L’extrême-centre : de la Révolution française à Macron

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« Extrême-centre ». C’est par ce terme que certains analystes ont qualifié le projet d’Emmanuel Macron. Issu d’un mouvement qui n’est ni « à droite » ni « à gauche », le nouveau président se veut radicalement modéré, férocement consensuel. Rejetant avec autant d’énergie les « extrémismes » de gauche et de droite, il incarne la tempérance. Contre les enfiévrés de gauche et les aigris de droite, la force tranquille de l’optimisme. Face à la tempête agitée que soulèvent les « populistes », il est le roc inamovible qui défend, contre vents et marées, la raison et la modération. Cette rhétorique ne date pas d’hier. Elle remonte à l’année 1794, date où les partisans de Robespierre ont été exécutés et remplacés à la tête de l’Etat par les Thermidoriens. Il s’agissait alors de mettre un terme à la radicalité de la Révolution de 1789 sans pour autant revenir à l’Ancien Régime ; aux orties le pouvoir populaire et le pouvoir monarchique, les sans-culottes et les culottes dorées : place aux modérés.

Robespierre et ses proches sont exécutés le 28 juillet 1794 (10 thermidor an II). Les députés qui les ont fait tuer veulent se débarrasser de la radicalité politique des Montagnards. Le club des Jacobins est fermé durant l’automne et les députés Girondins sont autorisés à revenir à la Convention à la fin de l’année. Pour consolider le nouveau régime politique, les députés décident d’écrire une nouvelle constitution. Durant l’année 1795 une rhétorique de l’extrême-centre se construit. Pour les députés thermidoriens il faut sortir de la politique. Dans son discours du 20 mars, Boissy d’Anglas souhaite « étouff[er] les discordes ». Le nouveau régime doit défendre les propriétaires et les intérêts privés face aux Jacobins qui sont vus comme des « scélérats », des « anarchistes » et des « buveurs de sang ». L’adversaire politique est ici dépolitisé et est perçu comme un monstre assoiffé de sang. Le 21 juin 1795, le même Boissy d’Anglas déclare que la République doit être gouvernée par « les meilleurs ». Qui sont ces meilleurs selon lui ? Les propriétaires bien sûr. Cette défense des plus riches est liée à la crainte du peuple. Les 1er avril et 20 mai, les sans-culottes parisiens avaient envahi la Convention en demandant du pain et la constitution de 1793. Le 20 mai, le député Féraud se fait décapiter et sa tête est accrochée en haut d’une pique dans l’enceinte même de la Convention. L’échec de ces journées d’insurrection entraîne une répression et la fin du mouvement sans-culotte. Les Thermidoriens souhaitent donc écarter le peuple de la politique. Un autre aspect de cette rhétorique est intéressant. Les Jacobins et les royalistes sont renvoyés dos à dos. Sieyès déclare le 1er germinal que la République a deux ennemis, « les factieux et les royalistes qui tous déjà se rallient et semblent s’apprêter à marcher sous la bannière commune de la révolte et du crime ». En 1795, le parti de l’argent renvoie déjà les « extrêmes » dos à dos.

Le 20 mai 1795, les sans-culottes entrent dans l’enceinte de la Convention en réclamant du pain et la constitution de 1793. La tête du député Féraud est hissée en haut d’une pique. © Wikimedia Commons

En marche derrière le pouvoir exécutif !

La Constitution de l’an III est adoptée le 22 août 1795 (5 fructidor an III). La Convention est remplacée par deux chambres : le Conseil des 500 et le Conseil des Anciens. Le pouvoir exécutif est confié à cinq Directeurs. Une partie des Conseils est renouvelée tous les ans. Mais très vite, le Directoire doit rétablir l’ordre public face aux menaces jacobines et royalistes. Dans un contexte de crise économique et de difficultés militaires, la Conjuration de Babeuf, communiste avant l’heure, est repérée. Babeuf et ses proches sont arrêtés le 10 mai 1796 (21 floréal an IV). Pour les hommes au pouvoir, le Directoire doit éliminer les conflits idéologiques et renforcer le pouvoir exécutif. Ils n’hésiteront pas à user de la force face aux royalistes et aux Jacobins. Aux élections d’avril 1797 (germinal an V), les royalistes obtiennent la majorité. La presse favorable au Directoire va légitimer un discours contre la menace des extrêmes. Un certain Bienvenue écrit dans la Décade le 20 thermidor an V que la Terreur est une « espèce de gouvernement sans frein » et que la Terreur blanche royaliste n’est que « vengeances, proscriptions, massacres ». Comme Sieyès en 1795, les idéologues de l’extrême-centre assimilent les Jacobins aux royalistes. Le 4 septembre 1797 (18 fructidor an V), les Directeurs font un coup d’état contre les Conseils à majorité royaliste. Au printemps 1798, c’est la menace jacobine qui se fait plus précise pour le Directoire. Un journaliste du Conservateur s’inquiète avant les élections le 18 avril 1798 (29 germinal an VI) : « On a vu le royalisme et l’anarchie se prêter de mutuels secours ». Les « néo-Jacobins » ont abandonné l’illégalité et jouent le jeu des élections. Autour de l’ancien maire d’Arles et ami de Babeuf, Pierre-Antoine Antonnelle, les « néo-Jacobins » gagnent de nombreux sièges. Mais leur élection est cassée par la loi du 11 mai 1798 (22 floréal an VI). Quelques jours plus tard, l’économiste Jean-Baptiste Say écrit dans la Décade du 19 mai 1798 (30 floréal an VI) qu’il faut envoyer aux assemblées « des républicains recommandables et éloignés des extrêmes ». La rhétorique contre les extrêmes revient.

L’extrême-centre cherche son sauveur et le trouve en Bonaparte

Face aux menaces des Jacobins et des royalistes, le Directoire semble faible. Très impopulaire, il ne peut compter sur aucune grande figure. La Constituante avait Mirabeau, les Girondins avaient Brissot et les Montagnards avaient Robespierre. Le Directoire n’a pas de visage. Mais dans le même temps, un jeune général nommé Bonaparte se crée une légende en Italie. Dans le Conservateur du 1er septembre 1797 (15 fructidor an V), le poète Marie-Joseph Chénier voit Bonaparte comme « un homme de génie ». Bonaparte rentre d’Italie au début de l’année 1798. Il fréquente les milieux intellectuels parisiens. Dans le Journal de Paris du 20 janvier 1798 (1er pluviôse an VI), il est même comparé à un « demi-dieu ». Bonaparte est une figure rassurante pour certains journaux. Ce discours favorable à Bonaparte va faciliter son coup d’état du 9 novembre 1799 (18 brumaire an VIII). Bonaparte et ses proches vont rédiger une nouvelle constitution avec un pouvoir exécutif plus fort. Bonaparte devient dictateur républicain et constitue un rempart face aux Jacobins et aux royalistes. La Décade résume bien la situation le 21 novembre 1799 (30 brumaire an VIII) : « Le royalisme ne relèvera point la tête ; les traces du gouvernement révolutionnaire seront effacées ». L’objectif de sortir de la politique va pouvoir être réalisé et la France va confier le pouvoir aux hommes qui possèdent « la véritable science de l’administration » comme le dit Antoine Boulay de la Meurthe, un député soutien de Bonaparte, dans le Journal de Paris du 18 novembre (27 brumaire an VIII). L’extrême-centre souhaite dépolitiser l’action politique et la confier à des technocrates. Ce processus de dépolitisation, qui débute dès 1795, se conclut avec le coup d’état du 18 brumaire. Le Directoire use du coup de force face aux mouvements jacobins et royalistes : il ne souhaite aucune opposition. Les hommes du Directoire forment une nouvelle oligarchie prête à tout pour conserver le pouvoir, quelle que soit la nature du régime politique. C’est pour cela que de nombreux députés vont bien accueillir le coup d’état de Bonaparte. N’étant pas prêts à défendre leurs idées jusqu’à la mort comme les Jacobins de l’an II, le coup d’état va permettre aux hommes du Directoire de conserver leur pouvoir et leur influence.

Dans un régime à bout de souffle, Bonaparte parvient au pouvoir par un coup d’État le 18 brumaire an VIII. 

Politique économique en faveur des plus riches, rejet équivalent des « extrêmes » de gauche et de droite, mise à l’écart du pouvoir populaire : telles sont les grandes lignes de l’extrême-centre. On retrouve cette rhétorique tout au long du XIXème et du XXème siècle : contre les révolutionnaires qui « du passé veulent faire table rase » et les réactionnaires moyenâgeux, place aux modérés !

Le 30 avril dernier, dans l’entre-deux tours, le candidat Macron s’est rendu au mémorial de la Shoah à Paris et en a profité pour réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, « les extrêmes » sont responsables de la mort de 6 millions de Juifs. Pas les nazis, « les extrêmes ». Il serait sans doute inutile de rappeler au Président Jupiter que les soviétiques (dont 27.000.000 d’entre eux sont tombés sous les balles des nazis) ont apporté un concours décisif dans la victoire des Alliés contre le nazisme. On l’aura compris : gauche radicale et extrême-droite, c’est la même chose. Bien sûr, « l’extrême-centre » n’a de centriste que le nom. La rhétorique modérée de l’extrême-centre cache mal la violence sociale dont elle est porteuse. Sa modération apparente ne sert qu’à masquer une adhésion sans limite au fondamentalisme du marché. Il existe un point commun indéniable entre les successeurs de Robespierre et les partisans de Macron : l’alliage d’une rhétorique modérée et d’une politique économique extrémiste, dans le sens du libre marché. Sous prétexte de modernisation, le code du travail sera démantelé ; sous prétexte de paix sociale, les protestations seront réprimées. Jusqu’au jour où la rhétorique de l’extrême-centre ne parviendra plus à voiler la guerre sociale dont le projet néolibéral d’Emmanuel Macron est porteur.

Pour aller plus loin :

Pierre Serna, La République des girouettes, Champ Vallon, Paris, 2005. Pour cet historien spécialiste de la Révolution française, c’est après la chute de Robespierre que se met en place une République « d’extrême-centre ».