Marine Le Pen et les “oubliés”

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© Remi Noyon

Tour d’horizon de la dédiabolisation. Après s’être intéressé à sa rhétorique de l’ordre républicain, Guillermo Fernández Vázquez* revient sur un nouvel élément clé de la stratégie de Marine Le Pen : la France des « oubliés », ou comment le Front National réussit par son discours à capter l’indignation et le rejet des élites. Issu de la revue CTXT, traduit de l’espagnol par Laura Chazel, Vincent Dain et Juliette Maccotta.

Lorsque l’on observe aujourd’hui le paysage politique français, on est d’abord frappé par l’impression que tout est chamboulé, décousu, disposé d’une manière étrange et inédite. Pour quelqu’un qui aurait hiberné durant le quinquennat de François Hollande, tout paraîtrait méconnaissable, et ce pour plusieurs raisons.

Premier motif de confusion : il se peut que ni Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste, ni François Fillon, candidat des Républicains, n’accède au second tour de l’élection présidentielle qui se tiendra en mai prochain. Un deuxième tour sans socialistes ni conservateurs constitue une véritable anomalie dans le système politique français. Ne perdez pas de temps à chercher des situations similaires dans l’histoire de la Vème République, vous n’en trouverez pas.

Second motif de confusion : les candidats ayant le plus de chance de remporter la présidentielle se présentent eux-mêmes comme des figures opposées à l’establishment politique. Chacun met en avant sa position contestataire. L’un, Emmanuel Macron, en insistant sur son opposition aux bureaucraties partisanes ; l’autre, Marine Le Pen, en s’exprimant « au nom du peuple », déstabilisant et neutralisant ainsi les élites. Dans les deux cas, la stratégie repose sur l’avantage symbolique que leur offre leur position d’outsider. Le vainqueur est celui qui est en dehors ; ou plutôt celui qui s’avère le plus crédible lorsqu’il explique 1) que précisément, parce qu’il vient de l’extérieur, il est davantage apte à modifier ce qui est à l’intérieur, 2) qu’il a la capacité, la connaissance et l’expertise pour mettre en œuvre ce changement.

Troisième motif de confusion : le vote FN n’est plus un vote secret et semi-clandestin ; il n’est plus une source de culpabilisation ni de stigmatisation. D’abord, parce qu’il est de plus en plus puissant quantitativement, ensuite, parce que c’est un vote qui s’est transformé qualitativement : il n’est plus un vote contre la communauté politique et ses consensus fondamentaux, mais un vote qui dit vouloir défendre becs et ongles cette communauté (la République), ses valeurs et sa culture. Un vote qui est à la fois communautaire et républicain, un signe de l’ambiguïté de l’offre politique du FN, mais également de la force de sa capacité de réinterprétation. En conséquence, il n’est aujourd’hui pas rare de rencontrer des personnes qui revendiquent ouvertement et fièrement être prêts à voter pour Marine Le Pen.

La clé : les oubliés

Dans ce contexte où dominent la confusion et la sensation de vivre un moment extraordinaire dans lequel personne ne sait exactement ce qu’il peut se passer, une question plane : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment Marine Le Pen s’est-elle retrouvée en position de gagner l’élection présidentielle ?

Dans un article récent, Iván Redondo, suggère, à juste titre, que la clé de son succès se trouve dans « la France des oubliés » ; autrement dit, dans la majorité des gens qui se sentent abandonnés par les élites du pays. Cette catégorie (« les oubliés ») a été inventée par l’équipe de communication de Marine Le Pen. Son succès fut tel que même les acteurs politiques les plus réticents à l’employer au départ sont aujourd’hui obligés de s’y référer. Cette catégorie a exprimé de manière claire le mécontentement diffus qui traversait la société française. Elle a su donner forme à cette indignation tout en la projetant dans le futur à travers un message clair: « nous existons et nous sommes ceux qui veulent revenir à une normalité qui a disparu ». Il n’est donc pas étonnant que les verbes les plus importants de cette campagne, récupérer et restaurer, commencent par le préfixe « re ».

Qui sont les oubliés ?

La catégorie des oubliés s’adresse intentionnellement à tous les citoyens qui se sont sentis négligés, abandonnés ou, du moins, peu considérés. Le succès de cette catégorie s’explique essentiellement par sa capacité à interpeller le plus grand nombre. Elle en appelle à ceux qui sont fatigués d’avoir été injustement ignorés, oubliés, remplacés ; fatigués de ce sentiment d’invisibilité aux regards des élites et de cette impression que l’unique message que ceux d’en haut avaient pour eux était le suivant : « débrouillez-vous ». Ce sentiment d’abandon pouvait potentiellement toucher tous les Français, ce qui a permis au FN d’élargir considérablement son auditoire, de transversaliser ses interpellations. Aujourd’hui, la formation lepéniste recueille 35% des intentions de vote chez les agriculteurs, 44% chez les ouvriers, 29% chez les chômeurs et les professions indépendantes, 15% chez les cadres supérieurs, 21% chez les professions intermédiaires, 35% chez les employés et 21% chez les retraités. Ces données témoignent de la diversité de ses soutiens.

Certains groupes sociaux qui composent le nouvel électorat frontiste sont particulièrement intéressants à observer pour comprendre cette hétérogénéité. Les jeunes, par exemple, constituent l’une des catégories de la population les plus représentatives de ce nouveau lepénisme. Selon le dernier sondage de l’Institut Elabe, Marine Le Pen serait la candidate recueillant le plus de suffrages chez les jeunes entre 18 et 35 ans, devant Emmanuel Macron et bien au-dessus de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon. La leader d’extrême droite obtiendrait 33% des voix dans cette tranche d’âge contre 24% pour Macron et 13% pour Jean-Luc Mélenchon. Ces données confirment la tendance de ces derniers mois qui indique qu’après l’abstention, le Front National est le premier parti chez les jeunes. Il s’agit là d’un point d’inflexion important au regard du profil éminemment senior qui caractérisait l’électorat du FN de Jean-Marie Le Pen.

Compte tenu de ces changements, il est intéressant de s’arrêter sur l’un des nouveaux profils de l’électorat de l’extrême droite, mis en évidence par Nonna Mayer, spécialiste du FN. Ce nouveau profil est caractérisé par le fait d’être : une femme, jeune et précarisée (une caissière de supermarché étant l’exemple typique). Le précariat, nettement féminisé, n’est donc plus hostile au FN ; un parti qui avait pourtant souffert pendant de longues années de son incapacité à capter l’électorat féminin. Le radical right gender gap (qu’on peut traduire par fossé entre les genres à l’extrême droite) mis en avant par Terri Givens ne s’applique plus à un parti qui, avec Marine Le Pen, a abandonné les relents de « vengeance antiféministe » qui teintaient ses discours d’antan et parle désormais « au nom des femmes », contre ceux qui menacent leur liberté et les droits qu’elles ont acquis.

Les fonctionnaires, auparavant réticents à voter pour le FN, sont aussi un important vivier d’électeurs pour l’extrême droite aujourd’hui. Une vaste enquête du CEVIPOF signale que Marine Le Pen est en tête des intentions de vote au premier tour parmi eux. Il est particulièrement intéressant de constater que la candidate frontiste n’est pas majoritaire parmi les fonctionnaires de catégorie A, alors qu’elle l’est chez ceux de la catégorie B, et a fortiori parmi les fonctionnaires de catégorie C, loin devant ses adversaires. À cet égard, le FN s’est efforcé d’adopter dans ses discours des positions beaucoup plus étatistes, soulignant les valeurs et l’importance de la fonction publique pour garantir la cohésion territoriale, assurer l’égalité effective dans l’accès aux services publics pour les citoyens nationaux et freiner la désertification rurale. À cela vient s’ajouter une certaine mystification de l’intérêt général : « nous avons réussi à retrouver le sens du service public et du travail au service de la communauté et à retrouver ainsi une certaine idée de transcendance », déclarait Florian Philippot en décembre dernier.

Les homosexuels ne sont plus réticents, eux non plus, à voter pour la candidate d’extrême droite, depuis que celle-ci a déplacé son discours sur le terrain de la lutte pour la liberté et contre le « totalitarisme islamiste », dont la devise, selon la formation frontiste, consiste à affirmer que « tout est religion ». En récupérant des éléments aux discours de la lutte contre les discriminations, Marine le Pen multiplie les appels à la liberté face à un ennemi qu’elle qualifie de « barbare » et de « pré-moderne ». Selon la leader d’extrême droite, défendre aujourd’hui l’égalité de tous les Français et Françaises, c’est admettre que « dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif ». Une enquête du CEVIPOF publiée en 2016 a surpris l’opinion publique en indiquant que 33% des couples homosexuels avaient voté pour le FN au premier tour des élections régionales, contre 28% pour le reste de la population.

La dispute pour de nouveaux « lieux d’énonciation »

Dans ces circonstances, il convient de se demander pourquoi le reste des acteurs politiques n’est pas parvenu à dominer l’agenda politique, ni à fixer les termes du débat, ni à s’adresser à l’ensemble des citoyens. On peut également s’interroger sur la capacité d’Emmanuel Macron, en tant que candidat outsider, à convaincre l’ensemble hétérogène des « oubliés » qu’il est le plus à même de répondre à leurs attentes en « renouant avec la normalité », dans le monde du travail, de la sécurité, des institutions.

Ce nouveau paysage politique, qui débouchera probablement sur un second tour inédit sans candidats conservateurs ni socialistes, nous montre qu’innover pour construire de nouvelles identités partisanes permet de modifier la structure du débat politique et de faire naître des scénarios dans lesquels les formations traditionnelles se voient obligées de naviguer à contre-courant. Face à une droite repliée sur elle-même et une gauche divisée, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, en dépit de toutes leurs différences, partagent un même éclectisme discursif et une même volonté d’adopter de nouvelles postures par le discours, de conquérir de nouveaux « lieux d’énonciation », ce qui permet à leurs voix d’être écoutées, reconnaissables et considérées au-delà des étiquettes et des appartenances déjà existantes. Ils sont, de fait, plus écoutés et de manière moins conditionnée. Ils parviennent ainsi à entrer directement en connexion avec le vaste ensemble des espérances et des insatisfactions, en offrant des interprétations, en leur donnant du sens et, ainsi, en les politisant.

Il ne serait donc pas étonnant de voir Macron et Le Pen s’affronter, au cours des prochaines semaines, pour chacun tenter de se présenter comme le véritable candidat apportant changement, renouveau et protection. Une grande partie de leur succès ou de leur échec en dépend ; et à l’inverse, une bonne partie des « plafonds de verre » auxquels sont confrontés les autres partis s’explique par le fait qu’ils continuent, au contraire, de parler, comme toujours, depuis la même position.

Traduction : Laura Chazel, Vincent Dain, Juliette Maccotta.

* Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

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