« Bien sûr, Joliot, tu auras su pour Manolis Glézos
-ah, comment te dire, Joliot,
quand il passait dans les ruelles de Plaka les mains dans les poches,
bel enfant souriant au rêve du monde, du haut de la cordillère du malheur
quand il escaladait les rochers de l’Acropole
serrant dans ses deux jeunes poings
la colère de tous les peuples et leur espoir
quand sous les naseaux écartés des mitraillettes affamées
il brisait de ses deux poings la croix gammée
il brisait de ses deux poings les dents de la mort –
Et voilà que, depuis plusieurs années maintenant,
Joliot, Manolis Glézos
regarde le soleil derrière les barreaux
et toujours, de ses deux mains, entaillées par les menottes
il essuie les yeux en larmes du monde
il essuie le front en sueur de la liberté et la paix.
(….) »
Yannis Ritsos, Lettre à Joliot Curie
À 97 ans, lundi 30 mars 2020, le « bel enfant souriant au rêve du monde » s’en est allé. Infatigable malgré les années et les épreuves, Manolis Glézos, homme politique et écrivain grec, incarne la figure du résistant engagé dans les combats de son époque, pour l’indépendance nationale, la démocratie directe, la liberté et la justice sociale.
Dans cette vie, il y eut le premier acte héroïque. Celui qui fit de lui « le premier résistant européen » selon les mots du général de Gaulle. Le 30 mai 1941, il gravit le rocher de l’Acropole avec son compagnon Apostolos Santas pour en détacher le drapeau nazi et signifier ainsi ouvertement le début de la résistance. Il avait alors 18 ans. Puis, il fut de tous les combats en Grèce : la guerre civile et la résistance à la dictature des colonels. Suivirent des années de prison et d’exil pour avoir résisté et s’être engagé dans le parti communiste, des évasions toujours réalisées avec des camarades ainsi qu’un engagement continu au sein de la gauche grecque. Il fut élu plusieurs fois au Parlement grec, dont deux fois depuis sa cellule de prison, et devint le doyen du Parlement européen en 2014 « pour dire oui à l’Europe mais non à l’austérité ».
Condamné à mort à trois reprises, il en réchappa à chaque fois avec la même fidélité à son engagement, la même éthique envers la vie. L’idéal le faisait tenir, lui donnait la force d’aller plus loin. Tout comme ses lectures et sa curiosité intellectuelle. Pendant ses années de prison, il racontait avoir appris seul le russe ou l’italien. Il lisait pour lutter contre cette dégradation morale. Dans les couloirs du Parlement européen, je me souviens de sa joie lorsqu’il m’évoquait la bibliothèque municipale qu’il avait fondée à la mémoire de son jeune frère Nikos, fusillé par les Nazis. « Un de mes grands rêves était que notre village ait une bibliothèque. Le livre est un élément essentiel de la vie, du progrès, de la culture. Une source infinie de lumière. L’éducation et la culture doivent devenir la propriété de tous ! » Il était très fier de dire qu’elle existait grâce aux dons des citoyens et invitait tout un chacun à la faire vivre. Pour son enterrement, plutôt que des fleurs, sa famille a d’ailleurs demandé à tous ceux qui voulaient honorer sa mémoire d’envoyer un don à cette bibliothèque située dans son village natal, sur l’île de Naxos.
Le sourcil relevé avec malice, il parlait parfois de ses camarades, ceux qui l’ont accompagné pendant un bout de chemin. Ceux avec qui il a réalisé des actes de résistance et dont la vie s’est arrêtée trop tôt, ceux pour qui il a continué de vivre et de lutter. Il n’était pas question de mettre en avant son parcours individuel ; ce qui comptait c’était l’aventure collective. Celle qui améliore le destin partagé.
Manolis Glézos était également poète. Là aussi, il dédiait ses poèmes à des amis, des camarades : Giannis Ritsos, Alekos Panagoulis, Melina Mercouri, Nikiforos Mandilaras et bien d’autres encore. L’un de ses ouvrages, « Dans les Cyclades – L’esthétique de la lumière », est un hommage aux terres cycladiques où il est né. Les îles, la mer, le soleil et la lumière y nourrissent les femmes et les hommes. Le soleil des Cyclades « armure ses fils […] qui font la guerre / à la violence et au mensonge». Le lexique est guerrier, il s’assombrit mais ne cesse de briller, même dans cette obscurité. Le poète passionné retrouve la vie lorsqu’il rencontre à nouveau cette terre qui l’inspire et qui rend modernes des statues si anciennes – je pense à ces célèbres idoles épurées et féminines découvertes dans ces îles.
« J’ai retrouvé Nio » dit l’un de ses poèmes, en référence à l’île de Paros – et l’on croirait que le poète a retrouvé le paradis.