernement contre l’État », accusant les entraves que lui imposaient les juges, le Parlement, les gouverneurs, etc., et a donc su conserver un capital de transformation : le pouvoir de la promesse. En face, la gauche brésilienne est incapable de projeter la figure d’une autre société et Bolsonaro apparaît comme le seul discours de rupture nationale. Le Parti des travailleurs (PT) a souffert des scandales de corruption. Là où il aurait peut-être fallu reconnaître ses torts et assumer une posture de rédemption, le PT a réagi sur la défensive pendant la campagne. Un candidat qui reconnaît ses torts est mieux que quelqu’un qui tente de les dissimuler. Bolsonaro a été capable d’évacuer ce poids car malgré plusieurs procédures judiciaires ouvertes, il ne compte aucune condamnation. Par ailleurs, pour Bolsonaro et ses partisans, le mot corruption a pris un autre sens : c’est la continuité, le « business as usual ». Mais je crois que cette question de la corruption en cache une autre. Elle reflète une méfiance de certains secteurs de la population brésilienne envers la capacité de la gauche à gouverner. D’un point de vue électoral la gauche s’est démontrée faible : Lula est allé en prison, les acquis ont été perdus. Aujourd’hui, Lula s’affiche en position de faiblesse en soutenant une alliance large avec des secteurs traditionnellement ennemis du PT. Paradoxalement, la vraie position de force dans cette élection c’est Bolsonaro, qui peut dire « Moi je suis seul contre tous. »
En cela, Bolsonaro a su jouer sur une ambivalence entre omnipotence et impotence, constitutive de ce genre de leader, qui sont toujours des sauveurs menottés. Theodor Adorno, dans un texte très important sur les leaders fascistes, parle de « little big man » – petit grand homme – c’est-à-dire un équilibre entre pouvoir et faiblesse, susceptible de produire une identification narcissique. Non pas l’identification à un idéal comme on pourrait penser les représentations classiques du pouvoir. Bolsonaro n’incarne pas un idéal, mais il semble être quelqu’un comme nous, partageant nos faiblesses, nos rages, nos difficultés, qu’il combine à l’idée que le collectif vaincra : « Je suis seul contre tous, paralysé, mais nous, ensemble, nous pouvons être fort. »
GAGNER AVEC UNE DROITE DÉFAITE ?
Une erreur de la campagne de Lula a été de tout dépolitiser en mobilisant, pour s’opposer à Bolsonaro, une lutte immémoriale de la civilisation contre la barbarie. D’abord, c’est un discours vide de sens, qu’est-ce que la civilisation sur le continent américain ? Cela fait écho au processus civilisateur colonial d’une violence extrême contre les peuples indigènes, c’est une figure de la barbarie. La gauche aurait dû ne pas perdre son temps sur ce rationalisme moralisateur, et l’utiliser pour renforcer le débat autour des politiques sociales et économiques par exemple la réforme des retraites, des impôts ou du droit du travail. Ces thèmes ont été balancés d’une façon presque irresponsable : « On pense faire marche arrière sur la réforme du travail » dit le PT. D’accord, mais quoi exactement ? « On pense à une réforme fiscale », très bien mais sous quelle forme ? Il n’y a rien de concret, or un programme clair aurait pu être établi. Par exemple, la Constitution brésilienne prévoit un impôt sur les grandes fortunes. La Constitution a été promulguée il y a plus de trente ans et cet impôt n’a jamais été mis en place. Autre chose : le Brésil, avec l’Estonie, est le seul pays au monde dans lequel il n’y a pas d’impôt sur les dividendes. On aurait pu défendre cette fiscalisation pour une financer l’extension du système éducatif, ou de santé. Mais rien n’a été proposé. Pourquoi ? La gauche est dans une alliance dont une partie a grand intérêt à préserver cette situation.
Lula a persévéré dans une stratégie de conciliation, en ralliant à lui les secteurs de droite lésés par Bolsonaro. Ce dernier compte sur le soutien de l’agrobusiness, qui est aujourd’hui le cœur de l’économie brésilienne. Il compte aussi sur l’appui du secteur commerçant et de l’élite financière. Lula peut compter sur quelques soutiens mais ce sont des secteurs qui ont été écartés de l’organisation hégémonique de l’économie brésilienne. Le pays est en pleine transition : le Brésil est en train de se désindustrialiser pour revenir à sa position de grand exportateur de matières premières. C’est l’élite qui porte cette transformation qui supporte Bolsonaro.
Dans ce contexte il y a un secteur économique, parce qu’il est devenu secondaire, qui accepte Lula. Cette élite était traditionnellement structurée autour du Parti de la social-démocratie brésilienne (NDRL : parti de droite conservatrice dont vient le vice-président choisi par Lula en cas de victoire, Geraldo Alckmin). Au vu des dernières élections, ce parti est amené à disparaître. Ainsi, la vraie division au Brésil se joue entre l’extrême droite populaire et la droite oligarchique traditionnelle. Cette droite n’aime pas Bolsonaro parce qu’il a constitué un nouveau réseau de pouvoir dont elle a été exclue. C’est une élite qui voit d’un mauvais œil l’avènement d’une extrême droite populaire associée au lumpenprolétariat et se sent menacée par la constitution d’une nouvelle classe dirigeante qu’incarnent bien les députés et sénateurs de Jair Bolsonaro. Cela explique ses alliances avec Lula. Mais cette droite est-elle forte électoralement ? Rien n’est moins sûr… c’est une élite en chute.
REDEVENIR UNE FORCE DE PROPOSITION POLITIQUE
Structurellement, le système politique brésilien hérité de la Constitution de 1988 est caractérisé par la nécessité de former des alliances pour pouvoir gouverner. Ainsi, lors des premiers gouvernements du PT, la gauche avait certes dû modérer son agenda, mais elle restait une force de proposition politique : par exemple entre 2003 et 2012, le gouvernement créa quatorze universités, une expansion considérable du système éducatif. Après 2013 s’est produit un changement dramatique, lors duquel la gauche a perdu sa capacité à former l’agenda politique du pays. (NDLR : En 2014 la chute du cours des matières premières plonge le pays dans la crise mais les premiers signes de récession et d’inflation étaient déjà visibles en 2013.)
En 2013, lorsque les limites du système brésilien sont apparues, la gauche n’a pas su passer à la deuxième étape de ses politiques. Elle n’a pas su, non pas à cause d’un manque de réflexion, mais parce qu’elle ne pouvait pas. Passer cette deuxième étape signifiait renforcer des antagonismes sociaux assez fort. Par exemple, la première décennie du XXIe siècle a vu opérer une forte dynamique d’ascension sociale au Brésil : 34 millions de personnes sortent de la pauvreté pour atteindre la classe moyenne. Cette nouvelle classe moyenne formule de nouvelles demandes : ce sont des gens dont les enfants allaient à l’école publique, et qui se tournent vers l’école privée, la même chose se produit avec la santé. Ces nouveaux besoins et nouvelles dépenses ont érodé ce qu’ils avaient gagné. Un deuxième moment politique aurait été la construction d’un système éducatif et de santé totalement public. Il aurait fallu des investissements que l’État ne pouvait pas faire. Cela demandait au moins une politique social-démocrate classique d’imposition des classes aisées mais ça n’est jamais arrivé à cause de l’impératif de conciliation. Électoralement, le gouvernement ne pouvait pas se permettre d’augmenter les impôts. Ainsi au Brésil, le taux d’imposition maximum est toujours de 27,5%.
Cela a produit une situation de frustration assez forte. Pourquoi ? Vous êtes un Brésilien en 2012, vous entendez partout que le Brésil est la nouvelle puissance internationale, qu’en 2022 le pays sera la 5e économie mondiale, ce sont des rapports de la Banque mondiale qui le disent. Et tout d’un coup vous vous apercevez que non, ça ne va pas se passer comme ça. Cette promesse d’enrichissement n’est jamais atteinte. Cela produit quelque chose que Tocqueville appelait la « frustration relative » : les révolutions ne sont pas menées par les plus pauvres mais par ces gens qui entament une ascension, et qui perçoivent finalement que l’attente ne pourra pas se matérialiser. Lorsqu’une société commence à rêver, c’est le moment le plus risqué. Si les gens commencent à croire au futur, il faut y aller jusqu’au bout, même si on perd. Lorsqu’on y va avec un objectif, il est possible revenir après la défaite. La gauche n’est pas allée jusqu’au bout.
L’extrême droite est alors apparue comme le discours de la rupture institutionnelle en condamnant un système d’alliance paralysant. C’est aussi un projet ultra-néolibéral : « Pourquoi attendre quelque chose de l’État, qui n’a jamais rien donné à personne ? », ce qui n’est pas totalement faux. Si d’un côté l’État brésilien a été capable de produire d’importantes politiques sociales, de l’autre côté, c’est un État de violence généralisé contre les plus pauvres. L’extrême droite vend la liberté du « chacun pour soi », présentée comme un acquis commun et global. C’est un narratif cohérent. La politique d’allocation d’urgence Auxilio Emergencial pendant la pandémie – allocations les plus élevées jamais versées au Brésil – trouve sa place dans ce discours : refus des macrostructures de protection sociales au profit d’un versement d’argent direct, ponctuel et individuel. Ce narratif se nourrit de nos défaites idéologiques [nous, la gauche]. La gauche a perdu sa grammaire politique. Cette adhésion au « chacun pour soi » est montée dans un moment où la gauche parlait elle-même d’« entreprenariat social ».
Autre exemple. Au début de la pandémie, pour s’opposer au vaccin, Bolsonaro revendiquait « Mon corps, mon choix », reprenant ici un slogan du féminisme. Mais c’est en cohérence avec son projet politique. En revanche, cela montre une contradiction immanente à notre propre position. Si la liberté c’est ça, alors pourquoi aurait-il tort ? Cela devrait nous montrer que notre conception de la liberté est totalement erronée. Si cette liberté peut être détournée par l’extrême droite, c’est qu’il y a un problème dans cette acception, voyant la liberté individuelle comme l’élément fondamental d’une société. Un corps, mon corps, ne m’appartiens pas dans un vide, mais est toujours en relation. Comme le disent les structuralistes, les relations viennent avant les éléments. D’abord vient le corps en relation et après le corps individuel. Cette dimension relationnelle demande une conception politique propre. Ce discours pointant la centralité de la totalité sociale a disparu. L’extrême droite a saisie l’occasion.
« LA GAUCHE SE TAIT SUR LA QUESTION DE CLASSE »
La stratégie de l’extrême droite efface le clivage avec l’élite économique, pour en construire un contre l’élite culturelle. Qui est l’élite culturelle ? Nous, les universitaires. Cette obsession de l’extrême droite aura au moins montré que l’idée selon laquelle les universitaires restent dans leur tour d’ivoire, déconnectés de la cité, est complètement fausse. S’ils dérangent, c’est que les discours du monde universitaire portent. Ensuite, l’extrême droite nous accuse de vouloir détruire les « valeurs » du pays. Oui, il est vrai que nous critiquons sa conception de la famille, de la sexualité, etc., afin d’ouvrir un espace pour que de nouvelles choses apparaissent. Mais la question est la suivante : pourquoi, à partir de nos positions, n’arrive-t-on pas à former une alliance plus générale avec la population ?
Je crois que c’est parce que notre position n’est que partielle. Nous oublions une chose qui je pense est central. Nous sommes dans une situation où le capitalisme de l’État-providence et ses promesses inclusives n’existent plus. En lieu et place se trouve un capitalisme qui prône la loi de la survie, du chacun pour soi. Il faut donc accepter les angoisses que créent le basculement des hiérarchies et normes sociales prônée par la gauche, chez un homme pauvre blanc chauffeur Uber qui travaille 12 heures par jour sans aucun droit social. C’est absolument rationnel. Parce qu’il n’y a de deuxième discours de gauche, pour dire qu’il n’est pas question de la destruction morale de certains secteurs de la population, mais de l’intégration de tous. Si l’on portait également un discours global en termes de droit du travail et de lutte contre la pauvreté alors on aurait un vrai projet. Le problème c’est que l’on n’a plus cette deuxième partie. L’extrême droite profite de cela, de la peur de l’homme blanc pauvre. On le voit dans les résultats du premier tour : près de 60% des femmes ont voté Lula, le chiffre tombe à 43% pour les hommes. Cela dit une chose importante sur la limitation des discours de la gauche.
Les demandes d’inclusion des minorités sont absolument justifiées et sont centrales dans une société égalitaire, mais d’autres revendications doivent s’y joindre. La gauche avait historiquement un registre supplémentaire, celui de la lutte des classes. Il ne s’agit pas d’opposer lutte des classes et lutte pour la reconnaissance des minorités, car elle ne forme qu’une seule lutte, mais aujourd’hui, la gauche se tait sur la question de classe.
QUEL AVENIR POUR LE PAYS ? LE BRÉSIL AU CRÉPUSCULE
On connaît le coup d’État classique, avec ses militaires et ses chars dans la rue, mais il y a d’autres genres de coup d’État. Il y a ce que l’on nomme aujourd’hui en sciences politique, l’« autoritarisme furtif » : un processus lent et graduel de décomposition de l’ordre institutionnel. On a vu cela en Pologne et en Hongrie. Orbán a gagné les élections mais il y a eu un lent processus de destruction des structures institutionnelles qui permettaient la démocratie libérale. Cette érosion s’inscrit sur la durée. Si Bolsonaro gagne, alors je dirai « c’est maintenant que tout commence », le premier mandat était seulement une grande répétition générale. S’il advient, le deuxième mandat sera celui d’un tournant autoritaire, la Turquie en a fourni un cas exemplaire.
En cas de victoire de Lula, avec un Parlement à majorité conservatrice, gouverner sera difficile. Les alliances avec la droite seront possibles mais paralysantes. Il sera impossible de mettre en œuvre les politiques nécessaires pour empêcher le conflit social à venir face à l’appauvrissement de la société brésilienne. L’extrême droite ne fera pas qu’attendre la chute du gouvernement. Par deux fois pendant le mandat Bolsonaro, le coup d’État a été dans l’horizon [1]. S’ils ne gagnent pas, ils s’affaireront à détruire le gouvernement, avec une force politique et institutionnelle qu’ils n’avaient jamais eue auparavant.
Notes :
Cet article est édité sur la base d’un entretien avec Vladimir Safatle.
[1] En mai 2020, la presse, plus tard confirmée par une enquête judiciaire, a révélé que Jair Bolsonaro et plusieurs généraux s’étaient accordés sur une intervention militaire contre les juges du Tribunal suprême fédéral, une intervention ensuite écartée parce que jugée inopportune. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre-coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. De nombreux militaires et policiers s’étaient alors rassemblés à Brasilia pour soutenir le président, finalement sans coup de force.