L’Union européenne, tabou de la gauche à l’heure de la servitude

Gauche - Union européenne - Le Vent Se Lève
Marine Tondelier, secrétaire nationale des Ecologistes en compagnie de Manon Aubry, co-présidente du groupe « la gauche » au Parlement européen

Fin juillet, Donald Trump exultait : un « accord très important » venait d’être extorqué à l’Union européenne. Le Vieux continent capitulait, acceptant des tarifs douaniers asymétriques et une importation massive d’armes et d’énergie américaines. Quelques semaines plus tôt, le premier ministre François Bayrou annonçait un plan d’austérité d’une ampleur historique, incluant des coupes budgétaires à hauteur de quarante milliards de dollars. Avec la bénédiction de la Commission européenne, qui pressurait la France pour un prétendu « déficit excessif ». Si l’intégralité de la gauche a condamné ces renoncements, bien peu ont mis en cause l’Union européenne (UE). Agent incontournable de « l’accord » imposé par Donald Trump et du « plan » Bayrou, l’UE est-elle redevenue l’angle mort de la gauche ?

Donald Trump d’un côté, François Bayrou de l’autre : pour la gauche, les responsables ont été faciles à trouver. Sur des cibles aussi faciles, la tentation est grande d’ouvrir le feu : l’arrogance impériale du chef d’État américain n’a d’égale que la détestation générée par le Premier ministre français, empêtré dans des scandales de corruption et la sordide affaire de Bétharram.

Au point d’en oublier que Donald Trump a signé « l’accord » avec Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne ; et que celle-ci a salué le « plan » Bayrou visant à réduire les dépenses publiques. Cette amnésie interroge quant à la volonté des forces de gauche de porter une rupture avec le statu quo actuel. Et rappelle qu’elle a su, historiquement, porter une vigoureuse opposition à la construction européenne.

La gauche est peu diserte sur le sacrifice de l’outil productif français par la construction européenne, au plus grand bénéfice des multinationales de l’Allemagne

Le tabou de l’euro

Si la violence du « plan Bayrou » a soudé l’opinion contre le gouvernement, il s’inscrit dans une tendance de long terme – qui remonte à un demi-siècle.

Lorsque la gauche critique la politique budgétaire du gouvernement, elle met en avant la diminution des impôts sur les grandes fortunes et les cadeaux aux plus fortunés. « L’injustice fiscale » – une thématique dont l’omniprésence de Gabriel Zucman illustre la prégnance -, explique-t-elle, constitue un manque à gagner pour l’État, obligé de recourir à une cure d’austérité. Indéniable, cette tendance ne constitue pourtant pas le phénomène le plus marquant ce ces dernières décennies. Le coefficient de Gini – qui mesure la disparité de revenus entre les 10 % les plus riches et les plus pauvres, 0 indiquant un degré parfait d’égalité et 1 l’inégalité maximale – s’est globalement accru, progressant de 0,272 en 2000 à 0,297 en 2023.

Mais cette tendance, irrégulière, demeure contenue et inférieure à bien des pays européens. Surtout, elle fait pâle figure à côté de la dégradation abyssale du solde commercial. Celle-ci est centrale pour comprendre la tendance à la rigueur budgétaire. Si la France affichait un excédent de plusieurs dizaines de milliards d’euros dans les années 1990, elle est désormais grevée par un déficit de 80 milliards de dollars ces dernières années (avec un pic de 160 milliards en 2022, dû à la hausse des prix de l’énergie sur le marché européen). La détérioration de la balance commerciale française est corrélée à la désindustrialisation du pays. Alors que l’industrie constituait encore 25 % du PIB au début des années 1990, elle s’est effondrée à 12 % durant les mandats d’Emmanuel Macron.

La gauche pointe, à raison, la multiplication des privilèges à l’endroit des plus fortunés. Mais elle est généralement peu diserte sur le sacrifice de l’outil productif français, ouvert aux quatre vents avec la construction européenne, au plus grand bénéfice des multinationales de l’Allemagne – qui accumule des excédents records grâce au déficit de nombreux pays européens, dont la France. Ce déficit, qui encourage la compression budgétaire, a été institutionnalisé par l’Union européenne.

À partir de 1973, la France a vu les marges de son système industriel menacées par une hausse ininterrompue des prix de l’énergie causée par les chocs pétroliers. La marge brute des sociétés françaises est tombée de 27% à 22% entre 1973 et 1981. Pour les dirigeants d’entreprises, la construction européenne tombe à pic ; l’Acte unique de 1986, en particulier, enlève tous les freins à la liberté de circulation du capital et accélère sa délocalisation dans des régions à moindre coût. Depuis celles-ci, des produits à bas prix sont exportés vers la France, soumettant le tissu productif restant à une pression intense. La désindustrialisation était en marche.

Lorsqu’en 1989 l’Allemagne se réunifie et que le Chancelier Kohl acte la conversion d’un Ost Mark pour un Deutsch Mark, l’inflation s’envole. Face à celle-ci, la Bundesbank opte pour une élévation drastique de ses taux. La plupart des pays européens présents dans le SME se retrouvent obligés de suivre les taux allemands. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, affirme qu’une monnaie forte est la condition d’une bonne politique économique – plutôt que l’inverse. Et il décide, selon ses propres mots, que la France « paiera pour la réunification allemande », dans un esprit conforme aux dernières années du septennat Mitterrand, qui ne cessait de mettre en garde son électorat contre les dangers du « nationalisme ».

Industrie en déliquescence – hors luxe, cosmétique et dans une moindre mesure armement – dépense publique élevée, libre-échange et monnaie forte : l’équation était intenable. L’absence de contrôle des capitaux, des biens et des marchandises, exposait les entreprises françaises aux concurrents du monde entier. L’arme de la dévaluation, enclenchée sous l’ère gaullienne – et durant les deux premières années de la présidence Mitterrand – pour protéger le tissu productif, était neutralisée par la monnaie unique.

Entre démocrates et « trumpistes », la méthode diffère : softpower et mobilisation des outils du multilatéralisme pour les premiers, coercition frontale et bilatérale de l’autre. La finalité reste la même

Et le déficit commercial, qui ne cessait de se creuser, menaçait la pérennité des dépenses publiques. Les entreprises françaises, qui faisaient pression pour une diminution des prélèvements obligatoires, n’avaient plus qu’à réclamer des compressions budgétaires pour les rendre possibles. Le plan Bayrou de 2025 est la manifestation la plus récente, et la plus brutale, de cette tendance.

Les dernières réformes dites « de rigueur », comme celle sur les retraites de 2023 ou l’actuel plan Bayrou, n’ont pourtant été que rarement mises en perspective avec la question européenne par la gauche.

« Trump », l’aubaine pour blanchir l’UE

À écouter les représentants de gauche, c’est « Donald Trump » qu’il faut blâmer pour le deal asymétrique avec l’Union européenne. L’actuel mandataire est bien déterminé à compenser le « déficit » des États-Unis à l’égard du Vieux continent (dont une bonne partie découle de l’hébergement des GAFAM en Irlande), en œuvrant à ce que les Européens achètent du gaz et de l’armement américain. Mais il convient de ne pas oublier que la dépendance gazière et militaire des Européens s’est déjà accrue de manière considérable sous l’administration antérieure.

Dans le contexte du conflit ukrainien, ils ont en effet procédé à des achats massifs d’armes américaines, tandis que le gouvernement de Joe Biden œuvrait à l’échec des projets proprement « européens » – dont Système de combat aérien du futur (SCAF) est devenu l’emblème. Si le « rapport Draghi » [du nom de l’ancien président de la Banque centrale européenne NDLR] a défrayé la chronique en septembre 2024, il ne faisait que rappeler un phénomène déjà bien établi : la dépendance européenne en matière d’armement s’était accrue à l’égard des États-Unis, le Vieux continent important 56 % d’armes américaines en 2024.

De la même manière, les Européens ont acheté du Gaz naturel liquéfié (GNL) en masse aux États-Unis, à un prix surfacturé, pour compenser le tarissement des afflux russes. La dépendance européenne a été accrue par la destruction du gazoduc Nord-Stream 2, sur laquelle plane le soupçon d’un sabotage américain [une commission d’enquête ministérielle allemande a refusé de divulguer ses résultats au grand public : on image bien qu’eût-elle découvert la preuve d’une implication russe, elle n’aurait eu aucun mal à le faire NDLR]

Entre démocrates et « trumpistes », la méthode diffère : softpower et mobilisation des outils du multilatéralisme pour les premiers, coercition frontale et bilatérale de l’autre. La finalité reste la même : imposer une logique tributaire à l’Union européenne. Contre les 100 000 troupes américaines déployées en Europe, les États-Unis souhaitent faire « payer » le Vieux continent. L’accord en question, qui acte l’élévation des droits de douane américains à 15 % – sans contrepartie – et des promesses d’investissement européen faramineux dans un armement et une énergie made in USA, constitue un moyen d’extorquer au continent le tribut de sa protection.

« L’indépendantisme français » de Jean-Luc Mélenchon est parvenu à entraîner la gauche sur une pente critique de l’UE. Une ligne plus conciliante à l’égard de l’Union a cependant retrouvé droit de cité autour de Manon Aubry.

Les 15 % de droits de douane constituent bien une escalade majeure dans les relations commerciales avec l’Europe, puisqu’ils oscillaient encore entre 3 et 4 % sous la précédente administration. Face au triomphe de la Realpolitik, les défenseurs du projet européen n’opposent que des arguties juridiques. L’issue de ce sempiternel affrontement entre « herbivores » et « carnivores » que rappelait récemment Emmanuel Macron, semblait jouée à l’avance.

D’un côté, l’auteur de The Art of the Deal [titre d’un livre de Donald Trump NDLR] joutait avec La fin de l’Histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama – par ailleurs trop peu lu en Europe, et dont les enseignements ont trop peu été médités. Si l’agressivité de Donald Trump et le renoncement écologique que constitue cet accord, très favorable aux lobbies du Gaz naturel liquéfié (GNL) américain, ont été soulignés par les forces de gauche, rares sont ceux à s’être véritablement intéressés au rôle de la Commission européenne dans le résultat de ces négociations. Une attitude bien compréhensible de la part du Parti socialiste (PS) et des Écologistes, historiquement pro-européens, mais qui laisse davantage perplexe lorsqu’il s’agit de la France insoumise (LFI) et du Parti communiste français (PCF).

Gauches irréconciliables

Le chercheur Nicolas Azam a consacré une thèse aux rapports du Parti communiste français à la construction européenne. Il met en évidence une déprolétarisation de l’électorat du PCF, corrélé à une prolétarisation de l’électorat du RN, dans un jeu de vase communiquant. Il note un embourgeoisement des cadres, qui semble avoir eu un effet sur la ligne du Parti vis-à-vis de l’UE. Plus modéré, le PCF a cessé de s’opposer en bloc à la construction européenne dans les années 1990.

Il s’agissait alors d’un virage à 180° par rapport à sa doctrine antérieure. Le Parti communiste français s’est en effet prononcé contre la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, contre la Communauté économique européenne (CEE) de 1957, embryon de l’Union actuelle. L’objet européen, considéré comme une tutelle de l’OTAN, n’intéresse alors que très peu le PCF. En 1957, son Secrétaire général Maurice Thorez ne prend même pas part aux discussions sur la CEE. Pour lui, la technicité des débats masque mal la nature germano-américaine et militarisée de la construction européenne.

Une position qui rapproche davantage les communistes des forces gaullistes – hostiles à la CED pour des raisons d’indépendance nationale – que de leurs alliés socialistes. Ceux-ci voient dans les institutions européennes l’accomplissement d’une promesse de paix universelle. Ils seront au centre de l’Acte unique européen de 1986, puis du Traité de Maastricht de 1992, et enfin du projet de Constitution européenne de 2005 – rejeté par référendum.

Dans le clivage permanent entre la gauche communiste et socialiste, la question européenne est fondamentale. C’est elle qui acte, en partie, la rupture de 1984 : les socialistes, ayant fait le choix du « tournant de la rigueur » par refus de sortir du Serpent monétaire européen – comme le proposait alors le ministre Jean-Pierre Chevènement –, furent désavoués par les communistes.

Côté PCF, la modération du discours sur l’Europe s’est accompagnée d’une déprolétarisation et d’un vieillissement des adhérents – ainsi que le soulignent Nicolas Azan mais également François Platone ou Jean Ranger dans leur étude « Les adhérents du PCF en 1997 » (Cevipof). Le champ politique français se voit ainsi amputé d’un acteur eurosceptique majeur. À l’extrême droite, longtemps europhile, une voie royale est ouverte pour incarner le rejet de l’UE. Le « souverainisme de gauche » a été réactivé – non sans inconstances – par Jean-Pierre Chevènement, candidat à la présidentielle de 2002 puis intellectuel organique des cercles critiques de la monnaie unique.

Surtout, par Jean-Luc Mélenchon, qui est parvenu à entraîner une grande partie de la gauche sur une voie plus critique vis-à-vis de l’Union européenne. Proposant la « sortie des traités européens » en 2017, il proclamait la nécessité d’un « indépendantisme français ». Par la suite, cette thématique a été reléguée au second plan. En témoigne la rareté des mentions de la Commission européenne par les élus LFI dans la dénonciation du plan Bayrou. Depuis les élections européennes de 2019, une parole plus conciliante à l’égard de l’Union a même retrouvé droit de cité autour de l’eurodéputée Manon Aubry. Celle-ci refuse le qualificatif de « souverainiste » et rappelle que son opposition aux traités européens n’a « rien de dogmatique » [elle a été critiquée pour avoir affiché sa proximité à l’égard de l’ex-chef d’État grec Alexis Tsipras, devenu le symbole de la capitulation à l’égard de l’UE ; plus récemment, pour avoir donné une chaleureuse accolade à Ursula von der Leyen lors de sa réélection – sur laquelle elle avait dû s’expliquer NDLR].

Le député François Ruffin, en rupture de ban avec LFI, se démarque occasionnellement par des prises de position incisives contre la construction européenne ; tout en refusant d’en faire un point de clivage entre deux « gauches irréconciliables ». Quant aux ex-insoumis regroupés dans l’Alliance pour une République écologique et sociale (Après), ils adoptent un positionnement nettement plus favorable à l’ordre euro-atlantique. Ils peinent même à se distinguer du PS et de la majorité : les députés Clémentine Autain et Hendrik Davi ont récemment voté en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne aux côtés des élus socialistes et « Renaissance ».

Le PCF, quant à lui, tient aujourd’hui une ligne plus critique vis-à-vis de l’UE… tout en refusant de renouer avec l’indépendantisme radical d’antan.

Georges Marchais, lors du débat télévisé du 17 mai 1979 – à l’occasion de la première élection au suffrage universel pour le Parlement européen -, déclarait : « Toute notre politique sera fondée sur l’indépendance et la liberté d’action de la France ». Il appelait à ne jamais oublier le danger que représentait le cadre européen, et ceux qui voulaient lui déléguer les attributs de la souveraineté française : « Autour de cette table, il est une liste, le représentant d’une liste et d’un parti qui ne transigera jamais sur cette question capitale de la liberté d’action de notre pays, de sa souveraineté et de son indépendance. Et c’est cela que vous voulez mettre en cause, mais vous ne voulez pas et ne pouvez pas l’avouer. »