Le 22 juillet 2016, à la suite d’une plainte internationale déposée par l’entreprise pétrolière Chevron-Texaco devant la Cour Permanente d’Arbitrage, l’État équatorien est condamné à payer une amende d’un montant de 112,8 millions de dollars. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres cas d’arbitrages internationaux perdus par l’État équatorien au nom de Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI). L’on dénombre au total 26 procès intentés au nom de TBI à l’encontre de l’Équateur, qui a été contraint de débourser environ 1,3 milliards de dollars au total. Si le sujet du système d’arbitrages internationaux relatifs aux investissements n’est que peu traité d’un point de vue médiatique, il est pourtant d’une importance capitale dans la mesure où il repose sur un ensemble de normes qui limitent considérablement la capacité d’un État à modifier sa gestion des secteurs économiques stratégiques.
Tout d’abord, il est indispensable de définir précisément ce qu’est un TBI. Cet acronyme désigne un traité signé entre deux pays en vue de protéger les investissements d’entreprises ayant un siège dans l’un des deux États signataires au sein de l’autre État. En d’autres termes, l’idée sous-jacente à ces traités est de limiter les marges de manœuvre et la capacité régulatrice de l’État concerné afin de réduire au maximum les contraintes législatives pesant sur l’investissement étranger et de favoriser ainsi l’initiative privée. Pour ce faire, chaque TBI contient un ensemble de normes que les États signataires s’engagent à respecter.
Un arsenal juridique limitant les marges de manœuvre de la puissance publique
L’investisseur étranger protégé par chaque TBI est défini avant tout selon l’origine de son capital. Autrement dit, chaque entreprise qui souhaite bénéficier de la protection d’un TBI doit démontrer que son capital est originaire d’un pays ayant signé un traité de ce type avec l’État dans lequel elle exerce ses activités.
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI) est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale
D’autre part, les investissements protégés par les TBI concernent tous les biens tangibles et intangibles, ce qui inclut les biens matériels, les concessions territoriales, mais également tous les investissements financiers, les contrats spéculatifs, ou encore les droits de propriété intellectuelle, entre autres.
Les TBI peuvent ainsi ouvrir la voie à des interprétations assez larges du type d’investissement protégé, ce qui conduit inévitablement à une limitation importante des champs d’action de la puissance publique dans les secteurs économiques dans lesquels s’installent des entreprises protégées par les TBI.
Ce type de traité garantit notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national. Par ailleurs, la clause de Traitement juste et équitable établit que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements.
L’une des clauses les plus contraignantes pour l’État est la clause de la nation la plus favorisée. Cette clause indique explicitement que le niveau du traité le plus favorable doit être reproduit pour tous les autres pays avec lesquels l’État a signé le même type de traité. Autrement dit, si l’État équatorien accorde des bénéfices plus importants à certains pays par le biais de TBI qu’à d’autres avec lesquels il a signé des traités de la même nature, il doit étendre les avantages juridiques contenus dans ces TBI aux autres traités du même type, de sorte que toutes les nations bénéficient des avantages juridiques les plus favorables à l’investissement privé.
Et ce n’est pas tout. L’effet de cette clause est accentuée par le fait qu’il suffit pour un investisseur de détenir ne serait-ce qu’une seule action dans une entreprise provenant d’un État ayant signé un TBI avec le pays dans lequel il se trouve pour pouvoir demander à être dédommagé au nom de ce TBI, sans que son capital ne soit pour autant originaire de l’État ayant conclu ce traité.
Lorsqu’une entreprise se considère comme flouée, elle peut donc porter plainte contre l’État à l’échelle internationale, au nom de l’une de ses clauses ; le TBI établit explicitement que l’investisseur peut choisir l’entité devant laquelle il souhaite faire valoir ses droits, ainsi que reproduire sa demande devant différentes entités. Il peut notamment s’agir de la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye, du Tribunal d’Arbitrage International de Londres ou du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI), qui est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale, celle-ci ayant le pouvoir de nommer les arbitres qui vont être amenés à trancher les différends entre entreprises multinationales et États devant ce tribunal.
Par ailleurs, certains investisseurs peuvent également demander à être dédommagés une fois passée l’échéance d’un TBI. En effet, un État peut mettre un terme à un TBI en le dénonçant. Cependant, chacun de ces traités inclut un délai durant lequel ses clauses continuent de s’appliquer après la rupture de l’accord. Cette durée peut varier de 10 à 20 ans en ce qui concerne les TBI signés par l’Équateur.
[Pour une mise en contexte des clivages politiques équatoriens depuis l’élection de Lenín Moreno, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme : le cas équatorien »]
L’analyse du contenu des TBI permet ainsi de constater qu’ils ouvrent la voie à des interprétations assez larges des différentes clauses qui peuvent déboucher sur un arbitrage favorisant les intérêts des investisseurs étrangers face à la capacité d’un État à intervenir dans un certain nombre de secteurs économiques stratégiques.
Les arbitrages internationaux, armes de guerre des entreprises pétrolières contre l’État équatorien
L’analyse des procès opposant des entreprises pétrolières à l’État équatorien au nom des TBI nous permet de constater à quel point ces traités représentent un obstacle pour un État désireux d’opérer d’importants changements dans la gestion du secteur pétrolier, à la fois en termes d’étatisation et de mise en place d’une régulation susceptible de limiter les conséquences environnementales de l’exploitation pétrolière.
Il faut préciser qu’en Équateur, la majorité des TBI sont ratifiés au cours des années 1990, à une époque où les gouvernements qui se succèdent appliquent à la lettre les politiques néolibérales promues par le Consensus de Washington. Dans ce contexte, la dynamique régionale se caractérise par la volonté d’attirer et de protéger l’investissement privé, ce qui se traduit par la ratification de nombreux TBI dans plusieurs États latino-américains.
L’élection de Rafael Correa à la présidence de la République d’Équateur en 2007 vient mettre un terme à la succession de mesures néolibérales mises en place par les différents gouvernements équatoriens depuis les années 1990. En effet, dans la foulée d’importantes manifestations dénonçant les privatisations en série de nombreux secteurs de l’économie équatorienne, celui-ci est élu sur un agenda de rupture avec le néolibéralisme. Il se montre alors très critique envers les TBI et commence à dénoncer certains de ces traités.
[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales]
Cela aboutit à la convocation, en 2013, d’une Commission pour l’Audition Citoyenne Intégrale des Traités de Protection Réciproque des Investissements et du Système d’Arbitrages en Matière d’Investissements (CAITISA). Cette Commission composée de délégués de 4 institutions gouvernementales, ainsi que de 8 experts nationaux et internationaux issus de la société civile et des milieux universitaires et juridiques, est chargée d’analyser les répercussions de ces traités sur l’économie et la souveraineté de l’État équatorien. Les constats du rapport remis au Président équatorien en 2017 sont sans appel.
En effet, ce rapport nous apprend qu’en 2017, l’on dénombre pas moins de 26 plaintes
déposées à l’encontre de l’Etat équatorien au nom des TBI. 50% de ces plaintes proviennent d’entreprises pétrolières et la majorité le sont au nom du TBI signé entre l’Équateur et les États-Unis le 27 août 1993.
Le cas opposant l’État équatorien à l’entreprise étasunienne Occidental Exploration and
Production Company (OXY) est significatif. Cette entreprise pétrolière est présente en Equateur depuis 1985, lorsqu’elle signe un Contrat de Services pour l’Exploration et l’Exploitation de pétrole dans le bloc 15 de l’Amazonie équatorienne. En 1999, l’entreprise étatique Petroecuador et OXY signent conjointement un contrat octroyant à cette dernière la dévolution d’une partie de l’Impôt sur la Valeur Ajoutée (IVA) payée par l’entreprise depuis le début de ses activités en Équateur. Cependant, celle-ci s’estime flouée dans la mesure où le contrat initial lui promettait de bénéficier à terme de la dévolution de la totalité de l’IVA.
En 2002, elle porte alors plainte contre l’État équatorien devant le Tribunal d’Arbitrage International de Londres au nom du TBI signé avec les États-Unis en 1993. Elle accuse notamment le gouvernement équatorien de porter atteinte au principe du traitement égal et équitable contenu dans le TBI. Bien que l’État équatorien ait avancé le fait que ce contrat avait été conclu dans le contexte d’une réforme tributaire qui impactait toutes les entreprises de la même manière, le tribunal juge que l’entreprise a droit à la dévolution totale de l’IVA et condamne l’Équateur à payer un dédommagement s’élevant à 100 millions de dollars.
Ce qui est notable dans ce procès, c’est le fait qu’au-delà de la sanction, des intérêts diplomatiques sont en jeu. En effet, la CAITISA affirme que les États-Unis auraient exercé des pressions en sous-main visant à contraindre l’Équateur à accepter l’arbitrage en contrepartie de préférences commerciales, comme le démontre un communiqué adressé au Procureur Général de l’Etat par le Chancelier Heinz Moeller, le 22 novembre 2002. Ce dernier y reconnaît publiquement avoir négocié avec les États-Unis l’acceptation de l’arbitrage rendu afin que l’Équateur puisse être déclaré, en contrepartie, bénéficiaire des préférences commerciales octroyées par l’État nord-américain.
71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public »
Les TBI sont parfois utilisés comme des instruments de dénonciation du modèle politique de certains pays à l’échelle internationale, comme le démontre le procès international opposant l’entreprise Chevron-Texaco à l’Équateur. Ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif de citoyens qui se sont constitués partie civile en vue de dénoncer les dommages environnementaux considérables causés par cette entreprise pétrolière en Amazonie. Pablo Fajardo, avocat des victimes de Texaco, explique notamment que : « l’entreprise a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litre d’eau toxique » [1]. En 2011, la Cour Provinciale de Sucumbios condamne Chevron à payer une amende d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices occasionnés.
[Pour une mise en contexte de l’affaire Chevron-Texaco, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes »]
Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’Etat équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ils déposent une plainte à l’encontre de l’État équatorien devant la Cour Permanente d’Arbitrage, au nom du TBI signé avec les États-Unis. Cela démontre que ce type de traités constitue également un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Dans ce cadre, l’entreprise désigne d’ailleurs Charles Brower comme arbitre censé défendre ses intérêts, celui-là même qui a été révoqué d’un autre procès opposant l’État équatorien à l’entreprise Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel [2].
Ces deux cas permettent ainsi de constater à quel point les procès internationaux déclenchés au nom de TBI ont permis de brider les marges de manœuvre du pouvoir équatorien, par le biais d’importantes pressions politiques et diplomatiques, mais également en raison de leurs conséquences notables sur l’économie équatorienne. Suite à la perte d’un second arbitrage international intenté par l’entreprise OXY en 2016, l’État équatorien est notamment contraint de payer un dédommagement s’élevant à environ 1 milliard de dollars, ce qui représente 1% du PIB national et 3,3% du budget de l’Etat.
« Arbitres d’élite » et conflits d’intérêts
L’étude du profil des arbitres permet de comprendre l’origine de ce manque flagrant d’impartialité et la raison pour laquelle la majorité des arbitrages favorisent les multinationales face aux intérêts des États.
Selon les commissionnaires de la CAITISA [3], 58% des arbitres chargé de traiter les cas
impliquant l’Etat équatorien sont des « Arbitres d’élite », pour reprendre la catégorisation établie par l’avocate Daphna Kapeliuk [4]. Selon elle, un arbitre fait partie de cette catégorie à partir du moment où il appartient à un Cabinet d’avocats internationaux ou à une Chambre internationale spécialisée dans les arbitrages relatifs aux investissements, et où il a été nommé à de nombreuses reprises pour des procès devant le CIADI.
Il se trouve que la plupart des arbitres ont construit leur carrière autour de l’arbitrage
international et maintiennent des liens étroits avec ce type de cabinets internationaux. Plus
généralement, la majorité d’entre eux proviennent du secteur privé. D’après la CAITISA, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public » [5].
Cela débouche sur de nombreux conflits d’intérêt entre des juges chargés d’arbitrer des
conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées. Le cas le plus significatif est celui d’Horacio Grigera Naon. Ce dernier, chargé d’arbitrer 4 procès opposant l’Équateur à des
entreprises privées est par ailleurs membre du Cabinet d’avocats King & Spalding. Or, il se
trouve que dans trois de ces cas, à savoir les cas opposant l’Équateur aux entreprises City
Oriente, Murphy et Chevron, l’investisseur est justement défendu par le cabinet King &
Spalding, ce qui induit un partialité évidente chez l’arbitre.
C’est pour toutes ces raisons que le gouvernement de Rafael Correa décide de dénoncer
la plupart des TBI à partir de 2008. En ce sens, l’article 422 de la Constitution adoptée cette année-là affirme qu’il « ne sera pas possible de célébrer des traités ou instruments
internationaux par lesquels l’Etat équatorien cède sa juridiction souveraine à des instances
d’arbitrage international, dans des controverses contractuelles ou de nature commerciale, entre l’Etat et des personnes naturelles ou juridiques privées ». Suite au rendu du rapport élaboré par la CAITISA, l’État équatorien décide de dénoncer les TBI restants.
Cependant, l’actuel gouvernement de Lenín Moreno souhaite aujourd’hui revenir sur
cette décision et pousser la Cour Constitutionnelle à réinterpréter cet article afin de permettre à l’Etat équatorien de pouvoir signer de nouveaux TBI – négligeant le fait que ce type de traités constituent une réelle entrave à l’exercice de la souveraineté de l’Etat équatorien.
Notes :
[1] Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.
[2] Brower Charles N., « A World-Class Arbitrator Speaks ! », The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.
[3] CAITISA, Auditoría Integral Ciudadana de Tratados de Protección Recíproca de Inversiones, 2015.
[4] Kapeliuk, Daphna (2010) The Repeat Appointment Factor – Exploring Decision Patterns of Elite Investment Arbitrators, Cornell Law Review 96:47, p. 77,
http://www.lawschool.cornell.edu/research/cornell-law-review/upload/Kapeliuk-final.pdf
[5] Park, W. & Alvarez, G.2003, ‘The New Face of Investment Arbitration: NAFTA Chapter 11’, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p. 394.