Le Mouvement 5 Étoiles (Movimento 5 Stelle ou M5S) est un parti politique italien atypique, contradictoire et paradoxal. Son organisation dépourvue de structures intermédiaires et peu ancrée dans le territoire de la botte, son projet politique à la fois de gauche et de droite, à la fois parlementaire et participatif, ainsi que sa capacité à exploiter la volatilité électorale italienne tout en finissant par en pâtir après avoir gouverné avec la Ligue de Matteo Salvini, en font un objet énigmatique et déroutant pour bien des observateurs [1]. Or, tandis que certains ont souvent négligé et sous-estimé le M5S en le classant trop rapidement dans des cases faciles (comme le populisme) ou erronées (comme l’extrême droite), d’autres s’y intéressent de près et débattent quant à son interprétation philosophique, sociologique et politique. L’un des sujets les plus discutés concerne le positionnement idéologique de cet ovni qui, en l’espace d’une décennie, a réussi à modifier le paysage électoral italien et à obtenir les rênes du pays. Est-il de gauche ou de droite, néolibéral ou keynésien, ultra-démocratique ou vertical ? Par Italo Normanni.
S’il n’y a pas de réponse simple à ces questions, il est tout de même possible de caractériser les tendances dominantes des politiques publiques menées par le M5S. Au pouvoir depuis 2018 d’abord avec la Lega de Salvini (juin 2018-aout 2019), ensuite avec le Parti Démocrate de Nicola Zingaretti (septembre 2019-présent), toujours sous la direction de Giuseppe Conte, le M5S oscille entre les propositions radicales de Beppe Grillo qui prône le revenu universel[2] ou l’instauration d’un parlement tiré au sort[3] et des mesures de droite comme la limitation de l’immigration[4], partagée par les fondateurs du mouvement et par une large partie de ses élus et électeurs. Il n’en demeure pas moins que la logique principale des mesures phare prises par le M5S en matière sociale et économique (revenu de dignité, augmentation des retraites, stabilisation des travailleurs précaires, création de postes de fonctionnaires, Green New Deal, etc.) est clairement anti-néolibérale ou, pour le dire affirmativement, social-démocrate et keynésienne. Le dernier exemple en date vient des démarches entamées par le deuxième gouvernement Conte afin de renationaliser ASPI, la société qui gère une bonne partie des autoroutes du pays.
Dès le lendemain de l’effondrement du pont Morandi à Gênes le 14 août 2018 qui a produit la mort de 43 personnes, le gouvernement Conte n’a eu de cesse d’annoncer sa volonté d’exproprier la famille Benetton qui gère ces infrastructures italiennes, une idée que Beppe Grillo a défendu depuis bien avant la fondation du M5S dans ses spectacles puis sur son blog[5]. Impliqué dans plusieurs scandales (travail de mineurs en Turquie en 1998[6], accaparement de 900.000 hectares de terres Mapuche en Patagonie pour produire de la laine[7], effondrement du Rana Plaza en 2013[8]), le groupe Benetton est une parfaite illustration du cynisme néfaste du capitalisme contemporain qui s’appuie sur l’adoption du dogme néolibéral par les élites gouvernementales.
La privatisation des infrastructures
À la fin des années 1990, le gouvernement de centre-gauche italien, sous l’impulsion de Romano Prodi puis celle de Massimo D’Alema, ouvre une série de privatisations des infrastructures dans le but de réduire la dette publique afin de faire entrer l’Italie dans l’euro. Parmi ces infrastructures, il y a en particulier les autoroutes. La famille Benetton en devient le gérant principal car elle acquiert 30% d’Autostrade per l’Italia (ASPI) avec l’équivalent en lires de 2,5 milliards d’euros, dont la moitié sous forme de prêt. En 2003 la famille achète 65% de plus en payant 6,5 milliards d’euros. Les dettes sont ensuite déchargées sur la nouvelle société obtenue à travers une acquisition par emprunt[9] et partiellement restituée grâce aux profits obtenus avec les frais de péage qui augmentent d’année en année à cause de l’inflation.
Plus tard les Benetton vendent en bourse une fraction d’ASPI, ce qui leur permet d’encaisser 1,2 milliards d’euros et de récupérer ainsi tout l’investissement initial. À partir de ce moment-là, les gains sont nets : des 4 milliards de chiffre d’affaires annuel, on compte un milliard de profits, dont 300 millions sont empochés par le groupe Benetton et le reste est partagé avec les actionnaires. Tandis qu’Atlantia, la société possédée par la famille, encaissait les profits, ASPI s’endettait sans que les différents ministres des Transports des gouvernements de centre droit et de centre gauche ne se soient opposés jusqu’en 2018. Grâce à ces bénéfices, Atlantia a pu acheter au cours des dernières années l’aéroport de Rome, celui de Nice, une partie de l’Eurotunnel, ainsi que la moitié d’Albertis (les autoroutes espagnoles) entre autres. L’effondrement du pont Morandi a pesé avec 513 millions d’euros sur le bilan d’Atlantia, mais ne lui a pas empêché de distribuer 743 millions de dividendes fin 2018. Après la tragédie de Gênes et l’intention manifeste du gouvernement italien de procéder à la révocation des concessions, ASPI – contrôlée par Atlantia avec 88%[10] des parts – a demandé 20 milliards de dédommagements.
Prodi et D’Alema ont privatisé, mais les gouvernements suivants ont toujours renouvelé les concessions. Au lendemain de l’effondrement du pont Morandi, Salvini déclarait qu’ASPI devait « se taire, avoir honte, ouvrir le portefeuille et dédommager tout le monde »[11]. Mais en 2008, lorsqu’il était député et membre de la majorité gouvernementale sous le gouvernement Berlusconi IV, le leader de la Ligue avait voté en faveur d’un décret qui accordait des concessions avantageuses pour Benetton et qui exonérait ASPI d’effectuer des contrôles rigoureux sur les infrastructures qu’elle gérait. À la suite de la tragédie de Gênes, tandis que le M5S portait la question de la révocation sur la table du conseil des ministres, la Ligue temporisa jusqu’à ce qu’elle fît tomber le premier gouvernement Conte. Ce n’est pas étonnant, si l’on rappelle que la famille Benetton a financé la Ligue avec 150.000 euros en 2006.
Le Parti Démocrate et Libres et Égaux, au gouvernement avec le M5S depuis un an, se félicitent du résultat obtenu par Conte le 14 juillet dernier et mettent l’accent sur le travail d’équipe pour obtenir le résultat[12]. Mais le PD a lui aussi étendu les concessions à la famille Benetton en 2017 sous le gouvernement de Matteo Renzi et, pendant que Conte étudiait l’option de la révocation, il s’est montré divisé en son sein, certains de ses représentants prônant une sortie d’Atlantia du conseil d’administration d’ASPI, d’autres se félicitant du nouveau projet industriel proposé par le groupe Benetton pour relancer la société.
Les déboires judiciaires et la stratégie défensive des Benetton
En novembre 2019, les enquêtes judiciaires ouvertes à Gênes autour de l’effondrement du Pont Morandi ont établi qu’ASPI et Atlantia savaient, depuis 2014, que l’infrastructure ligure « risquait de s’effondrer »[13]. Le rapport de 2017 confirma le constat. Pourtant il aura fallu quatre ans pour que la fortification du pont soit envisagée par les gérants (février 2018). Les travaux furent planifiés pour l’automne suivant, mais le 14 août 2018 le pont tomba. On compte à ce jour une soixantaine d’accusés. Malgré cela, la famille Benetton a eu l’audace de menacer le gouvernement à plusieurs reprises.
En mai de cette année, le groupe industriel a menacé, en cas de refus du gouvernement de lui apporter des aides exceptionnelles du fait du COVID, de suspendre 14,5 milliards d’investissements et de porter plainte contre l’État[14]. En plus de cela, ASPI considère que les démarches entamées pour mettre en place la révocation auraient provoqué des dommages importants au groupe, en générant de l’inquiétude parmi les actionnaires et le déclassement de la notation d’Atlantia de la part de Moody’s en janvier de cette année. Atlantia a même envoyé une lettre à la Commission européenne pour accuser le gouvernement italien de violer les lois communautaires du marché unique[15].
Ce n’est pas tout : en septembre 2019 les magistrats se rendent compte de l’existence d’une série d’activités de destruction d’éléments de preuve, notamment de nettoyage des ordinateurs; des opérations qui visent à empêcher l’activation des mises sur écoute des téléphones et l’emploi de perturbateurs de fréquence afin d’empêcher celles en cours[16]. S’en est suivi la détention préventive et la suspension de la fonction publique de neuf techniciens liés à ASPI. Il n’empêche que la famille Benetton se considère comme partie lésée, à la fois par des managers dont ils disent ne pas approuver la gestion et par une campagne médiatique défavorable à leur encontre[17].
La dernière réaction en date arrive après les déclarations de Conte le 13 juillet dernier, lorsqu’il a affirmé sans mâcher ses mots son insatisfaction vis-à-vis des propositions d’Atlantia : « La famille Benetton ne se moque pas seulement du président du Conseil et de ses ministres, mais des familles des victimes du pont Morandi et de tous les italiens. Ils n’ont pas encore compris, après beaucoup de mois, que ce gouvernement n’acceptera pas de sacrifier le bien public sur l’autel de leurs intérêts privés »[18]. À cela, le groupe d’entrepreneurs répond « avoir toujours respecté les institutions : lorsque dans le passé il a été sollicité pour entrer dans plusieurs sociétés »[19]. Comme si leurs affaires n’avaient été pour eux qu’un sacrifice, et non le passage d’un capitalisme productiviste à un capitalisme de rente.
Les démarches du gouvernement pour renationaliser les autoroutes
Après deux ans de bataille, la nuit du 14 juillet dernier l’histoire a enfin un début de dénouement. Atlantia sortira d’ASPI. La famille Benetton, après une nuit de négociations, a en effet cédé aux conditions imposées par le gouvernement. Aujourd’hui elle possède 30% d’Atlantia, qui à son tour possède 88% d’ASPI. Cassa depositi et prestiti ou CDP (l’homologue italien de la Caisse des dépôts française) est l’organisme public contrôlé par le ministère de l’Économie qui, en septembre prochain, devrait acquérir 51% d’ASPI en la transformant en une société publique. La famille Benetton a également accepté de payer 3,4 milliards d’euros de dédommagements pour compenser l’effondrement du pont, de baisser les prix des péages d’ici la fin du processus de transaction et de renoncer à tout recours judiciaire contre l’État. L’objectif de l’accord est de diluer l’actionnariat des Benetton dans ASPI jusqu’à ce qu’ils en perdent le contrôle effectif. Le processus va commencer le 27 juillet prochain, durer six mois à un an et avoir deux phases : dans un premier temps, CDP va rajouter du capital dans ASPI pour faire en sorte d’en posséder 51% et faire descendre le groupe Benetton sous le seuil en dessous duquel les actionnaires n’ont pas le droit de siéger au sein du conseil d’administration. Dans une deuxième phase, la société devrait augmenter son actionnariat diffus pour faire davantage diminuer le poids de la famille Benetton. Le ministre du développement italien Stefano Patuanelli affirme que, dans l’espace d’un an maximum, Atlantia devrait perdre l’intégralité des 88% qu’elle possède d’ASPI[20].
L’éventualité de la révocation reste sur la table. Conte déclare être prêt à l’utiliser si le groupe industriel devait manquer à ses engagements. Mais si la solution adoptée diminue les risques de litiges entre Atlantia et l’État italien et ne coûte rien au contribuable, force est de constater qu’il ne s’agit pas d’une nationalisation intégrale, comme le souhaitait Alessandro Di Battista, un représentant très en vue du M5S dont les positions sont connues pour être radicales et parfois en divergence avec le gouvernement actuel[21]. Atlantia reste cotée en bourse, le titre a même gagné 20% après l’accord du 14 juillet puisqu’il permet à la société de ne pas faire défaut. Comme l’a dit un expert italien d’opérations financières, « il ne s’agit pas d’une expropriation prolétarienne, car la famille Benetton atterrit toujours sur ses pattes »[22].
En conclusion, cette affaire est un signe d’encouragement pour les gauches européennes, car elle montre qu’il est possible, avec un peu de courage, de sortir du néolibéralisme. Elle montre toutefois aussi les limites d’une action de ce type et le besoin d’une radicalité anticapitaliste bien plus ambitieuse que celle, en définitive assez modérée, adoptée par le M5S, surtout si l’on veut faire face efficacement aux problèmes sociaux, économiques et environnementaux qui nous attendent dans les années à venir.
[1] https://lvsl.fr/grandeur-et-decadence-du-mouvement-cinq-etoiles/#_ednref16.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=RluZqcP2Sy8.
[3] https://www.beppegrillo.it/il-piu-grande-inganno-della-politica-e-farci-credere-che-servano-politici/.
[4] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/06/l-italie-adopte-le-decret-anti-migrants-de-salvini_5497095_3210.html.
[5] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/06/l-italie-adopte-le-decret-anti-migrants-de-salvini_5497095_3210.html.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Benetton.
[7] https://www.ilfattoquotidiano.it/2017/02/13/la-lotta-dei-mapuche-contro-benetton/3384721/.
[8] https://www.ilfattoquotidiano.it/2015/04/17/benetton-mini-indennizzo-per-vittime-rana-plaza-per-ogni-morto-970-dollari/1600446/.
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Achat_%C3%A0_effet_de_levier.
[10] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/15/autostrade-a-uscire-non-sono-solo-i-benetton-ecco-come-si-compone-lazionariato-di-atlantia-e-le-sue-attivita-in-italia-e-nel-mondo/5869057/
[11] https://www.ilfattoquotidiano.it/2018/08/20/ponte-morandi-pd-nel-2008-salvini-voto-salva-benetton-il-ministro-si-e-vero-poi-non-mi-ricordo-cosa-facevo-allora/4569715/.
[12] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/15/autostrade-il-pd-la-fermezza-di-conte-ha-consentito-un-accordo-insperato-crimi-risultato-straordinario-grazie-a-lavoro-m5s/5868534/.
[13] https://www.ilfattoquotidiano.it/2019/11/20/ponte-morandi-dal-2014-autostrade-e-atlantia-avevano-in-mano-un-report-che-avvertiva-del-rischio-crollo-per-4-anni-nessun-intervento/5571837/.
[14] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/05/22/autostrade-atlantia-ricatta-il-governo-per-avere-garanzie-statali-senza-prestito-stop-a-145-miliardi-di-investimenti-pronti-alle-vie-legali/5810858/.
[15] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/06/18/autostrade-atlantia-attacca-il-governo-in-europa-danneggia-gli-investitori-il-viceministro-m5s-se-vogliono-prenderci-in-giro-hanno-sbagliato-governo/5839100/.
[16] https://www.ilfattoquotidiano.it/2019/09/13/autostrade-il-gip-tentativi-di-inquinamento-probatorio-pc-bonificati-e-usati-disturbatori-di-frequenza-per-evitare-le-intercettazioni/5451324/.
[17] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/09/ponte-morandi-smentiti-dalla-consulta-i-giornali-che-parlavano-di-decreto-genova-demolito-e-autostrade-usata-come-bancomat/5863050/.
[18] https://www.ilfattoquotidiano.it/in-edicola/articoli/2020/07/13/lo-stato-non-puo-essere-socio-di-chi-prende-in-giro-le-famiglie-delle-vittime/5866025/.
[19] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/13/benetton-famiglia-apolitica-che-ha-fatto-affari-con-destra-e-sinistra-profitti-miliardari-con-autostrade-autogrill-e-aeroporti-roma/5866441/.
[20] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/15/autostrade-patuanelli-atlantia-perdera-tutto-l88-in-aspi-entro-un-anno-torna-agli-italiani-cio-che-era-sempre-stato-loro/5868808/.
[21] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/13/autostrade-di-battista-conte-sulla-revoca-mai-lette-parole-cosi-nette-da-parte-di-un-premier-a-sostegno-dellinteresse-generale/5866358/.
[22] https://www.ilfattoquotidiano.it/2020/07/16/autostrade-ecco-gli-scenari-per-luscita-dei-benetton-dal-nuovo-assetto-alla-quotazione-e-perche-dopo-lannuncio-il-titolo-di-atlantia-e-salito/5869021/.