L’heure du soulèvement a-t-elle sonné pour les cols blancs ?

De Goldman Sachs au Crédit Suisse, de Meta à Amazon, de BuzzFeed à MSNBC, des vagues massives de licenciements ont lieu. Dans le secteur de la finance, de la tech et de l’infotainment, les mêmes causes – la fin des taux bas, l’éclatement des bulles spéculatives et certains bonds technologiques – entraînent des effets similaires. Une fraction non négligeable de ces nouveaux chômeurs sont des ex-« cols blancs. » Abreuvés des promesses d’enrichissement facile associées à ces secteurs, ils partagent désormais le lot commun des salariés licenciés. Au point de constituer une nouvelle force sociale de contestation ? Par Aaron Bastani, traduction Jean-Yves Cotté.

Les banques procèdent à la plus grande vague de suppressions d’emplois depuis la crise financière. Le mois dernier, Goldman Sachs a licencié 3 000 employés avec un préavis d’une demi-heure. Morgan Stanley a congédié 1 800 personnes, soit un peu plus de 2 % de ses effectifs, le Crédit Suisse quant à lui a annoncé son intention de se séparer de 9 000 de ses 52 000 collaborateurs au cours des trois prochaines années.

La situation est encore plus dure dans le secteur de la tech, où quelques 200 000 salariés ont perdu leur emploi l’an dernier. En novembre, Meta a annoncé 11 000 licenciements, tandis qu’Alphabet a déclaré vouloir supprimer 12 000 emplois. Pour ne pas être en reste, Amazon a versé des indemnités de départ d’un montant de 640 millions de dollars au cours du dernier trimestre 2022.

Johnson & Johnson et Walt Disney Company font partie des grands noms de l’industrie américaine qui ont annoncé des suppressions d’emplois ou le gel des embauches. Au Royaume-Uni, les collaborateurs britanniques d’Alphabet et Meta s’attendent à des licenciements en mars, et de son côté Vodafone envisage également des centaines de suppressions d’emplois, pour la plupart à son siège londonien.

La même épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la presse, même si les chiffres sont moindres du fait des effectifs plus réduits du secteur. En décembre, BuzzFeed a annoncé vouloir se séparer de 12 % de ses employés – et ce, quatre ans à peine après avoir réduit de 15 % l’ensemble de son personnel. Vox Media, NBC et MSNBC ont également annoncé des suppressions d’emplois, tout comme l’éditeur Reach au Royaume-Uni – avec 200 personnes en passe d’être licenciées.

Pourquoi tant de licenciements en même temps ? Ce phénomène s’explique en partie par la chute des recettes publicitaires numériques. Si celles-ci ont augmenté de 25 % en 2021 en raison de l’utilisation accrue d’internet lors de la pandémie, cette ruée vers l’or est terminée – Meta elle-même enregistre une baisse de 3 %. Conjuguée à une hausse de l’inflation, cette diminution des recettes explique les réductions d’effectifs dans les domaines des médias et des technologies, alors que les suppressions d’emplois dans le secteur financier sont avant tout dues à un ralentissement de l’économie.

Au début du siècle, ces secteurs étaient censés créer les emplois du futur. Dans l’ensemble, cela n’a pas été le cas – et lorsque cela l’a été, les offres étaient concentrées géographiquement, offrant peu d’opportunités aux populations victimes de la désindustrialisation. Les emplois qui ont vu le jour semblent aujourd’hui eux-mêmes menacés.

C’est là un bouleversement majeur par rapport aux dernières années. En fin de compte, les secteurs qui licencient actuellement sont ceux qui ont relativement bien tiré leur épingle du jeu lors de la pandémie – les employés de la finance, des technologies et des médias appartenant à des segments privilégiés du marché du travail (tant qu’ils n’étaient pas en freelance). Non seulement les recettes publicitaires ont augmenté, garantissant ainsi les emplois, mais les employés de ces secteurs ont pu « télétravailler » – contrairement aux personnels enseignants, infirmiers, ou ceux de la logistique.

De fait, cette période a marqué l’apogée d’un âge d’or pour la tech : les faibles taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif ont permis à la « nouvelle économie » de croître bien plus qu’elle ne l’aurait dû après 2010. Si les publications TikTok des employés appartenant aux générations Y et Z à New York et Londres paraissaient décalées – leurs rendez-vous déjeuner, buffets de sushis à volonté et réunionite aiguë semblant générer peu de valeur tangible – c’est parce qu’elles l’étaient. Les faibles taux d’intérêt étaient synonymes de bulles spéculatives à gogo, et les valorisations boursières surgonflées des géants du numérique – qui ont culminé l’an dernier – en étaient une conséquence manifeste. Résultat, les entreprises technologiques ont massivement augmenté leurs effectifs. À présent, c’est l’heure de passer à la caisse.

Les tribulations de 2023 pourraient n’être que le début pour les salariés de ces secteurs – même s’ils survivent aux licenciements de Meta, Microsoft et consorts. La hausse des coûts, la stagnation des recettes et le resserrement de la politique monétaire sont en passe de percuter l’évolution des technologies qui, tout en n’étant pas source de transformation dans l’immédiat, érodera la nature des tâches, puis les emplois, dans ces trois secteurs.

Considérons ChatGPT, un générateur de texte par intelligence artificielle développé par OpenAI. Bien qu’il soit loin d’être parfait, cet agent conversationnel a récemment réussi l’entretien de codage Google pour un ingénieur de niveau 3 – un poste rémunéré 183 000 dollars. ChatGPT est à prendre au sérieux : Microsoft a investi dix milliards de dollars dans cette technologie, qui sera bientôt intégrée au moteur de recherche Bing de l’entreprise, et dont le lancement a précipité la sortie de Bard, le produit d’intelligence artificielle concurrent développé par Google.

Cela ne signifie pas qu’un robot (ou une IA) prendra la place des salariés. Il est bien plus probable qu’une seule personne disposant de cette nouvelle technologie remplacera toute une équipe. À court terme, l’apprentissage automatique pourrait bouleverser des domaines tels que la rédaction de contenu, la correction d’épreuves, l’assistance client et la programmation. Avec une version plus élaborée de ChatGPT à leur disposition, les codeurs pourraient automatiser certaines de leurs tâches les plus fastidieuses, comme le débogage ou le transcodage d’un langage de programmation à un autre, réduisant ainsi le nombre de postes de débutants dans ce domaine. Il y aurait toujours des codeurs, bien entendu, mais il y en aurait moins. Il est plus que prévisible qu’une tendance similaire affectera d’autres secteurs, de la comptabilité aux services juridiques.

En 2017, l’homme d’affaires Mark Cuban prédit que le premier trillionaire de la planète devrait sa fortune à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique précisément parce que ces deux secteurs bouleverseraient grandement les industries de services à forte valeur ajoutée. « Je ne voudrais pas être comptable en ce moment », a-t-il dit. « Je préfèrerais être un étudiant en philosophie ».

Cuban ne fut pas le seul. En 2015, un article de la Bank of England prédisait que l’automatisation représentait un risque pour 40 % des emplois au Royaume-Uni dans les décennies à venir. Un an plus tard, Mark Carney affirmait que l’évolution technologique serait « sans pitié » pour l’emploi, et que cela ne ferait qu’aggraver les inégalités. Avec ChatGPT, il est désormais possible de voir comment cette transformation opère – notamment dans les secteurs qui réduisent aujourd’hui drastiquement leurs effectifs.

Alors que la stagnation économique et la hausse des inégalités rencontrent l’évolution technologique, les cols blancs mécontents pourraient être bientôt le fer de lance d’un processus plus large de radicalisation. Le cas échéant, ces salariés pourraient rapidement se convertir à certaines idées exposées dans Fully Automated Luxury Communism [1], la faible croissance et l’automatisation refaçonnant leurs présupposés, leurs attentes et leurs opinions politiques.

L’heure du soulèvement a-t-elle sonné, camarades ?

Notes :

[1] Livre dont l’auteur est Aaron Bastani lui-même.