Les visages de la guerre de l’eau en Italie

© Daniela Paola Alchapar

En Italie, une crise hydrique a remis l’enjeu de la gestion de l’eau sur le devant de la scène. Ces dernières semaines, une phase de sécheresse prolongée a poussé le gouvernement à mettre en place une régie ad hoc pour prendre une série de mesures urgentes, rassemblées dans le Décret Sécheresse. Des solutions qui vont à l’encontre d’une gestion intelligente de la crise de l’eau. Dans ce plan d’intervention, tout est axé sur de nouvelles coulées de béton : simplification et commande de nouveaux ouvrages tels que réservoirs, bassins et barrages. Les causes à l’origine de cette situation d’urgence sont ignorées – pourtant, elles ont justement trait à l’imperméabilisation des sols, due à leur bétonnage excessif, le changement climatique et les nombreux cas d’accaparement de l’eau. L’eau ne manque pas, en Italie comme ailleurs : ce qui manque, c’est une gestion adéquate de la ressource. Par Federico Scirchio, traduit par Letizia Freitas [1].

L’accaparement de l’eau

L’accaparement de l’eau se définit comme l’ensemble des cas d’appropriation et d’épuisement des ressources hydriques au détriment des populations et des écosystèmes. Il existe sous diverses formes : dans son ouvrage The Water Wars, Vandana Shiva donne un aperçu de l’ampleur du problème, donnant au concept un sens qui va bien au-delà de la simple « privatisation » de l’eau en tant que marchandise, mais qui s’étend également à sa déprédation par la déforestation, l’imperméabilisation des sols, le changement climatique et tous les facteurs de notre système de développement qui influencent négativement le cycle hydrologique.

En partant de cette définition « large » de l’accaparement de l’eau, il est utile d’analyser comment cette dynamique de dépossession combinée aux périodes de sécheresse de plus en plus fréquentes – causées par le changement climatique – conduit à des situations de pénurie d’eau toujours plus graves en Italie, compromettant la santé et le bien-être de la population et des écosystèmes sur notre territoire.

Les inondations – comme celles qui ont frappé la Romagne ces derniers jours – ne sont pas causées exclusivement par des pluies torrentielles, mais aussi et surtout par l’incapacité du sol à absorber l’eau de pluie. Cette incapacité est tout autant déterminée par le bétonnage et les canalisations artificielles des cours d’eau non durables, que par la destruction de l’humus qu’engendre l’utilisation excessive de pesticides et d’herbicides par l’agriculture industrielle. À long terme, ces pratiques exacerbent la stérilité des sols, empêchant l’eau de pénétrer dans le sous-sol et favorisant ainsi le processus de désertification.

Le rôle de l’agro-industrie

Un point important qu’il est intéressant d’analyser est celui de la production alimentaire : chaque année, 33 milliards de mètres cubes d’eau sont prélevés sur le territoire national italien, dont 22 % sont gaspillés avant d’être consommés, en raison des carences du réseau hydrique. Des 26 milliards de mètres cubes restants et consommés, environ 55 % de la demande provient du secteur agricole et de l’élevage. L’utilisation de l’eau pour l’irrigation se concentre au nord, avec en tête la Lombardie (42 %) suivie du Piémont (16,6 %) et de l’Émilie-Romagne (6,8 %).

Au-delà de l’eau provenant du territoire, afin d’obtenir une estimation précise de l’empreinte hydrique de l’Italie, il faut également considérer la consommation en termes « d’eau virtuelle », c’est-à-dire celle utilisée pour produire les aliments, les biens de consommation et les services que nous utilisons au quotidien. Marta Antonelli et Francesca Greco nous éclairent dans leur essai L’eau que nous mangeons : l’Italie est le troisième importateur mondial d’eau virtuelle, après le Japon et le Mexique, avec ses 62 milliards de mètres cubes par an, souvent soustraits aux pays les plus pauvres.

La plupart de l’eau importée est destinée à la zootechnie : selon le Water Footprint Network, 15 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire un kilo de bœuf.

L’agro-industrie occasionne une raréfaction des ressources hydriques, non seulement par sa consommation, mais également par sa contamination découlant du ruissellement des engrais azotés et des pesticides. Un rapport de l’ISPRA (Istituto Superiore per la Protezione e la Ricerca Ambientale) de 2021 nous apprend que 114 000 tonnes de pesticides sont utilisées chaque année en Italie, représentant environ 400 substances différentes. En 2019, les concentrations de pesticides mesurées dépassaient les limites réglementaires sur 25 % des sites de surveillance des eaux de surface. De nombreux groupes et associations comme l’Ari (Association rurale italienne) dénoncent depuis des années les pratiques agricoles adoptées par les grandes entreprises du secteur, promouvant à l’inverse un modèle d’agriculture écologique non prédateur.

Les effets de la militarisation

Le vol d’eau lié à la militarisation des territoires peut également être considéré comme une forme d’accaparement. La guerre en Ukraine a favorisé une course au réarmement chez tous les États membres de l’Alliance atlantique, ainsi dans la péninsule italienne de grands entraînements ont lieu en Sardaigne au polygone de Teulada et de nouveaux projets d’infrastructures militaires à fort impact environnemental sont prévus en Toscane et en Sicile. Le 2 juin 2022, un imposant cortège a traversé les rues et les champs de Coltano, une petite commune de Toscane, pour protester contre le projet de construction d’une immense base militaire dans la région, d’une superficie de 73 hectares et prévoyant 440 000 mètres cubes de bâti.

Récemment, on a également appris qu’une nouvelle base d’entraînement était programmée en Sicile. Le projet comprend la construction d’un pôle militaire de plus de 33 kilomètres carrés qui devrait être construit entre les municipalités de Gangi, Sperlinga et Nicosie. Il comprend la création d’un dépôt d’armes, de véhicules et de munitions dans la zone artisanale abandonnée de Sperlinga, et la transformation de certains bâtiments municipaux en casernes pour loger les militaires. D’où l’opposition des habitants qui, sous le sigle du « comité identité et développement », sont contre ce projet qui, comme nous l’explique Tiziana Albanese, « est totalement incompatible avec la vocation écologique, agricole et touristique de la zone ».

La Sicile étant la région la plus sujette au processus de désertification, dans ce contexte, les bases militaires ne contaminent pas seulement le sol et les aquifères avec des substances toxiques (dont les PFAS) et des déchets de guerre, comme c’est le cas dans les bases militaires de Niscemi et Sigonella, mais elles consomment également des quantités d’eau exorbitantes.

Comme nous l’explique Antonio Mazzeo dans un livre édité par Daniele Padoan, un rapport du Public Works Department du Pentagone indique que la consommation hebdomadaire moyenne de Sigonella est de 1 900 000 litres d’eau par jour, ce qui rapporté aux 5 000 soldats américains présents sur la base, équivaut à une consommation de 380 litres par personne. Si l’on compare les données sur la consommation d’eau journalière par habitant des villes de Palerme (168 litres), Caltanisetta (130), Agrigente (130) et Enna (118), on se rend compte que l’accaparement de l’eau par les bases militaires en Sicile provoque une dégradation environnementale, sociale et économique pour toute l’île, intensifiant le processus de désertification.

Le poids des infrastructures

« Une décision historique attendue depuis plus de cinquante ans », a exulté le ministre des Infrastructures Matteo Salvini après l’approbation au Sénat du DL (Decreto Legge) Ponte, qui lancera le processus de construction du pont sur le détroit de Messine, le énième grand ouvrage inutile et nocif pour l’environnement. Du nord au sud, l’Italie est parsemée d’infrastructures qui n’ont favorisé que l’industrie du béton, sans impact positif tangible pour la population. Au contraire, bien souvent ces infrastructures ont contribué à la dégradation des ressources hydriques.

L’un des cas les plus frappants est celui du TAV (Treno Alta Velocità, équivalent du TGV, ndlr), parmi les itinéraires les plus critiques figurent le Bologne-Florence et le Turin-Lyon. Dans le premier cas, la construction de 73 kilomètres de tunnels sous la vallée du Mugello a provoqué le tarissement de quatre-vingt-un cours d’eau, trente-sept sources, une trentaine de puits et cinq aqueducs. Il y a aussi la pollution du territoire due aux dépôts de terres excavées contaminées aux hydrocarbures. Pour ce désastre environnemental, 19 condamnations ont été prononcées en 2014 contre les dirigeants d’Impregilo (principal groupe italien de bâtiment et travaux publics, devenu Webuild SpA en 2020, ndlr), elles ont ensuite été annulées par la Cour de cassation, en conclusion, personne n’a payé pour ces dommages.

Concernant le tronçon Turin-Lyon, suite à une enquête des comités liés au mouvement No Tav (les opposants No Tav se battent contre la construction de cette ligne, ndlr), il ressort des données fournies par Telt (l’entreprise italo-française chargée de réaliser les travaux) que le seul tunnel d’exploration construit entre 2013 et 2017 a conduit à 245 fuites d’eau avec un débit de 102,6 litres par seconde. Sur une base annuelle, le volume d’eau perdu équivaut aux besoins d’une communauté de 40 000 personnes. Si les travaux étaient menés à leur terme, chaque année les pertes seraient si importantes qu’elles couvriraient les besoins de 600 000 personnes. On peut affirmer que la lutte des No Tav est aussi une lutte contre le gaspillage et pour la protection des ressources hydriques, qui profite non seulement au val de Suse, mais à une grande partie du bassin du Pô.

Les Jeux olympiques d’hiver de Milan-Cortina 2026

Parmi les cas d’accaparement de l’eau en Italie, les Jeux olympiques d’hiver de Milan-Cortina 2026 représentent certainement l’exemple le plus emblématique. Comme nous l’avons vu ces dernières années, les chutes de neige dans les Alpes ont drastiquement diminué, avec 63 % de neige en moins par rapport à la moyenne des années précédentes. Un rapport de Legambiente (association environnementale italienne, ndlr) rassemble diverses données pour décrire le caractère dramatique de la situation du tourisme alpin et de la consommation d’eau : « Sachant qu’en Italie 90 % des pistes sont équipées de systèmes d’enneigement artificiel, la consommation annuelle d’eau pourrait déjà atteindre 96 840 000 mètres cubes, ce qui équivaut à la consommation annuelle d’eau d’une ville d’un million d’habitants. »

Les Jeux olympiques d’hiver de Pékin ont été les premiers de l’Histoire à se dérouler sur des pistes composées à 100 % de neige artificielle. Environ 222,8 millions de litres d’eau ont été transformés en neige pour faire tourner les installations. Imaginer que l’on va utiliser une quantité d’eau similaire pour les prochains Jeux olympiques de Milan-Cortina nous donne la mesure de l’injustice climatique à laquelle nous sommes confrontés.

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La réalisation de cette éco-catastrophe passe par la construction de mégabassines artificielles, d’infrastructures routières et immobilières, dont beaucoup sont déjà en activité, qui dévasteront le fragile écosystème alpin.

Lutter à hauteur des territoires

L’étude des altérations du cycle de l’eau est un bon point d’observation pour mieux comprendre les contradictions du modèle de développement actuel, et l’Italie est – et sera – un point chaud en ce qui concerne les effets les plus graves du changement climatique. Comme le montre une étude récente, la Méditerranée fait partie des régions de la planète qui se réchauffent le plus rapidement et le plus intensément, ce qui entraînera des bouleversements sociaux et économiques considérables dans un avenir proche.

Comme l’écrit le géographe Jean Labasse, le combat se mène sur deux fronts : une bataille pour une eau de meilleure qualité pour tous et une bataille contre l’eau pour se défendre de sa violence. Ricardo Antunes dans son livre Capitalisme Viral (2022) soutient que la pandémie a rendu plus évident le désert produit par le système économique néolibéral dans nos sociétés, il me semble que l’on peut dire de même aujourd’hui au sujet de la crise de l’eau. C’est un schéma qui se répète, dans lequel on passe d’un « état d’urgence » à l’autre et où l’urgence devient une opportunité de spéculer sur le désastre.

Cette gouvernance se heurte à l’opposition des nombreux comités, associations et collectifs qui, ces derniers temps, ont été les protagonistes d’une grande action de solidarité dans les zones inondées. Une bonne partie d’entre eux animent la galaxie de l’activisme climatique et ont appelé à la marche des « 10 000 bottes vers la Région » à Bologne le 17 juin 2023 (le cortège a traversé la ville jusqu’au siège de la région Émilie-Romagne, devant lequel ont été déversés un camion rempli de boue et 10 000 bottes, celles utilisées par les volontaires pendant les inondations, pour revendiquer et dénoncer la crise climatique et non des intempéries occasionnelles, ndlr).

Les luttes sociales contre l’accaparement de l’eau – qui, en Inde et dans d’autres États du monde, constituent depuis des années un thème majeur dans l’agenda des mouvements écologistes – sont en train d’acquérir une place plus centrale sous nos latitudes. Dans un futur proche, il sera nécessaire d’approfondir les recherches sur le rapport eau-énergie-alimentation, afin de formuler une stratégie politique pour une transition écologique qui tienne compte des inégalités sociales.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Italia sous le titre : « Il furto dell’acqua e la siccità ».

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