L’éthique par Dragon Ball

©Marcelo Silk Screen. Licence : Public Domain Mark 1.0.

ATTENTION : Cette lecture peut vous divulgâcher des éléments de l’intrigue.

 

Dragon Ball est un manga et une série au succès planétaire depuis plus de 30 ans, comme en témoigne l’attente brûlante suscitée par le prochain jeu de combat dédié à la licence, ou dans une moindre mesure, la parution actuelle de nouveaux épisodes dérivés. Ce succès fut particulièrement remarquable – hors Japon bien sûr – au Brésil et en France, où Dragon Ball devint un phénomène générationnel. Depuis les années 90, l’animé n’a cessé d’être rediffusé, l’occasion pour nous d’aborder le thème moral peu souvent abordé à notre sens dans les nombreux commentaires de cette œuvre.

A propos des personnages

Chose appréciable : l’humanité est secondaire dans Dragon Ball : non seulement nous sommes globalement des insectes, mais même notre Président du monde est un animal… Quel plaisir que de sortir de la sempiternelle humanité triomphante au cœur de l’univers. Ça n’est pourtant pas non plus l’occasion de retourner l’égocentrisme espéciste pour se venger des superproductions et de leurs codes narratifs : nous sommes simplement quantité négligeable. L’œuvre est plutôt l’histoire de la race des Saiyajin et de celle de la Terre, cette dernière entendue comme planète entière, et pas seulement la faible humanité. Nous avons bien des personnages importants, c’est vrai, mais nous sommes loin du prestige des Namekseijin…

Profitons-en pour questionner la place de la féminité dans Dragon Ball. Pour y répondre, il est important de rappeler que les concepts de misogynie et de sexisme ne se confondent pas vraiment. S’il est juste de signaler que la série intègre une répartition conservatrice des rôles sociaux (la bonne tenue de la maison étant un devoir plutôt dévolu aux femmes, a contrario de l’entraînement au combat), le sexe féminin n’est jamais méprisé ni limité. Le nombre d’exemples parle de lui-même : Chichi accède aux finales du tournoi d’arts martiaux par elle-même, Videl est une super-héroïne plus vraie que nature, Bulma fait partie des plus grands esprits scientifiques du monde aux côtés du Docteur Gero et de son père, Lunch est une schizophrène moitié-naïve moitié-super-gangster (mais toujours clichée), C-18 déteste parler pour ne rien dire… Et même quand on veut accuser Dragon Ball de représenter les femmes comme des romantiques qui deviennent hystériques avec l’âge (Chichi), des contre-exemples sont toujours là pour compenser : Bulma n’est-elle pas l’image de la femme libérée, qui vit hors mariage par choix, hors tutelle phallocratique ? Tout le monde en prend pour son grade sous la narration de Toriyama, même les homosexuels caricaturaux qui ont le poignet cassé en permanence. Et que dire des personnages asexués comme Piccolo ou androgynes à la C17 ? Sous des apparences très conservatrices parfois, Dragon Ball sait éviter les cases et donne à chaque personnage une manière d’être totalement unique et imprévisible.

Autre point : la réflexivité du manga. Tout lecteur aguerri de comics le sait, il existe un cap à passer pour toutes les bandes dessinées de super-héros qui essaient de gagner en profondeur et ne plus se cantonner à un rôle de littérature illustrée enfantine. Ce cap est le moment où il faudra tenir compte de manière réaliste (ou volontairement loufoque) de la présence et de l’implication de ces bizarreries que sont les super-héros ; le moment où ce type d’œuvre réfléchit sur ses personnages principaux. Batman est sûrement l’exemple le plus célèbre et l’un des plus réussis sans doute, et nous sommes heureux de constater que la dernière trilogie hollywoodienne en date n’en a pas fait l’impasse.

Dragon Ball, Nekketsu des nekketsu, ne la fait pas non plus. Il serait impossible de passer sous silence le cas de Son Gohan, le Great Saiyaman, venant ridiculiser la figure du superhéros en plus de lui-même, alors même que la série repose dessus. En effet, après être devenu la personne la plus puissante du monde, après avoir vaincu l’ennemi le plus fort jamais connu… il reprend ses études et se ridiculise par sa multi-inadaptation à la vie quotidienne de nous autres pauvres humains. Pire encore, il se crée un personnage ridicule doté d’un déguisement de super-héros pour essayer de résoudre la contradiction – avec une absence de goût directement héritée de son père – permettant une mise en abyme de la question du héros, et se faisant, son traitement humoristique par Toriyama (tout en évitant de porter trop d’ombre sur Goku, narrativement).

Son Goku d’ailleurs ne refuse-t-il pas de rentrer sur Terre, après son second sacrifice ? Devant l’incompréhension générale, Goku évoque le principe de responsabilité : c’est aux terriens, aux vivants, de s’occuper de la Terre et du vivant. Attendre le sauveur à chaque coup dur n’aurait aucun sens, de la même manière que l’émancipation d’une personne ou d’un peuple ne peut venir que d’eux-mêmes. Cette hauteur de vue de la part d’un des personnages de fiction les plus aimés de ces trente dernières années nous invite à nous pencher plus encore sur la question éthique.

Thème classique de la littérature : les frères ennemis

Le cœur de l’œuvre étant le duo Son Goku/Bejita (Végeta) et son évolution, il serait difficile de ne pas commencer par l’analyser. Beaucoup ont comparé Goku à la figure du Christ, non sans raison. Il existe même une Church of Goku et des pages Facebook dédiées à notre sauveur. Rien de plus légitime, tant il possède de qualités humaines. Toutefois, le personnage peut sembler plus ambigu.

C’est que, vue de loin, l’altérité entre les deux personnages principaux ressemble à l’opposition classique entre deux figures morales et philosophiques : la première, figure de l’amour pur et du détachement bienveillant ; la seconde, figure nietzschéenne du ressentiment. Bejita, en effet, semble reprendre pour lui l’ensemble des critères listés pour être désigné comme la caricature de la faiblesse morale : vaniteux, haineux, envieux, égoïste… Seul se savoir le plus fort compte à ses yeux. L’absolu du don de soi contre le relatif de la mesure, ou deux manières opposées de penser la valeur.

Cependant, à y voir de plus près, la comparaison s’avère moins tranchée, et surtout, évolutive. Goku est-il réellement une représentation du mythe christique ? Le gentil saiyajin est quelqu’un qui va bien, si bien qu’il n’a besoin de personne pour aller bien – si ce n’est des adversaires –  et c’est en cela une forme de perfection : mais est-ce suffisant pour en faire un guide moral ? On serait tenté de se dire ici que Goku est finalement lui aussi plus proche de Nietzsche, par l’image du surhomme (l’inverse de l’homme du ressentiment et de son nihilisme), que de la charité chrétienne ou de la vertu antique. Il s’avère être bien plus un bon vivant au grand cœur, qu’un héros moral, porté par la détestation de l’injustice jusqu’à se miner de l’intérieur. Goku, avec son innocence caractéristique et son absence totale de négativité, est peut-être bien proche sans le vouloir du sage et de ses vertus de détachement stoïcien et bouddhiste, mais il peine à se superposer avec la figure du chevalier héroïque.

Le point de vue du sage est comme un troisième type moral qui unifierait les deux premiers dans un absolu : être serein et aimant tout en ayant les idées claires, savoir agir et tenir son rôle tout en ayant trouvé la paix intérieure. Si l’on comprend que Goku est une perfection au sens du surhomme et non au sens moral, la contradiction entre ses faiblesses et son qualificatif de « cœur pur » disparaît. Mais il a aussi un côté sombre : Son Goku n’aime rien tant que le combat et devenir plus fort, lui aussi, en bon spécimen de sa race de guerriers. Même devant le risque plusieurs fois répété de voir l’univers entier disparaître, il choisir toujours la même solution : prendre le risque, aussi fou, aussi immoral qu’il puisse être, pour peu qu’il y ait une chance d’avoir un combattant à la hauteur. En être conscient et demander à Kulilin pardon pour son égoïsme est tout à son honneur mais ne change pas le constat : Goku est aussi bon de cœur qu’il est amoral. Par-delà le bien et le mal. Parfait, il l’est sans doute, puisqu’il est devenu pleinement lui-même et sans aucune trace de ressentiment, suivant par là sa propre nature. Mais comment juger une perfection qui nous permet d’abandonner sur l’heure femme et enfant en bas-âge (Cf. Uub) ? La loi des vrais forts ? Ainsi donc, que vaut une perfection qui ne se tourne pas vers les autres, qui ne prend pas en charge les autres, qui, eux, ne sont pas si forts ? Rien, ou tout, suivant le point de vue. Et nous avons reconstitué là les termes d’un des conflits les plus intéressants en philosophie à partir d’un manga.

Conceptualiser est une chose, fabuler une autre. Il n’y a qu’à voir la série par soi-même pour constater la prouesse que réussit Dragon Ball avec le personnage de Goku, cet inoubliable irresponsable au grand cœur qui se sacrifie sans réfléchir pour son fils mais l’abandonne tout aussi facilement aux mains d’un Piccolo devenu père de substitution.

Mais le manga s’arrête-t-il ici ? Reprenons : « que vaut une perfection qui ne se tourne pas vers les autres et qui vit pleinement pour soi » ? Vaut-elle plus qu’une imperfection qui elle, se tourne vers les autres, qui lutte de tout son être pour s’arracher à sa petite condition ? Renversement total : le héros par excellence, le symbole classique de la vertu morale, dans Dragon Ball, ça n’est pas Son Goku mais bien Bejita ! Car, réanimé petit à petit, lutte après lutte, à la chaleur de ceux qu’il refuse encore d’appeler ses amis, Bejita va lentement et difficilement vaincre toutes les faiblesses, toutes les manifestations du ressentiment, une à une.

Et si l’on est familier des conceptions morales orthodoxes (kantiennes ou bibliques), on sait qu’elles impliquent une hiérarchie où la volonté prime sur le résultat vital et la joie effective – aussi indissociables que soient ces deux points – lorsqu’il s’agit de distribuer les médailles. Ainsi, d’un côté nous avons Kakarotto, toujours fidèle à lui-même, admirable de constance, et d’un autre le Prince des Saiyajin, en constante évolution intérieure, admirable d’adaptation. Nul besoin de détailler les étapes de son changement, qui rythment l’intégralité de DBZ en alternance avec les gains de puissance de son alter-ego. Le parcours n’est pourtant pas sans coups durs ni régressions, comme tout réel progrès, et Bejita passe par un flot continu de haine des autres et de haine de soi, d’actes héroïques symboliques et d’actes de cruauté symbolique, d’acceptation des choses et de refus névrotiques ; Bejita hurle, frappe, pousse ses proches à bout, s’exile, tente des suicides par procuration… mais finit dans les derniers instants de l’œuvre par accepter une fois pour toute son infériorité martiale face à son frère d’arme, et se réjouit de bon cœur de voir cette force de la nature et cette pureté de cœur exister, sans en souffrir, sans l’envier.

Quoi de plus naturel alors que de retrouver dans Battle of Gods un Bejita encore plus impressionnant d’humilité et d’abnégation que là où nous l’avions laissé à la fin de DBZ ? Le film présentait une réelle continuité psychologique avec le manga original (rompue par DBS). Les danses ridicules qu’il effectue sur scène ne montrent pas un guerrier légendaire devenu adepte gâteux du karaoké, mais un personnage courageux qui a appris à prendre sur lui jusqu’à se ridiculiser, comble du sacrifice pour Bejita, afin de protéger l’intérêt général. A son arrivée sur Terre, Bejita aurait tué tout ce qui est plus fort que lui ou aurait péri en essayant ; des années après il offre sans réfléchir sa puissance à Goku pour donner naissance au Dieu Saiyajin.

Figure(s) du sage

Repartons des trois figures morales proposées tout à l’heure. En premier lieu, nous avons un homme en paix (Son Goku), mais inconscient et insouciant : sorte de Denise Baudu de Zola ou mieux encore, l’Idiot de Dostoïevski. Une pureté naïve. De l’autre côté se tient un homme en lutte, qui s’accomplit en lui et autour de lui pour devenir un exemple d’héroïsme.

L’heureux contre le héros. Mais qui dans Dragon Ball pourrait être proche du sage décrit plus haut, cet idéal qui les transcende tous deux, façon Jésus, Gandhi, Monseigneur Bienvenu dans Les Misérables ou même Yoda ? Le personnage de Kami-sama (Dieu de la Terre) : mesuré, réfléchi, pur de toute négativité, prêt au sacrifice et au don de soi, contemplateur bienveillant du monde et son protecteur, il incarne parfaitement la fusion des deux archétypes. Les Jedi et les Namekseijin, même combat ?

Nous finissons donc par là où nous avions commencé, avec l’analyse des personnages. Karin-sama (Chat de la Tour Karin) ou Kame-sennin (Tortue géniale / Muten Roshi) sont plus ambigus. Le premier est aussi espiègle que le sont nos chers félins et le second aussi ridicule que pervers. Et pourtant ! Tortue géniale est bien loin de s’y résumer. La manière dont il s’occupe de Tenshinan au Tenkaïchi Budokaï par exemple, est un coup de maître : se jouant des représentations et conventions, s’appuyant sur l’orgueil de Tenshinan pour le retourner, faisant (dé)monstration de la voie lumineuse en abandonnant le match, il déstabilise son adversaire drogué par son désir de triomphe, accompagnant ses provocations de paroles positives et d’attitudes parfaite.

D’ailleurs, c’est une tradition aussi bien pour l’Orient que pour l’Occident que de représenter les dieux ou les sages sous des figures cachées, sous des apparences vraisemblablement à l’opposé de ce qu’ils représentent. Dieu peut prendre la figure d’un mendiant dans les Comics, d’un charpentier de campagne dans les Evangiles ; le maître d’arts-martiaux fait la danse de l’homme saoul au Japon traditionnel et le Grand Kaïo de Dragon Ball Z ressemble à un fan d’heavy metal octogénaire.

Tous ces développements nous montrent en tout cas une chose : aucun personnage de Dragon Ball ne tombe dans le manichéisme. On peut penser à Piccolo, totalement ambivalent lui aussi, qui aurait dû symboliser ce manichéisme et qui dès le départ le fait éclater (n’est-il pas l’incarnation du mal absolu ?), ou Satan (Hercule en VF), ce stupide champion que l’on déteste la majorité du temps et qui, en plus d’être finalement un homme de cœur, rachète à la surprise générale toutes ses fautes et contribue à la victoire. Et si Goku n’était pas tombé violemment sur la tête étant petit, que serait devenu ce héros au grand cœur qui a écrabouillé son grand-père un soir de pleine lune ?

L’auteur de cet article est Yoann Givry

Crédits photo : ©Marcelo Silk Screen. Licence : Public Domain Mark 1.0.