Après le coup de poker raté d’Emmanuel Macron, la France est ingouvernable et risque de le rester pour quelques temps. Pendant que la gauche cherche un candidat pour Matignon et que le RN fourbit ses armes pour les prochaines échéances, le Président de la République reste au cœur du jeu politique grâce à ses pouvoirs exorbitants. Dans cette configuration, un nouveau sursaut autocratique, notamment à travers un gouvernement technocratique, est probable. Pour déjouer ce scénario, il est urgent que la gauche exige des réformes constitutionnelles au plus vite, notamment le RIC. Alors que la France est plus mûre que jamais pour la Sixième République, la gauche n’en parle plus. Comment l’expliquer ?
Les urnes ont parlé. Mais en l’absence de majorité, chacun y va de son interprétation des résultats de dimanche dernier et de la traduction à leur donner, à Matignon comme à l’Assemblée nationale. Quel que soit le scénario de politique fiction qui sera retenu au final, deux choses sont certaines : tout gouvernement issu de cette XVIIe législature sera extrêmement fragile et la crise démocratique reste entière. Après une campagne express sous très haute tension, l’atmosphère reste survoltée. Or, les négociations et manœuvres en tout genre qui se déroulent dans les palais de la République et le commentaire permanent et stérile des chaînes d’info n’aboutissent qu’à un seul résultat : dégoûter encore davantage les Français, qui ont le sentiment de se faire avoir une fois de plus.
Les électeurs du Rassemblement national – premier parti en nombre de voix mais troisième à l’Assemblée en raison du mode de scrutin et du barrage – sont assurément les plus frustrés, mais la même déception risque de toucher très vite ceux du nouveau Front Populaire. À l’inverse des discours mettant en avant un retour en force du Parlement, il est bien possible que le sentiment anti-parlementariste finisse par être le grand gagnant de cette séquence.
Une élection qui ne règle rien, un système à bout de souffle
Il faut dire que la barque est déjà bien chargée : outre la violation du résultat du référendum de 2005, trois élections présidentielles et maintenant une élection législative se sont terminées par la contrainte des électeurs à faire barrage à l’extrême-droite. Si pour la première fois, la gauche est aussi – en partie – bénéficiaire de ce « front républicain» , celui-ci avantage surtout les libéraux. La bonne résistance du camp macroniste à l’Assemblée nationale le prouve à nouveau. Tel était d’ailleurs le scénario initial du Président de la République avec cette dissolution : après avoir fait progresser le RN au plus haut et repris son programme dans la loi immigration, il espérait que les électeurs de gauche, orphelins de candidats au second tour faute d’union, lui offrent une fois encore une majorité pour mener sa politique de guerre sociale. Si la création du Nouveau Front Populaire a partiellement déjoué ce jeu, l’obstination des macronistes à ne pas tenir compte de ce vote barrage perdure.
Il est bien possible que le sentiment anti-parlementariste finisse par être le grand gagnant de cette séquence.
La lettre aux Français du chef de l’État est symptomatique de son déni complet de la réalité. En sortant une nouvelle fois de son rôle de gardien des institutions pour venir dicter ses conditions alors que son camp a été sanctionné et se fracture, il dévoile avant tout sa mégalomanie. Puis, en proposant – en l’enrobant dans des formules creuses – une coalition large sans le Rassemblement National et la France Insoumise alors qu’il n’a pas été capable d’en faire une avec ses alliés objectifs des Républicains pendant deux ans, il rappelle son splendide isolement. De toute façon, il est trop tard pour un tel scénario : la macronie étant devenue radioactive aux yeux d’une majorité de Français, quiconque s’y associerait serait emporté dans sa chute. Les Républicains ont donc tout intérêt à attendre et la gauche à rester unie et ne pas chercher d’hypothétiques « compromis » avec les forcenés de l’austérité et de l’ultra-libéralisme. À moins de trois ans de la prochaine présidentielle, de telles compromissions seraient suicidaires.
Si l’on exclut ces scénarios d’alliances baroques, il ne reste alors plus que deux possibilités pour gouverner avec une législature incroyablement fracturée. Le premier est celui d’un gouvernement minoritaire, du nouveau Front Populaire ou du camp présidentiel, recherchant l’appui d’une majorité au cas par cas en fonction des projets de loi, et toujours à la merci d’une censure. À côté, la IVe République est un vrai modèle de stabilité. La seconde possibilité est celle d’un gouvernement technocratique formé « d’experts » et de « personnalités » non élus. Il suffit de se tourner vers l’Italie, qui a connu quatre expériences de ce type depuis les années 1990, pour voir ce que cela donnerait : un enchaînement de mesures d’austérité, un mépris total du peuple et, au final, une victoire de l’extrême-droite. Toujours prompt à jouer avec le feu, Macron pourrait être tenté par cette option. De la même manière que le général versaillais Mac Mahon – élu Président de la République en 1873 – avait tenté de rétablir la monarchie contre la volonté populaire, il est sans doute tentant pour un ex-banquier de vouloir soumettre un pays au diktat d’un petit conseil d’administration chargé de faire appliquer la loi du marché.
Le problème politique principal de la France à cette heure ne se trouve pas à l’Assemblée nationale, mais à l’Elysée.
Ainsi, le problème politique principal de la France à cette heure ne semble pas se trouver à l’Assemblée nationale, mais plutôt à l’Elysée. En usant de sa prérogative de nomination du Premier ministre, de son pouvoir de dissolution, en refusant de signer certains décrets du gouvernement, voire en ayant recours à l’article 16 de la Constitution (qui permet au Président de s’attribuer les pleins pouvoirs notamment en cas d’interruption du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels », ndlr), Emmanuel Macron peut toujours faire la pluie et le beau temps pendant trois ans. L’absence de majorité absolue pour lui faire contrepoids risque d’ailleurs de le conforter dans l’idée d’abuser de ces pouvoirs. Dans l’interlude très incertain qui nous sépare de 2027, le risque autoritaire inhérent à la Constitution de 1958 risque donc de s’exprimer plus que jamais.
Un tel niveau de concentration des pouvoirs a toujours été dangereux. Mais le décalage des élections législatives avec la présidentielle et le risque d’alternance omniprésent dans un système bipolaire décourageait les précédents occupants de l’Elysée de trop abuser de leurs prérogatives constitutionnelles. Depuis les années 2000, l’inversion des calendriers électoraux et l’appui sur le vote « barrage » pour gagner ont fragilisé ces gardes fous implicites. Avec Emmanuel Macron, et singulièrement depuis deux ans, une nouvelle étape a été franchie : désormais, il est possible de gouverner non plus sans majorité (notamment au travers de l’article 49.3), mais même contre la majorité. Sa gestion des mouvements sociaux le démontre parfaitement : là où ses prédécesseurs étaient généralement prêts à négocier, le chef de l’État n’a qu’une seule réponse : la répression policière et judiciaire. Gilets jaunes, militants écologistes, syndicalistes et représentants associatifs peuvent en témoigner.
Censé pouvoir limiter de telles violations des libertés fondamentales, le pouvoir judiciaire dispose d’une indépendance très relative. Il suffit de regarder le mode de nomination des juges du Conseil Constitutionnel – sélection par le Président de la République, celui du Sénat et celui de l’Assemblée nationale, et siège de droit pour les anciens Présidents – pour comprendre pourquoi. Si certains mettront au crédit des « sages » la censure de quelques dérives liberticides de l’ère Macron comme la loi Avia (censure de contenus en ligne), l’article 24 de la loi sécurité globale (interdiction de filmer les policiers) ou certains articles de la loi immigration, les recours devant le juge suprême s’apparente toutefois à la loterie. Ainsi, l’instauration du pass sanitaire n’a jamais été censurée, tandis que la demande de plusieurs centaines de parlementaires d’un référendum d’initiative partagée sur la réforme des retraites a été enterrée. Un bilan qui n’offre guère d’espoirs en cas de nouveaux abus de pouvoirs.
Pourquoi la gauche ne parle plus de la Sixième République
Face à un tel constat, une réforme constitutionnelle globale est plus urgente que jamais. L’option séduit près de deux tiers des Français, en particulier les électeurs de gauche et du RN, selon un sondage réalisé juste après les législatives. Un tel résultat n’est nullement une surprise : la monarchie élective de la Ve République, inadaptée à la tripartition de la vie politique, ne séduit plus que les macronistes les plus fidèles et les électeurs LR nostalgiques du général de Gaulle. Ces dernières années, les signaux indiquant la volonté des Français de prendre part plus souvent aux décisions politiques se sont multipliés, sous des formes très diverses. La participation historique à ces législatives indique ainsi une volonté de redonner du poids au Parlement face à l’exécutif. Quelques années auparavant, une immense demande de démocratie directe s’est exprimée avec la revendication phare des gilets jaunes : la création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) permettant de faire et défaire les lois, mais aussi de révoquer des élus durant leur mandat (référendum révocatoire), voire de réviser la Constitution (RIC constitutionnel). Enfin, les expériences de démocratie participative comme les Conventions citoyennes pour le climat et sur la fin de vie ont montré que des citoyens de tous horizons étaient volontaires et capables de s’intéresser à des sujets complexes et d’aboutir à des propositions fortes.
L’idée d’une Sixième République séduit près de deux tiers des Français, en particulier les électeurs de gauche et du RN.
Théoriquement, la gauche est le camp le plus à même de porter ces demandes. Souhaitant permettre au peuple français de se refonder et de se donner de nouveaux droits (à l’instar du droit à l’IVG récemment ajouté à la Constitution), Jean-Luc Mélenchon plaide ainsi pour la sixième République depuis près de 20 ans. La convocation d’une Assemblée constituante élue figure d’ailleurs toujours au programme du nouveau Front Populaire (NFP), quoiqu’elle soit listée parmi les mesures de moyen terme. Le fait que cette option n’ait pas été évoquée une seule fois depuis dimanche dernier interroge donc : face au blocage institutionnel dont Macron peut largement tirer profit, pourquoi la gauche ne revendique-t-elle pas cette refonte complète des institutions dès maintenant ?
Certes, on peut arguer qu’il y a d’autres chantiers plus urgents à mener : le rétablissement des services publics, le climat, la lutte contre la pauvreté… Mais on voit mal comment le nouveau Front Populaire pourrait avancer sur ces dossiers avec son poids limité, et surtout l’opposition résolue de presque tout le reste de l’Assemblée nationale. À moins que cela ne soit justement l’explication de ce silence. La Vème République permettant de gouverner sans majorité absolue, notamment grâce à des décrets, à la non-nécessité d’un vote de confiance et au recours à l’article 49.3, un gouvernement du NFP pourrait être tenté de passer quelques mesures fortes sans vote de l’Assemblée afin de contourner les blocages. La manœuvre est à première vue pertinente sur le plan stratégique, mais elle risque de précipiter le vote d’une motion de censure mettant fin à toute cette expérience.
Outre ce potentiel calcul, il existe une autre hypothèse, moins avouable, expliquant cette disparition soudaine du thème de la VIe République dans les discours de gauche : la crainte du peuple. Pour le centre-gauche en particulier, il peut en effet apparaître dangereux de confier la réécriture de la Constitution ou d’accorder le RIC à un peuple qui vote pour un tiers à l’extrême droite. L’exemple d’un retour de la peine de mort est ainsi régulièrement convoqué comme exemple de mesure réactionnaire souhaitée par les Français en cas d’instauration du RIC. L’échec du processus constituant chilien est parfois également convoqué : le texte initial, très progressiste, n’a-t-il pas été rejeté ? On pourra cependant objecter que la peine de mort n’est défendue par aucune force politique et pratiquement jamais évoquée dans le débat public et que le texte proposé aux Chiliens a surtout été refusé en raison d’une seule mesure : la reconnaissance d’un État plurinational instaurant davantage de droits aux peuples autochtones.
Libérer la voix de la souveraineté populaire
Cette crainte de l’expression populaire en dit surtout long sur ceux qui la portent, à savoir les électeurs de centre-gauche des grandes métropoles, pour beaucoup membres des élites culturelles (journalistes, professionnels de la culture, des ONG etc). Pour cette frange très minoritaire de la population, laisser un tel pouvoir au peuple français reviendrait à laisser les médias d’extrême droite dicter la future Constitution ou les verdicts des futurs référendums. Bien sûr, ces médias représentent un vrai danger et une vaste réforme contre la concentration de l’appareil médiatique aux mains de grandes fortunes est indispensable. Considérer que les Français se laisseraient nécessairement dicter leurs choix politiques par les médias est pourtant réducteur, voire méprisant. Le référendum de 2005 en est un parfait exemple : malgré le matraquage médiatique permanent en faveur du « Oui » à une Constitution européenne ultra-libérale, 55 % des électeurs ont fini par voter non. De même, les gilets jaunes n’ont pas émergé du fait d’un appel à la mobilisation traditionnel et la critique médiatique dont ils ont fait l’objet était considérable. Pourtant, en dehors de tout cadre organisationnel, leurs revendications se sont très vite portées autour de l’exigence de justice fiscale. Croire que Vincent Bolloré et Cyril Hanouna gouverneraient indirectement la France en cas de Constituante et d’instauration du RIC est donc profondément erroné.
En outre, mettre en place le RIC aurait un double avantage pour la gauche. D’abord, cela lui permettrait d’envoyer un signal fort de confiance dans le peuple français, quelles que soient leurs sympathies politiques. Les mesures adoptées par RIC seraient d’ailleurs bien plus légitimes que celles adoptées par une Assemblée nationale particulièrement divisée. Surtout, cela permettrait à la gauche de faire campagne sur des mesures concrètes, plutôt que d’être prisonnière des querelles de personnes et de partis.
Le RIC permettrait à la gauche de faire campagne sur des mesures concrètes, plutôt que d’être prisonnière des querelles de personnes et de partis.
Or, nombre de propositions formulées ces dernières années par la France insoumise et reprises par le NFP sont extrêmement populaires dans l’opinion. De la réforme de l’impôt sur le revenu à l’augmentation du SMIC en passant par les investissements massifs dans les services publics et les propositions écologiques (règle verte, rénovation thermique des logements, prix plancher agricoles), nombre de réformes sont soutenues par au moins 70% des Français. Enfin, en allant chercher les signatures nécessaires au référendum et en faisant ensuite campagne pour faire adopter ces mesures, les militants des partis qui composent le NFP et des autres organisations qui le soutiennent (syndicats, associations écologistes…) pourraient rassurer les Français sur la crédibilité de leur programme en le mettant petit à petit en place.
La proportionnelle en place dès les prochaines législatives ?
Malgré les avantages que présente le RIC pour sortir du blocage politique et initier l’application du programme de la gauche, celle-ci n’en parle pas pour l’instant. À ce stade, une seule réforme institutionnelle est évoquée : celle de la proportionnelle aux élections législatives. Une proposition de loi en ce sens vient d’ailleurs d’être déposée par la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. Selon elle, en attendant l’arrivée d’une nouvelle Constitution, ce mode de scrutin permettrait de corriger un grave problème de la représentation actuelle : le fait qu’un bloc puisse avoir une large majorité de députés tout en étant minoritaire dans le pays. Si la situation a partiellement été corrigée depuis tout en restant dans le cadre du scrutin uninominal à deux tours, il suffit de se souvenir de la situation qui a prévalu lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron pour comprendre les défauts de ce mode de scrutin. Après avoir trahi leur promesse d’introduire « une dose de proportionnelle », les macronistes pourraient bien devenir les plus fervents soutiens de ce système, maintenant que leur survie est menacée. Il suffirait ainsi que leurs candidats arrivent troisièmes dans la plupart des circonscriptions et perdent les duels de second tour lors des prochaines élections pour qu’ils perdent presque tous leurs députés.
Outre le camp présidentiel, le PS et EELV ont également intérêt à la proportionnelle s’ils souhaitent ne plus dépendre des électeurs insoumis pour s’assurer une représentation parlementaire. Après tout, n’est-ce pas justement le fait que les élections européennes soient à la proportionnelle qui les a décidé à rompre la NUPES ? Il en va de même pour les communistes, bien qu’il aient intérêt à un faible seuil pour avoir des élus étant donné leur faible poids électoral. Au-delà de l’intérêt direct de ces forces politiques, la proportionnelle semble en capacité de réunir tous les promoteurs du « barrage républicain », puisqu’elle rendrait très difficile pour le RN la conquête d’une majorité absolue. Si le parti d’extrême droite est bien le premier parti de France, les élections de dimanche dernier ont en effet confirmé qu’une majorité de Français sont toujours fermement opposés à ce qu’il gouverne.
Ainsi, après des décennies de promesses rompues d’instauration de la proportionnelle, celle-ci pourrait arriver plus rapidement qu’on ne le pense. Elle permettrait en outre de sortir de l’injonction au « front républicain » devenue systématique en permettant à chacun de voter pour la liste qui représente le mieux ses idées. Plus ce refrain est utilisé, plus il s’use et plus il nourrit le discours du RN autour d’un retour de « l’UMPS ». Cependant, une fois en place, la proportionnelle impliquera la formation de gouvernements de coalition et de nombreux compromis entre partis politiques, comme cela est le cas chez nos voisins. Une manière de faire de la politique à laquelle la France n’est pas habituée.
L’instauration de la proportionnelle ne sera pas suffisante pour résoudre la crise politique actuelle.
Surtout, l’instauration de la proportionnelle ne sera clairement pas suffisante pour résoudre la crise politique actuelle. Toute réforme constitutionnelle digne de ce nom devra s’attaquer au rôle omnipotent du locataire de l’Elysée. Outre les risques que posent la concentration de pouvoirs entre les mains d’une seule personne, il est désormais évident que l’élection à deux tours, dont un duel, est inadaptée à un système politique tripolaire. Alors qu’elle a historiquement été la plus en pointe dans la critique de la Ve République, il y a donc quelque chose de surprenant à ce que la gauche n’en parle subitement plus. L’heure n’est pourtant pas aux pudeurs de gazelles.