Ce scrutin l’a encore montré : plus l’extrême droite progresse, plus son discours sur l’Union européenne (UE) se modère. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le slogan de campagne de la première ministre italienne Giorgia Meloni : « l’Italie change l’Europe ». Le changement de position du leader néerlandais Geert Wilders, autrefois partisan de la sortie de l’UE, qui a rapidement abandonné cette position dès le début de sa campagne. Ou l’évolution de Marine Le Pen, autrefois favorable à un rupture avec le cadre européen, désormais attachée à un « changement de l’intérieur ». Et si le parti Droit et Justice de Pologne est en conflit avec Bruxelles depuis des années, il n’a jamais sérieusement évoqué l’idée d’un « Polexit », tandis que le Fidesz hongrois n’envisage pas de quitter le navire malgré sa rhétorique souverainiste. Par Christopher Bickerton, traduction par Alexandra Knez depuis la New Left Review.
Les élections parlementaires européennes n’ont pas la même signification pour tout le monde. Pour le corps de presse bruxellois, elles sont l’occasion de spéculer fiévreusement sur qui obtiendra les « postes clés » – les présidences du Conseil et de la Commission, la direction du Parlement, le poste de Haut représentant pour la politique étrangère – et ce, après des jours de marchandage et de tractations en coulisses. Pour les dirigeants des États membres, c’est l’occasion de faire progresser le nombre de députés européens appartenant à leur parti et, éventuellement, l’espoir de diriger un groupe parlementaire – ce qui leur confère puissance et prestige, ainsi qu’un certain pouvoir de négociation avec les autres nations européennes. Pour les politiciens de l’opposition, le Parlement européen est un passage utile (et lucratif) pour patienter jusqu’à ce que des opportunités politiques veuillent bien se présenter dans leur pays respectif. L’actuel ministre italien des affaires étrangères, Antonio Tajani, y a passé plus de vingt ans ; Marine Le Pen et Nigel Farage y ont également siégé longtemps.
Quant aux citoyens de l’Union, ils estiment que l’importance des élections réside souvent dans leur capacité à cristalliser les luttes politiques nationales. Le scrutin de 2014 a consacré la percée de Podemos et du Mouvement 5 étoiles, et a permis à Syriza d’écarter le Pasok et de devenir la première force électorale de gauche en Grèce. Au Royaume-Uni, le vote de 2019 a fonctionné comme un second référendum sur le Brexit. En 2024, nous étions censés assister à un sorpasso réactionnaire à l’échelle du continent : un moment où les populistes et les extrémistes réduiraient à néant les principales formations politiques du Parlement. Ursula von der Leyen, candidate à un second mandat en tant que présidente de la Commission, craignait de ne pas pouvoir maintenir sa « grande coalition » de centristes et de libéraux et a fini par tendre la main à l’Italienne Giorgia Meloni juste avant le vote, laissant entrevoir la possibilité d’un accord avec l’extrême droite.
Le clivage entre partisans et détracteurs de l’Union européenne a été mis en sourdine.
Pourtant, lorsque l’élection a eu lieu la semaine dernière, l’idée que le scrutin allait être un véritable raz-de-marée s’est avéré exagérée. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders a gagné six sièges, mais a été battu par la coalition de centre-gauche et des Verts. En Allemagne, l’AfD a bondi de neuf à quinze sièges, mais reste loin derrière l’alliance CDU-CSU, qui en a obtenu 29. En Espagne, Vox a gagné deux sièges, mais sa part de voix est restée inférieure à 10 %, tandis que le Partido Popular a remporté la victoire, avec quatre points de pourcentage d’avance sur le PSOE au pouvoir. Les Vrais Finlandais ont également obtenu moins de 10 % des voix et ont perdu un siège, tandis que les Démocrates suédois en ont gagné un mais ont terminé à la quatrième place, derrière les partis traditionnels du pays et les Verts. Les groupes dominants au Parlement européen ont également relativement bien résisté. Le Parti populaire européen (PPE) de centre-droit a gagné neuf sièges, portant son total à 185, tandis que les Socialistes et Démocrates (S&D) de centre-gauche n’en ont perdu que deux, les ramenant à 137. Les plus grands perdants sont les libéraux de Renew Europe et les Verts, qui perdent respectivement 23 et 19 sièges.
Les deux principales formations d’extrême droite n’ont gagné que treize sièges à elles deux : les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) en ont désormais 73, tandis qu’Identité et Démocratie (ID) en a 58. Il y a peu de chances que ces deux formations s’unissent, et la place de l’AfD – qui n’est affiliée à aucune d’entre elles – n’est pas encore claire. L’ECR a été créé en 2009 par les conservateurs britanniques qui estimaient que le PPE devenait trop pro-européen. Ce groupe qui représente l’aile la plus modérée de l’extrême droite échappe au cordon sanitaire qui exclut les députés européens de la droite radicale des postes de pouvoir au sein du Parlement. Il compte parmi ses membres les Fratelli d’Italia de Meloni ainsi que le parti polonais Droit et Justice. L’ID, en revanche, est considéré comme infréquentable, abritant le Rassemblement national de Le Pen et la Lega de Matteo Salvini, ainsi que le Parti populaire conservateur d’Estonie.
On constate donc bien un virage à droite dans la composition du Parlement européen, mais à un rythme plus lent que prévu, avec des groupes populistes-nationalistes affligés par de profondes divisions. Les résultats des élections indiquent que le statu quo va se poursuivre. Mme Von der Leyen a rappelé que « le centre tient » et que sa coalition perdurera, peut-être avec l’appui des Verts. Les principaux courants politiques de l’Union semblent prêts à mettre de côté leurs divergences pour pérenniser leur hégémonie. Pourtant, comme beaucoup le savent à Bruxelles, cette stratégie de la grande coalition risque de donner au centre politique l’image d’une masse indifférenciée de politiciens assoiffés de pouvoir, ce qui alimente le soutien à leurs adversaires et présage des difficultés à plus long terme.
Les scrutins nationaux les plus significatifs ont été ceux qui semblaient annonciateurs d’évolutions politiques sur le plan national. Les bons résultats de Péter Magyar – un membre du Fidesz devenu opposant et lanceur d’alerte – ont été interprétés, peut-être prématurément, comme un signe du déclin de la domination de Viktor Orbán. En Pologne, Droit et Justice a poursuivi son déclin, perdant cinq sièges et cédant du terrain à la Plate-forme civique (PO) de Donald Tusk. Giorgia Meloni a mené une campagne incroyablement personnalisée, demandant à ses partisans d’écrire « Giorgia » sur leur bulletin de vote, obtenant ainsi un peu moins de 30 % des voix et 14 sièges supplémentaires. Le SPD de Scholz a, quant à lui, été dépassé à la fois par l’opposition principale et par l’AfD, ce qui a lancé les spéculations sur la durée de mandat du chancelier.
C’est toutefois la France qui a remporté la palme en matière de coups de théâtre au niveau national. Le Rassemblement national a fait de ces élections un référendum sur le second mandat d’Emmanuel Macron et a obtenu le double des voix de la formation électorale du président. Raphaël Glucksmann, soutenu par le Parti socialiste, est apparu comme une nouvelle figure du centre gauche, remportant treize sièges avec sa liste commune, soit le même nombre que le parti de M. Macron. Les autres partis membres de la NUPES s’en sortent mal, à l’exception de la France insoumise, qui a réussi à obtenir 10 % des voix et neuf sièges. Face à ces résultats, Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale et programmé de nouvelles élections législatives pour le 30 juin et le 7 juillet. On peut penser qu’il s’agit là d’une tentative pour mettre le RN au pied du mur. L’extrême droite se dit prête à gouverner, mais si elle remporte le prochain scrutin, son leader Jordan Bardella pourrait bien devenir Premier ministre, et Macron sait que cette fonction ne rend pas très populaire.
Pendant ce temps, on parle moins de ce que tout cela signifie vraiment pour le point de discorde principal de la politique européenne : le clivage entre partisans et détracteurs de l’Union européenne. Le politologue Peter Mair soulignait que la structure particulière de cet organe supranational faisait qu’il était difficile pour les citoyens de façonner ou de contester certaines initiatives politiques. Par conséquent, l’opposition à ces politiques prenait nécessairement la forme d’une opposition à l’UE en tant que telle. Alors que l’euroscepticisme a occupé une place prépondérante au sein de la gauche tout au long de la période d’après-guerre, il a été associé à la droite souverainiste et nationaliste à partir des années 1990 – incarnée par l’UKIP au Royaume-Uni et le Parti de la liberté en Autriche. Cette évolution reflète à la fois l’implosion des partis communistes du continent en tant que force électorale, à l’instar du déclin spectaculaire du Parti communiste français, et l’abandon par la gauche au sens large du principe de souveraineté nationale, comme en témoigne le parcours du Pasok, qui est passé du statut d’ardent critique de l’intégration européenne dans les années 1970 à celui de fidèle partisan de l’union à la fin des années 1980.
Cette année, alors que les partis d’extrême droite ont réalisé des avancées électorales sans précédent dans l’histoire de l’UE, les élections ont également révélé combien ils s’étaient accommodés de l’institution. L’euroscepticisme forcené a été remplacé par un réformisme tiède, bien illustré par le slogan de campagne de Meloni : « L’Italie change l’Europe ». Wilders, autrefois partisan de la sortie de l’UE, a rapidement abandonné cette position dès le début de sa campagne. De même, Mme Le Pen a plaidé pour le « Frexit » lors des élections européennes de 2014, mais a depuis adopté une politique de « changement de l’intérieur ».
Les partis d’extrême droite d’Europe occidentale ont, en ce sens, commencé à reproduire les stratégies de leurs homologues d’Europe centrale et orientale. Le parti Droit et Justice est en conflit avec Bruxelles depuis des années, mais il n’a jamais sérieusement évoqué l’idée d’un « Polexit ». Le Fidesz se heurte fréquemment à l’UE au sujet de ses obligations conventionnelles, mais il n’envisage pas de quitter le navire. L’exception à cette tendance réformiste semble être l’AfD qui adopte toujours une position dure sur la sortie de la zone euro et la réintroduction du deutschemark ; cependant, ce n’est en aucun cas la raison d’être du parti, ni la cause de son succès, qui doit beaucoup plus à son rôle dans la fomentation des guerres culturelles en Allemagne.
L’une des raisons de cette tendance à la modération est le Brexit : un événement qui, en provoquant une crise constitutionnelle et en ne parvenant pas à réduire l’immigration, a appris à l’extrême droite européenne à être prudente quant aux mérites d’une sortie de l’UE. Le soutien indéfectible de la population de la plupart des États membres à l’Union en est une autre. Avec des groupes comme le RN et Fratelli d’Italia cherchant à supplanter les partis traditionnels de la droite en courtisant les électeurs hésitants, les positions anti-européennes sont devenues un handicap électoral. Bien que les dirigeants de ces partis soient souvent présentés comme des idéologues intransigeants, la plupart d’entre eux sont en réalité des pragmatiques tout en souplesse. Ceux qui, comme Maxmilian Krah de l’AfD, sont trop rigides, se retrouvent généralement marginalisés. Ces dernières années, les forces populistes européennes ont été lentement assimilées à la hiérarchie bruxelloise. Cette élection ne les a peut-être pas vues se hisser à son sommet, comme certains l’avaient prédit. Mais ce scrutin a permis de constater que ces forces sont disposées à faciliter leur ascension en prenant leur distance avec l’euroscepticisme.