L’Éternaute : une œuvre radicale tapie sous un format mainstream

L'Eternaute - Le Vent Se Lève

La série argentine l’Éternaute, diffusée sur une plateforme de streaming bien connue, connaît un succès mondial. La série attire l’attention du New York Times, ou celle du célèbre concepteur de jeux vidéos Hideo Kojima, qui la qualifie de « chef d’œuvre ». Ce succès rappelle que les productions audiovisuelles argentines sont toujours vivantes, malgré la récente suppression du budget de l’INCAA, l’institut destiné à promouvoir les œuvres du petit et grand écran. Mais quelques heures à peine après sa diffusion, une étrange polémique enflait sur X : les sympathisants de Javier Milei craignaient une récupération politique de la série, tandis qu’un un célèbre streamer appelait à « ne pas politiser l’Éternaute ». Pourquoi l’Éternaute, davantage que n’importe quelle autre série argentine, a-t-elle fait naître cette crainte ?

En réalité, l’œuvre originale sur laquelle se base la série éponyme est bien plus qu’une histoire de catastrophe extra-terrestre, dont la seule originalité aurait pu résider dans le fait qu’elle se déroule à Buenos Aires plutôt qu’à New York.

El Eternauta est dépourvu de protagoniste hollywoodien qui sauve invariablement le monde. Le leitmotiv de son œuvre est : « personne ne se sauve tout seul ». Son héros est collectif.

Pour comprendre la crainte libertarienne que ce blockbuster puisse « être politisé », il est nécessaire de revenir sur le contexte de parution de la bande dessinée El Eternauta, ainsi que sur la vie de ses auteurs : Héctor Germán Oesterheld et Francisco Solano López.

La première édition de la bande dessinée paraît en 1957, soit deux ans après le sanglant coup d’État qui destitue le président élu au suffrage universel direct, Juan Domingo Perón. La junte militaire au pouvoir entame une féroce répression envers le mouvement ouvrier et vise particulièrement sa frange la plus proche du péronisme. Les premiers mois de gouvernement de la junte, que les Argentins nomment la fusiladora, s’accompagnent de nombreux crimes d’État, d’exécutions sommaires de syndicalistes et de militants péronistes. La brutalité du régime donne même lieu à l’écriture du célèbre roman de Rodolfo Walsh, Operacion masacre.

En 1957, l’Argentine se trouve encore sous la coupe de cette junte militaire. C’est l’occasion pour Oesterheld de dénoncer le régime de manière indirecte. Quoi de mieux que la science-fiction pour le faire ?

[Alerte spoiler] La série Netflix est assez fidèle à la BD, si ce n’est qu’elle a lieu dans l’actualité. Un public profane y verra une bonne histoire de science-fiction, délicieusement mise en scène et des acteurs exceptionnels, comme Ricardo Darin, qui a brillé dans la série de court-métrages Les nouveaux sauvages.

Une neige toxique qui tue par contact contraint les survivants à s’organiser, et donne à voir la fragilité de nos systèmes économiques qui fonctionnent à flux tendu, ainsi que la faible autonomie des mégapoles comme Buenos Aires. La capitale argentine se mue en terrain de chasse pour des stocks de ressources désormais rares, dans une redéfinition -ou une révélation- de leur caractère essentiel, tandis que la trame explore les chemins qu’empruntent les différentes formes de réorganisation sociale dans un contexte apocalyptique.

Les personnages principaux sont constamment tiraillés entre coopération et concurrence. Leurs repères moraux sont réinterrogés à chaque nouvelle menace : alors que les survivants s’adaptent rapidement au nouvel environnement mortel -qui donne lieu à la mythique tenue de Juan Salvo, le personnage principal- de mystérieuses disparitions ont lieu.

Tandis que la neige toxique tombant sans préavis, telle l’annonce radiophonique d’un coup d’Etat, impose une isolation individuelle digne d’un régime autoritaire, les disparitions évoquent certainement celles qui ont lieu sous la dictature de Videla et de Galtieri (1976-1983).

Le spectateur apprend rapidement qu’elles sont menées à bien par des créatures extraterrestres, les « cascarudos », qui séquestrent des humains encore vivants pour les dévorer dans leurs tanières. Comment ne pas penser aux paramilitaires responsables des enlèvements, aux tortionnaires, ou aux centres de torture clandestins ?

Puis, lorsque la neige cesse de tomber, un nouveau danger menace la survie de l’espèce : certains humains, désormais contrôlés par un pouvoir extra-terrestre, se retournent contre leurs congénères. Cela n’évoque-t-il pas la collaboration de certains Argentins avec les différents régimes dictatoriaux ?

Si Héctor Oesterheld fait de son œuvre une critique de la dictature de 1955, c’est celle de 1976 qui lui coûte la vie, tout comme à Rodolfo Walsh. Les tortionnaires de Videla le séquestrent, le torturent et l’exécutent avec plusieurs membres de sa famille, dont ses quatre filles, Diana, Beatriz, Estela et Marina. Deux d’entre elles étaient enceintes au moment de leur enlèvement. Après leur accouchement, leurs bébés leurs sont retirés et donnés à une autre famille. Puis elles sont exécutées à leur tour.

La seule survivante du massacre est l’épouse d’Héctor, Elsa Sara Sánchez de Oesterheld, qui, dans sa recherche de retrouver ses petits-enfants vivants, devient l’une des premières Grand-Mères de Place de Mai.

Oesterheld n’a pas écrit une histoire de science-fiction avec un héros hollywoodien qui sauve invariablement le monde. Le leitmotiv de son œuvre est : « personne ne se sauve tout seul ». Son héros est collectif.

Alors non, Netflix ne politisera pas l’Éternaute. El Eternauta a toujours été politique.