Voilà 57 ans qu’Albert Camus nous a quittés après un tragique accident de voiture. Sa réflexion sur l’absurde est encore très présente aujourd’hui. Manchester by the Sea, le dernier film de Kenneth Lonergan (scénariste de Gangs of New York) met en scène un personnage principal, Lee Chandler, comparable à Meursault, le protagoniste de L’Étranger.
« Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre. » (L’Envers et l’endroit)
Le film s’ouvre sur plusieurs scènes dans des appartements différents où Lee Chandler, incarné par Casey Affleck, concierge et homme à-tout-faire, répare chez les gens des fuites d’eau, des ampoules, débouche des toilettes. On se prend rapidement d’empathie pour lui, il n’est pas respecté, mal payé. Mais il accepte cette vie miséreuse dans un T1 crasseux et se bat dans les bars la nuit tombée, lorsqu’il est alcoolisé.
L’intrigue bascule quand il apprend que son frère décède. Une scène hallucinante déstabilise le médecin, l’infirmière et un ami de son frère, quand ils constatent que Lee est insensible au décès. Il ne pleure pas, ne s’énerve pas et s’enquiert rapidement des démarches à suivre. On lui demande s’il veut voir son frère, il hausse les épaules et, nonchalamment, suit le médecin. Devant la dépouille, aucune larme, seulement un câlin et un baiser froid, comme le cadavre.
« J’ai dit “oui“ pour n’avoir plus à parler. […] Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais presque plus. Puis il m’a dit : “Je suppose que vous voulez voir votre mère.“ Je me suis levé sans rien dire et il m’a précédé vers la porte. […] J’ai eu alors envie de fumer. Mais j’ai hésité parce que je ne savais pas si je pouvais le faire devant maman. J’ai réfléchi, cela n’avait aucune importance. » (L’Étranger)
L’écriture blanche de Camus dépeint l’inconsistance du corps et de l’âme, et l’indifférence si choquante de Meursault, comparable à celle de Lee Chandler qui parait embrasser son frère défunt par convenance plus que par amour. Plus tard, Lee apprend du notaire qu’il devient tuteur de son neveu Patrick, seize ans, orphelin depuis la mort de son père, sa mère ayant disparu depuis des années.
Bien que Lee refuse catégoriquement d’être le tuteur, le contexte du deuil fait qu’il doit passer du temps avec lui. Une relation capricieuse se noue. Indifférent que son neveu invite des amis à boire le soir, et mène une existence festive, il l’amène à la fac, chez sa copine, chez l’autre, toujours résigné. « Can you bring me at Silvie’s house? — Okay. » Un mot, pas plus, une résignation. Entouré d’un monde qu’il ne comprend plus, un monde absurde, qui n’a plus aucune signification. Il ne vit plus, il survit.
« Je n’étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. » (L’Étranger)
La présence de Lee à Manchester-by-the-sea est quelque peu intrigante, tous les habitants le connaissent : « Is that THE Lee Chandler? ». On comprend qu’il a grandi ici, que c’est une personne au passé atroce qui lui colle à la peau et qu’il est identifié comme tel par les habitants. Par des réminiscences habilement incorporées dans le récit. On remonte pas à pas le fleuve de l’histoire des Chandler, famille à l’histoire tragique.
Lee Chandler, un Meursault qui a réussi ?
On peut schématiquement découper le cycle camusien en trois phases qui, sans être des étapes, sont plus des prolongements de l’une par l’autre : absurde-révolte-amour. Dans la première partie du film, Lee Chandler est incontestablement dans la phase de l’absurde. Il se bat dans les bars pour une même raison absurde que Meursault tue l’Arabe (à cause du soleil et de la transpiration qui gênent ses yeux), parce qu’on l’a mal regardé [Lee] ou qu’on l’a bousculé. De plus, l’omniprésence de l’eau dans le film, avec les canaux, la mer, les bateaux et les mouettes, rappelle l’air marin et l’immensité de la mer dans l’Étranger. La majeure partie du film se passe en hiver, la neige crue tombe sur ces âmes amorphes, inconsistantes, mortes.
« L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites » (Le Mythe de Sisyphe)
Sans qu’il fasse directement et consciemment l’expérience de l’absurde, Lee va pourtant se révolter par des actions banales mais ô combien significatives. Il se met à chercher du travail pour la fin de la saison, pour permettre à son neveu de finir son année dans la même ville. Mais il est renvoyé de partout, les habitants le voyant comme un paria. Dans un des flash-back, Lee, suite à un drame personnel, vole un pistolet à un policier au commissariat et tente de mettre fin à ses jours. La sécurité n’est pas ôtée, il échoue.
Camus voyait le suicide comme l’acte le plus libertaire, comme « une solution à l’absurde » (Le mythe de Sisyphe), c’est décider d’être libre et de « balancer les tyrans et les dieux » (Lettres à un ami allemand). Si Lee Chandler ne désire plus mourir, il souhaite désormais vivre, acceptant son passé et sa condition d’homme. Lee Chandler délaisse Meursault pour devenir Sisyphe. Même s’il sait pertinemment que son rocher roulera à nouveau en bas, il continuera toujours de le pousser vers le haut.
Lee Chandler prend finalement la décision de revenir à Boston exécuter son travail de moins que rien pour l’exercer avec dignité. Il veut reprendre sa vie, déménager dans un appartement plus grand avec un canapé convertible pour accueillir son neveu quand il lui rendra visite. Il transfert le tutorat au meilleur ami de son frère pour que son neveu puisse rester à Manchester-by-the-Sea. Lee Chandler n’a pas choisi la facilité : il a décidé d’aimer, non pas de haïr.
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » (L’homme révolté)
Casey Affleck a su incarner un personnage camusien qui passe par les trois phases sans tomber dans le cliché. Le mélodrame ne sombre jamais dans le pathos facile, l’écriture est épurée, simple, efficace. Manchester by the Sea est un film à voir absolument ! La longueur (2h20) ne nous fait que regretter qu’il ne dure pas plus longtemps.
La bande-annonce :