Les médias, la sphère publique et le conflit

© Jason Rosewell

À l’occasion du colloque « Crise sanitaire, crise climatique : une crise de la communication ? » co-organisé par le Master conseil éditorial de l’Université Paris 4 et l’Espace éthique Ile-de-France, Audrey Boulard, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet de la rubrique Idées et du pôle numérique de LVSL ont été invités à partager leurs conceptions des enjeux contemporains des métiers de la communication par l’Espace éthique Île-de-France. Voici le texte de l’intervention de Simon Woillet, responsable de la rubrique Idées de LVSL. Il s’agit de défendre ici la conception antagonique de la communication, qui fait du langage un champ de conflictualité sociale, contre une certaine vulgate inspirée par la pensée de Jürgen Habermas, qui ferait de la communication (médiatique, politique) un outil de pacification de la société et de ses clivages par le cadre de la discussion rationnelle.

Introduction

Le présent article a pour objectif de soutenir la thèse suivante : les différentes strates de la communication sociale (institutions politiques, presse écrite, numérique, papier, audiovisuelle, radiophonique, réseaux sociaux, publicité…) fonctionnent structurellement suivant des logiques contraires au récit idéologique dominant quant à leur utilité politique et morale. Le mythe démocratique du « pluralisme », de la pacification des sociétés civiles par la mise en circulation libre des idées et l’organisation institutionnalisée de canaux d’échanges des points de vue idéologiques contradictoires (économiques, sociétaux, politiques), ne correspond pas à la nature profonde des relations de communication entre êtres humains, qui sont antagoniques, affectives, clivées.

Le mythe du pluralisme comme pacification des relations sociales par le consensus dans l’ordre de la communication (Jürgen Habermas)

L’idée répandue selon laquelle le pluralisme, c’est-à-dire la libre circulation des idées, des points de vue sur la société, l’économie, les mœurs, les institutions, est l’essence d’une communication efficace et pacificatrice a une histoire, et elle s’inscrit dans une vision politique du langage. Pour le philosophe allemand Jürgen Habermas, auteur de L’espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), la constitution d’espaces (cercles intellectuels, cafés, titres de presse, assemblées parlementaires) de communication des idées politiques à l’aube de la Révolution française a initié un mouvement de constitution de ce qu’il nomme « sphère publique », c’est-à-dire la sphère de la communication publique en tant qu’elle garantit la responsabilité du pouvoir politique face à cet espace de formation et de mise en visibilité de l’opinion publique. Le philosophe Alain Létourneau résume ce point de vue historique sur la nature politique démocratique de la communication comme suit :

« L’espace public, c’est un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun. Cette idée prend naissance dans l’Europe moderne, dans la constitution des espaces publics bourgeois qui interviennent comme contrepoids des pouvoirs absolutistes. Ces espaces ont pour but de médiatiser la société et l’État, en tenant l’État responsable devant la société par la publicité, la Öffentlichkeit dont parlait Kant. La publicité critique suppose d’obtenir l’information requise sur le fonctionnement de l’État, afin que celui-ci puisse être examiné et critiqué sous l’œil de l’opinion publique.» (« Remarques sur le journalisme et la presse au regard de la discussion dans l’espace public », dans Patrick J. Brunet, L’éthique dans la société de l’information, Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, 2001, p. 49.)

Comme le rappelle Alain Létourneau, « l’espace public renvoie à un idéal non restreint de discussion rationnelle des affaires publiques. La discussion est alors vue comme devant être ouverte à tous. Le résultat d’une telle discussion serait l’opinion publique en tant que consensus sur le bien commun. […] Selon Habermas, le plein potentiel utopique de l’espace public n’a jamais été réalisé en pratique, pas plus que l’exigence d’ouverture universelle. » (« Remarques sur le journalisme et la presse au regard de la discussion dans l’espace public », op. cit., p. 49-50).

D’autre part, cette lecture philosophique et historique des évolutions de la communication comme support du modèle politique démocratique, s’appuie sur une interprétation des relations entre moralisation de la société, pacification des rapports sociaux et accroissement de la circulation des idées qu’expose Ernesto Laclau dans la première partie de La Raison populiste. Pour les tenants de cette conception, l’histoire de la démocratisation de la presse et de la sphère publique (alphabétisation et scolarisation de masse au XIXe et XXe siècle), est intrinsèquement corrélée aux progrès des institutions démocratiques, car ces dernières deviennent plus transparentes à mesure que la circulation et la discussion publique des mesures politiques devient importante. Par ailleurs, la concurrence entre les divers points de vue politiques se civilise ici : la confrontation aux vues de l’adversaire est un outil de pacification des luttes politiques. Les désaccords idéologiques qui auparavant conduisaient à la guerre civile, à l’insurrection violente, peuvent dès lors trouver une résolution du point de vue du débat public, et ainsi forger par ce débat un consensus historique sur des valeurs communes aux citoyens. L’histoire des droits civiques aux États-Unis, l’histoire des luttes pour l’avortement – le contrôle individuel et conscient des femmes sur leur corps et leur destinée sociale – les mouvements militants pour la régulation climatique et environnementale de la production économique, seraient dans cette perspective autant de figures démontrant la validité d’une telle conception de la logique de consensus présente dans toute communication sociale (du mouvement militant au marketing, en passant par les canaux institutionnels et journalistiques). L’acteur démocratique qui sortirait vainqueur de cette logique historique serait ici la société civile (associations, entreprises engagées, journalistes…), garante du contrôle et de la légitimité des pouvoirs politiques, administratifs et économiques.

L’essence politique de la communication et la logique du dissensus : Ernesto Laclau

« La principale difficulté avec les théories classiques de la représentation politique est que, pour la plupart, elles ont conçu la volonté du peuple comme une chose constituée avant la représentation. C’est ce qui s’est passé avec le modèle agrégatif de la démocratie (Schumpeter, Downs) qui réduit le peuple à un pluralisme d’intérêts et de valeurs ; et avec le modèle délibératif (Rawls, Habermas) qui a trouvé soit dans la justice comme équité, soit dans les procédures dialogiques, la base d’un consensus rationnel qui éliminerait toute opacité du processus de représentation. » (Ernesto Laclau, La Raison populiste, p. 193, éd. Seuil, 2008 (trad. J-P. Ricard).

La transparence, dans une telle philosophie de la communication sociale et politique, ne semble pas être au fondement du contrat social. Bien au contraire, toute représentativité, toute légitimité à produire une parole publique semble en réalité fondée sur la capacité à jouer des opacités, des implicites de la communication. Pour Laclau, les discours socio-politiques et économiques ne sont pas intégralement rationnels et reposent tous sur des postulats imaginaires et moraux (il s’appuie sur l’exemple de Hobbes et Rousseau : les deux philosophies sont parfaitement rationnelles en partant de deux visions morales indémontrables et affectives de la nature humaine, soit l’humain est par nature égoïste et violent, soit il est par nature sociable et doux). Il s’agit pour Laclau de construire par le discours, des antagonismes, des frontières, explicites et implicites (entre un « nous » et un « eux ») afin de susciter l’adhésion de certains groupes au discours, par une logique de la conflictualité et non du consensus rationnel. La communication sociale dans une telle perspective, repose sur l’expression et la manipulation des affects et de la capacité de mobiliser par les techniques rhétoriques et médiatiques une cristallisation de ces derniers dans des « signifiants flottants ». Ce que Laclau appelle des « signifiants flottants », consiste dans la capacité d’un symbole à incarner une multiplicité ouverte et potentiellement contradictoire de significations et de projections interprétatives possibles. Il prend pour exemple le sigle « Coca-Cola » ou le cow-boy « Marlboro » qui représentent autant de figures de « l’esprit américain » pour tous les consommateurs indépendamment de leur nationalité et de leur rapport idéologique individuel à l’Amérique du Nord. Les leaders politiques, tout comme les sigles des marques de l’industrie de la consommation de masse, représentent cette conscience de la communication sociale comme capacité à faire porter à des symboles une capacité de représentation de valeurs, de demandes sociales et d’identifications variées qui suscitent des logiques d’adhésion et d’opposition affectives à une conception de la société.

La théorie de l’information et la logique de la subversion comme instrument du message, selon Jean-Louis Dessalles et Edward Bernays

La théorie de la communication sociale comme essentiellement antagonique se retrouve non seulement dans la philosophie politique contemporaine, mais aussi dans la théorie de la propagande moderne, ainsi que dans la théorie informatique de la communication. Prenons deux exemples pour illustrer la pertinence reconnue d’un tel point de vue : Edward Bernays et Jean-Louis Desalles.

Le premier dans Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (trad. fr. La découverte, 2007), propose de percevoir la communication marchande, les relations publiques et le marketing comme autant de moyens de parvenir à diffuser des messages politiques dans l’esprit du public. Il ne s’agit pas, là non plus, de considérer la démocratie comme un contrat social fondé sur une éthique de la discussion rationnelle et de la transparence. Mais au contraire, de considérer la démocratie comme un État de droit garantissant certaines libertés individuelles, notamment l’accès à la propriété privée sans distinction de statut social (au contraire du modèle féodal), mais qui impose un contrôle social puissant. Les masses, les foules constituant selon Bernays un risque majeur pour le système libéral tant le manque d’éducation et la propension de ces dernières à la violence constitueraient les illustrations criantes du peu de crédit que l’on doit accorder au mythe de l’égalité démocratique. Il faut donc user de stratagèmes pour manipuler les instincts, les pulsions du public en lui imposant un ordre technocratique garantissant la stabilité économique et la sûreté des biens et personnes. La communication marchande selon ce point de vue constitue un vecteur essentiel de la synthèse des intérêts particuliers pour un tel système : le consumérisme constitue ici un véritable contrat social stable. La marchandise, grâce à la publicité, apparaît dans cette perspective comme un signal porteur du message de la paix civile par la propriété économique. Le jeu avec les désirs inconscients du public (Bernays connaissait parfaitement les théories de son oncle Sigmund Freud), constituant ici l’instrument du contrôle des esprits par la communication, en vue de la stabilisation sociale. La communication apparaît ici comme un affrontement entre les passions du public et l’analyse sociale technocratique. L’illustration la plus célèbre de cette conception est l’utilisation par Bernays de l’image subversive des mouvements d’émancipation féministes nord-américains pour pousser l’essor du marché féminin du tabac à l’occasion des défilés des fêtes de pâques à New-York en 1929. La cigarette, jusqu’alors symbole du pouvoir et des attributs de la virilité et de l’indépendance de la vie masculine, devient une image d’émancipation socio-économique féminine, autant qu’un argument commercial, et plus encore, une forme de contrat imaginaire conclu implicitement entre le mode de vie des femmes indépendantes et la société de consommation.

Jean-Louis Dessalles, théoricien de l’information propose quant à lui une théorie globale du langage (informatique, humain et animal) qui engage la notion d’inattendu et de subversion de l’ordre attendu comme condition de la notion d’information. La simplicité définit selon lui la pertinence d’une information conformément à la logique suivante : l’écart entre la complexité anticipée d’une situation ou d’un énoncé, et la complexité effectivement constatée, conditionne les modalités d’émission et de décryptage informationnel constitutives de tout type de message (du plus simple au plus complexe). Un sentiment de surprise intervient lorsque l’on constate que la complexité effective d’une situation ou d’un signal est inférieure à celle que l’on anticipait, et dès lors, la pertinence du message pour son récepteur s’en trouve renforcée. On peut selon cette théorie générale du langage et de la communication, interpréter les théories antagoniques du discours (Laclau, Bernays) comme plus adéquates à la réalité sociale, en ce qu’elles s’appuient précisément sur des effets de simplification des messages pour renforcer leur pouvoir sur les esprits. Qu’il s’agisse du leader politique dont le message peut être évoqué dans l’esprit de ses partisans et opposants par une simple affiche de campagne porteuse d’un slogan et d’un visage, ou du sigle et des symboles de marques qui concatènent, synthétisent en une seule perception l’ensemble de leurs valeurs et messages destinés aux consommateurs et instaurent ce faisant un sentiment de connivence favorable à l’efficacité de leur communication (on songe ici aux campagnes publicitaires de McDonald’s où les signes de la marque ont été réduits à la simple fonction évocatoire, métonymique du burger sans autre information).

La notion de surprise issue de la théorie de l’information permet de comprendre ce que l’on entend par subversion dans le cas de la théorie de la communication. Il s’agit de disrupter l’ordre habituel du langage par un surcroît de simplification dans l’usage des symboles, afin de créer des effets de projection imaginaire favorables à l’identification du spectateur à un discours, sans avoir besoin de susciter une adhésion explicite à toutes les parties logiques de ce discours (comme dans la perspective habermassienne qui implique le cadre explicite de la discussion rationnelle comme condition du consensus). Selon ces différents points de vue, la communication est un rapport de force entre l’émetteur et le récepteur, où la validité d’un message se mesure à son impact sur l’imaginaire du destinataire, lequel impact est fonction de la capacité subversive, simplificatrice et clivante de l’usage des symboles dans la production du message. La communication, dans une telle perspective, est un ensemble de techniques rationnelles s’adressant à des structures inconscientes et affectives de l’esprit, et non une technique rationnelle s’adressant en pleine transparence à la rationalité des destinataires.