L’extrême droite allemande veut entraîner la gauche dans une « guerre culturelle »

Guerres culturelles - Le Vent Se Lève
Alice Weidel, cheffe de file du mouvement d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland (AfD)

D’après un document interne ayant fuité à l’extérieur du parti, la formation d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) perçoit le parti de gauche antilibérale Die Linke comme un idiot utile qu’elle pourrait instrumentaliser afin de polariser la société autour de débats sociétaux érigés en « guerre culturelle ». Une stratégie que l’extrême droite ne déploie pas qu’en Allemagne. Par Thomas Zimmermann, traduction par Simon Férelloc [1].

Ce mois de juillet, le média Politico révélait une notre stratégique interne du parti allemand anti-immigration Alternative für Deutschland. Au cours d’une réunion fermée au public, le groupe parlementaire de l’AfD a assisté à une présentation PowerPoint intitulée « Introduction au processus stratégique » qui donne un aperçu du coup de billard à trois bandes que le parti entend jouer pour surpasser ses adversaires.

L’AfD veut démolir le Brandmauer, le « pare-feu » (équivalent allemand du « barrage » français) – c’est-à-dire la promesse faite par les principaux partis politiques de ne pas travailler avec l’extrême droite – et faire de la cheffe du parti Alice Weidel, la prochaine chancelière allemande. Rien de surprenant pour le moment. Le plus intéressant réside dans le fait que les stratèges de l’AfD considèrent que, de tous les partis politiques allemands, c’est Die Linke qui doit jouer un rôle-clef dans leur conquête du pouvoir. La note stratégique envisage premièrement une « polarisation culturelle entre l’AfD et Die Linke » : l’AfD veut instaurer une guerre culturelle artificielle avec Die Linke dans le but de transformer l’intégralité du spectre politique en un clivage entre « conservatisme bourgeois vs gauche radicale ». Ainsi, l’AfD demeurera le seul partenaire de coalition possible pour les chrétiens-démocrates sortants. Le pare-feu s’effondrera et la route de la participation au gouvernement, voire de la chancellerie, sera ouverte à l’AfD. Tel est le plan jusqu’à présent.

L’AfD surestime probablement à quel point les sociaux-démocrates dirigés par Lars Klingbeil, et les Verts emmenés par Franziska Brantner, peuvent être identifiés à la « gauche radicale ». Mais il y a plus. En effet, Die Linke peut être reconnaissante à l’AfD de démontrer de manière si limpide que la « guerre culturelle » est un piège. La formation pourra désormais calmement travailler à se présenter comme un parti concentré sur les luttes sociales, ce pour quoi milite d’ores et déjà une partie importante de son organisation.

La note stratégique ne se contente pas de révéler ce que l’AfD voudrait que soit Die Linke ; elle laisse aussi transparaître le type de politique de gauche qui ne sert pas ses desseins. Ainsi, sous le titre « Là où nous sommes forts », la note dresse une liste de plusieurs électorats que l’AfD entend cibler par le biais de groupes de travail dédiés : « les Allemands de l’Est, les campagnes, les Allemands de Russie, les jeunes électeurs », des groupes sociologiques qu’une gauche bien avisée devrait, elle aussi tenter de rallier à sa cause.

Il est évident que Die Linke doit reconquérir ses anciens bastions d’Allemagne de l’Est. De même, elle devrait être particulièrement attentive aux régions rurales si elle ne veut pas devenir un parti d’élites urbaines. Rien de plus évident que le fait qu’une gauche qui se revendique le parti des travailleurs doive trouver un écho auprès des travailleurs. Par sa campagne victorieuse dans le district de Berlin-Lichtenberg, la cheffe de Die Linke Ines Schwerdtner (par ailleurs ancienne rédactrice dans l’édition germanophone du magazine-phare de la gauche américaine Jacobin) a démontré que les territoires comprenant une importante population de travailleurs d’origine russe-allemande n’étaient pas nécessairement dévolus à l’AfD. Le fait que Die Linke ait réussi à se faire le porte-étendard des jeunes électeurs dès l’élection fédérale de février dernier doit aussi causer de l’inquiétude au sein des rangs de l’AfD.

Si le plan global de l’AfD dépend réellement de la propension de Die Linke à mordre à l’hameçon du gender gaga (terme péjoratif utilisé en Allemagne pour parler des politiques identitaires relatives au genre, équivalent du « wokisme » américain), alors il devrait être facile d’arrêter leur marche vers la chancellerie. Le plus grand danger est que l’extrême droite puisse gagner moins du fait d’une stratégie judicieuse que du fait d’une absence d’alternative.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Germany’s Far Right Wants to Trap the Left in Culture Wars »