Au-delà des nécessaires procédures juridiques en cours qui trancheront les questions de responsabilité, l’incendie de Lubrizol doit nous alerter sur deux points : le rapport de l’État aux citoyens dans l’urgence et l’incertitude, et sa considération du risque écologique.
Jeudi 27 février, la filiale française du groupe américain Lubrizol a été mise en examen pour “déversement de substances nuisibles” et “atteinte grave à l’environnement et à la santé’’. L’ampleur du sinistre du 26 septembre 2019 a donc finalement été imputée à la négligence de l’entreprise, suite, entre autres, aux révélations sur l’absence de prise en compte des rapports alarmants de l’assureur FM Global avant l’accident.
Le gouvernement semble avoir pris acte de la défaillance des procédures de contrôle et a annoncé, mardi 11 février, un accroissement de 50 % des inspections annuelles de sites classés d’ici 2022 et un bureau d’enquête accident « indépendant » afin de tirer les leçons de l’incident industriel.
Si la question des moyens donnés aux corps d’inspection est majeure, il ne faudrait pas considérer qu’il s’agit du seul apprentissage à tirer de cet accident. La gestion de l’incendie de Lubrizol doit nous alerter sur deux points : le rapport de l’Etat aux citoyens dans l’urgence et l’incertitude, et sa considération du risque écologique.
L’incendie de Rouen a d’abord démontré, cela a été dit, une profonde crise de confiance entre les pouvoirs publics, en premier lieu desquels la préfecture, et la population.
Il faut revenir aux faits et à la procédure. En cas de crise, le Plan particulier d’intervention (PPI) est déclenché. Le préfet devient décisionnaire. Le 26 septembre, pour le préfet Pierre André Durand, il y avait trois possibilités : évacuer, confiner ou rassurer. Le risque létal était présent, les services de l’Etat étant dans l’ignorance de la nature de la substance relâchée dans l’environnement. La troisième option, rassurer, a indéniablement eu la priorité. La préférence pour le maintien de l’ordre public, entendu ici comme le maintien du calme, a été dénoncée par la suite par les élus locaux et les associations.
Ne pas laisser la panique s’installer est évidemment un but louable et un moyen d’éviter un suraccident et des pertes humaines. Mais, si rassurer était l’objectif, il est peu dire que la réussite sur ce point est loin d’être évidente. Il y a eu une profonde mécompréhension par les services de l’État des attentes de la population en matière d’information. Les éléments de langage considérés comme imprécis et vagues, la parole publique, focalisée sur l’absence de toxicité “aiguë”, ont alimenté la défiance et le sentiment partagé de mensonge.
De plus, rassurer et minorer les risques sont deux choses différentes. Comme le rappelle Olivier Blond de l’association Respire pour Le Monde “minorer les risques et les incertitudes amènent à limiter la réponse publique. (…) L’information des populations sur les mesures de protections, la liste des communes concernées par les mesures d’urgence, les mesures de prévention dans les écoles ou les établissements sportifs… ont toutes été minorées.”
Ce choix du préfet doit se comprendre non pas comme un cas isolé mais comme illustrant une logique, une compréhension particulière de l’urgence et du risque par la puissance publique. Delphine Batho, devant la commission d’enquête sénatoriale, a décrit un “mécanisme profond, au-delà des personnes en responsabilité”. Elle a souligné une “conception élitiste de l’information”, “comme si les inquiétudes des citoyens étaient suspectes.”
Au-delà de ce constat, il s’agit d’admettre la réalité d’un État redevable de tout mais qui n’avait pas connaissance des risques. Son rôle s’est limité à contenir la colère populaire et l’angoisse. À la différence d’autres types de crises ou de risques, l’État ne semble pas avoir considéré être en tort ou avoir failli dans la protection de la population.
Ce qui nous amène à notre deuxième point : l’incendie de Lubrizol est révélateur d’une considération moindre des risques écologiques par les pouvoirs publics. Delphine Batho, toujours dans son intervention devant la commission d’enquête du Sénat, fait la différence entre défaillance ponctuelle et dysfonctionnement de l’État. Elle souligne l’application d’une logique d’action qui revient à relativiser les risques en situation de crise écologique. Lubrizol démontre plus globalement la nécessité d’un changement de culture dans la gestion de ce type d’incident.
Il faut savoir que le cadrage des catastrophes technologiques en France est hérité d’AZF en 2003, plus précisément la loi « Risques » du 30 juillet 2003 et son décret d’application du 28 novembre 2005: « en cas de survenance d’un accident dans une installation relevant du titre Ier du livre V du code de l’environnement et endommageant un grand nombre de biens immobiliers, l’état de catastrophe technologique est constaté par une décision de l’autorité administrative”.
Pour une qualification en tant que catastrophe technologique, il faut donc qu’il y ait destruction de logements. Ces considérations légales conditionnent notamment les indemnisations, les conséquences sont donc très concrètes pour les populations touchées. Les discussions de la commission d’enquête parlementaire actuellement en cours évoquent une requalification, qui permettrait de considérer la santé humaine et l’environnement dans la définition d’une catastrophe technologique.
L’indemnisation est encore en discussion avec l’entreprise Lubrizol ; le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume avait pourtant évoqué un préjudice estimé “entre 40 et 50 millions” d’euros pour les agriculteurs par exemple. Mais les questions de compétitivité du territoire français entrent évidemment en jeu dans la définition des sanctions requises contre la multinationale Lubrizol.
L’enseignement que nous devons tirer sans attendre de l’incendie de Lubrizol est la nécessité de revoir la logique d’action publique face aux risques environnementaux et écologiques. La gestion de ces risques n’est aujourd’hui pas considérée comme relevant du régalien. L’impact écologique, donc sur la santé publique – la séparation de ces deux points n’étant pas réellement valable –, doit être replacé au centre des prérogatives de l’État. La logique d’action qui a été appliquée en septembre 2019 démontre d’une tendance à la minimisation, qu’il faut substituer par une considération de ces risques comme relevant de la plus haute importance.
Sources :
L’édifiante intervention de Delphine Batho devant la commission d’enquête sénatoriale : https://dai.ly/x7nweui