L’invention du « en même temps » par Élie Decazes – Entretien avec Jean-Baptiste Gallen

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Jean-Baptiste Gallen © Pablo Porlan

Et si Emmanuel Macron n’était pas l’inventeur du « en même temps » ? La paternité de cette politique revient sans doute à Élie Decazes, ministre de Louis XVIII et favori du roi. C’est en tout cas la thèse de Jean-Baptiste Gallen qui fait paraître ce mois-ci aux éditions du Cerf L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820), un essai dans lequel l’auteur exhume la figure de Decazes. Oublié par les livres d’histoire, il a pourtant régné sur la France trois ans durant. Deux siècles avant Emmanuel Macron, le jeune ministre aux allures de Rastignac se fraie un chemin entre la droite et la gauche, se pose comme seul rempart face à l’extrême droite, joue sur tous les tableaux et engage la dérive autoritaire de son gouvernement sur fond de montée des incivilités et d’épidémie : et à la fin, il chute, et les ultras l’emportent. Si donc les mêmes causes produisent les mêmes effets, faire un détour par l’histoire de la Restauration peut permettre d’éclairer le présent. Entretien.

LVSL – Votre livre évoque une période peu connue de l’histoire de France. Quelle est la situation du pays dans les années 1818-1820 ?

Jean-Baptiste Gallen – En effet, la Restauration est probablement la période la moins étudiée de notre époque contemporaine ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai souhaité y consacrer une grande partie de mes études. En réalité, cette période est véritablement fascinante. Le retour du roi sonne comme l’heure du bilan. Après 25 années de troubles révolutionnaires, Louis XVIII, frère de Louis XVI, revient dans un pays qu’il ne connaît plus. Il ne peut pas nier les évènements révolutionnaires et leurs conséquences, mais en même temps, s’il souhaite restaurer son trône, il doit rétablir certains principes de l’Ancien régime.

Pour éviter que le pays renoue avec ses pulsions révolutionnaires, les Européens décident en 1815 d’occuper militairement la France pendant cinq ans. Cela leur permet de garantir une certaine stabilité dans ce pays aux mémoires complètement fracturées. C’est finalement au bout de trois ans que les alliés quittent le territoire. En 1818, les Français se retrouvent enfin entre eux dans un pays durablement en paix. C’est la première fois depuis la Révolution et c’est à ce moment précis que s’ouvre mon livre.

La scène politique française offre une grande diversité d’opinions politiques. La droite est divisée en deux : il y a d’un côté les partisans d’un rétablissement pur et simple de l’Ancien régime, nommés les ultras. Ils veulent « dérouler la révolution en sens contraire » selon une expression du temps. Mais il y a aussi une droite modérée qui, à l’inverse, considère qu’un retour dans le passé est impossible. Pour elle, tout n’est pas à jeter dans ce que la Révolution a apporté.

La gauche de son côté est profondément divisée. Elle se fait extrêmement discrète, car une partie non négligeable de ses membres a soutenu Napoléon Bonaparte lors de son retour de l’île d’Elbe en mars 1815. Elle est composée de Bonapartistes qui attendent le retour de l’Empereur – toujours en vie à Sainte-Hélène, rappelons-le –, de partisans d’une monarchie parlementaire, et de quelques républicains qui attendent leur heure. Au fil des années, les rangs de cette dernière catégorie tendent à grossir, ce qui inquiète profondément les royalistes.

Et enfin, entre la droite et la gauche, il existe une force politique dite du « juste-milieu », que l’on pourrait aujourd’hui appeler centriste bien que ce terme soit anachronique.

LVSL – Vous exhumez la figure d’Élie Decazes, jeune ministre de Louis XVIII qui arrive trop tôt, trop vite, au sommet du pouvoir. Pouvez-vous présenter son parcours ? Pourquoi avoir fait le choix de le comparer à Emmanuel Macron ?

J.-B. G. – Élie Decazes est véritablement un personnage balzacien. Il naît dans une famille de roturiers à Libourne et monte à Paris en 1800 pour entamer une carrière d’avocat. Il se plaît énormément dans cette société parisienne, il apprécie cette mondanité, il sent qu’il est fait pour ça ! Rapidement, il rentre dans une loge maçonnique pour étendre son réseau dans cette société impériale et au bout de quelques années, il fréquente les plus hautes sphères de l’État. Il intègre le cercle le plus intime de Napoléon en devenant l’un des secrétaires de la mère de l’Empereur. On lui prête même une liaison avec sa sœur, Pauline Bonaparte.

Cette proximité avec les membres de la famille Bonaparte ne l’empêche pas de retourner sa veste très rapidement à la chute de l’Empire. Lorsque le roi Louis XVIII monte sur le trône, Decazes va user des mêmes stratagèmes que sous Napoléon, car le personnel politique est demeuré pratiquement le même.

Et peu à peu, par des méthodes qui le distinguent du reste du Tout-Paris, Decazes obtient l’écoute du monarque. Il entre progressivement dans son cercle intime, même très intime, car il devient le favori du roi ! Louis XVIII apprécie sa jeunesse – il n’a que 35 ans – et son charisme : il est, selon les chroniques de son temps, très bel homme.

Il plaît à Louis XVIII car il incarne la nouveauté et le sang neuf dans cette classe politique vieillissante. Et à ce moment précis, de façon surprenante, Louis XVIII décide de nommer ce jeune courtisan au gouvernement. Tout le monde s’interroge, mais qui est donc ce jeune de 35 ans propulsé ministre de la Police ?

Au début, personne ne se méfie de lui. Mais en sous-main, de par sa proximité avec le monarque, le favori du roi remplace un à un les membres du ministère pour composer progressivement un cabinet à son image. Il n’hésite plus à s’opposer frontalement au président du Conseil qui se trouve être un lointain petit neveu du duc de Richelieu. 

En seulement quelques années, il parvient à concilier ses volontés et la politique du gouvernement. Decazes ne se revendique ni de la droite ni de la gauche, il veut dépasser ces clivages qu’il estime obsolètes. Ce jeune homme qui est désormais âgé de 37 ans, à l’immaturité politique assumée, devient l’homme le plus puissant du pays.

Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche.

Lorsque j’ai commencé mes recherches sur ce personnage méconnu de l’histoire de France, je me suis vite aperçu du nombre incroyable de points communs qu’il y a entre son époque et la nôtre, et puis, surtout, des très nombreux parallèles qui existent entre Élie Decazes et Emmanuel Macron. Comme j’apprécie l’idée que le passé éclaire le présent, faire un parallèle entre différentes époques pourrait nous éviter de commettre de nouveau certaines erreurs.

LVSL – En quoi peut-on faire de lui l’inventeur du « en même temps » ?

J.-B. G. – Élie Decazes ne propose pas une nouvelle vision du monde. Il ne tente pas de créer une troisième voie. Il tente uniquement de rallier les déçus de la droite et de la gauche pour faire une politique qui se veut pragmatique.

Lorsqu’il arrive au pouvoir à la fin de l’année 1818, il forme un ministère qui rassemble des personnalités politiques venant de la droite et de la gauche. Ces hommes, idéologiquement, ont peu de choses en commun, et pendant toute la durée de vie du ministère, ils vont s’opposer constamment sur des sujets primordiaux.

Lorsqu’il est aux affaires, Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche. Pour plaire à tout le monde et éviter de décevoir, il tente de concilier en même temps des idées antagonistes.

Mais évidemment, bien loin de satisfaire tous les camps, sa politique déplaît à tout le monde. La politique de Decazes varie au gré de ses intérêts électoraux. Ce qui était défendu hier par le gouvernement, est délaissé le lendemain.

La pratique du pouvoir de Decazes est avant tout mue par un grand cynisme. Si je devais présenter des points communs sur ce plan entre Decazes et Macron, je donnerais deux exemples.

Lorsque Decazes présente des candidats pour les élections législatives, il adapte leur profil au gré des territoires. Dans les départements acquis à la gauche, les candidats ministériels émanent de la gauche, et à l’inverse, dans les territoires favorables à la droite, le ministère présente des figures de droite. Emmanuel Macron a fait exactement la même chose : allez voir les députés En Marche des Yvelines et comparez-les avec ceux du Finistère, et voyez combien ceux-ci sont issus de deux univers politiques contraires.

Deuxième exemple, qui concerne d’ailleurs encore le choix des candidats pour les législatives : Decazes choisit ses candidats sur des rapports qui lui ont été faits sur eux précédemment. Il faut que ces personnes soient idéologiquement assez souples, capable de défendre « en même temps » des idées contraires.

LVSL – Vous insistez sur la dérive autoritaire du régime, comment l’expliquer ? Faut-il y voir une réaction à la montée aux extrêmes qui caractérise l’époque ?

J.-B. G. – C’est là tout le paradoxe de cette politique du « en même temps » : loin de réconcilier un pays, elle attise les rancœurs et fait émerger la violence.

Avec cette stratégie, toute forme de débat devient impossible. On ne peut pas échanger intelligemment avec quelqu’un qui affirme tout et son contraire. Le débat suppose la clarté et l’honnêteté des convictions. Or, cette stratégie du en même temps que mettent en œuvre Élie Decazes et Emmanuel Macron va contre ces deux conditions.

Lorsque les mots sont vidés de leur sens, de leur substance, plus aucun dialogue n’est possible. Et lorsque le débat contradictoire est irréalisable, la violence ressurgit.

Lorsque les idées se taisent, les intérêts particuliers prennent le dessus et le pays sombre dans la guerre de tous contre tous. La politique ne devient qu’une succession de crises, où le dialogue étant rompu, chacun en vient à défendre son intérêt particulier, alors que la politique devrait être, dans l’idéal, la recherche du Bien commun.

À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets.

Je consacre toute une partie de l’ouvrage à étudier les effets de la politique de Decazes sur l’état de la France. Le pays était déjà morcelé, il devient un archipel. À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets, ce serait amusant si ce n’était pas sérieusement inquiétant.

À ce moment-là, la France fait même face à une épidémie qui provient d’Espagne. Le gouvernement tente de lutter contre la hausse des cas positifs, mais sans succès.

Dans ce contexte de crise et d’épidémie, Decazes voit bien que sa politique ne fonctionne pas. S’il souhaite conserver le pouvoir, il doit agir, vite et fort. Il va ainsi radicaliser sa politique jusqu’à faire passer les propositions des ultras – l’extrême droite de l’époque – pour un peu molles.

Devant ce chaos grandissant, devant la hausse des incivilités et après un assassinat politique retentissant, il prend expressément des édits liberticides en février 1820 : la mise en détention de tous devient possible sur simple décision du gouvernement et la censure des journaux est rétablie.

Ces décisions sont prises en partie pour rassurer son électorat bourgeois des centres-villes qui s’inquiète de voir l’agitation gagner tout le pays. Pour des raisons électorales, Decazes est prêt à bafouer les libertés publiques que la monarchie restaurée avait assurées.

LVSL – « Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé. » Le mot de Chateaubriand, aussi laconique que cruel pour Decazes, referme votre ouvrage. Qu’est-ce qui a causé sa chute ?

J.-B. G. – La première cause de la chute de Decazes est sa propre politique et ses effets néfastes sur le pays. Sur la fin, Decazes était haï. Presque tous les jours il recevait des menaces de mort. Jamais un président du Conseil n’avait suscité autant de rancœur et de haine.   

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera.

Decazes est jeune, brillant, mais il termine emporté par son hubris. À ses débuts il fascinait, il engrangeait des soutiens de tous bords. Il incarnait une nouveauté qui plaisait beaucoup au sein de cette classe politique vieillissante. Mais, au fil des années, sa stratégie du en même temps s’essouffle et plus personne ne le rejoint. Ses dernières décisions radicales font chuter le nombre de ses soutiens.

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera. « Moi ou les extrêmes » : voilà le jeu dangereux auquel jouait Decazes il y a deux cents ans, la même tactique que l’on retrouve aujourd’hui chez Emmanuel Macron. Sauf que cette stratégie est extrêmement dangereuse : elle fait de l’extrême droite la seule alternative à sa politique. Ainsi, tous ceux qui tentent d’avoir un discours modéré et qui s’opposent à Decazes se retrouvent dépassés par les extrêmes, qui prolifèrent dans ce climat d’hystérisation généralisée.

Et parce que la chute de Decazes devenait inéluctable, parce que sa personne était honnie, l’extrême droite a pris le pouvoir après lui.

Le vide de sa pensée ne pouvait que laisser la place à la radicalité de l’extrême droite, qui semblait répondre à toutes les craintes du temps.

L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820)
Jean-Baptiste Gallen
Les éditions du Cerf, février 2022
18 €