McKinseygate : vers la fin de la fonction publique ?

Des bureaux à Montréal © Floriane Vita

Le scandale McKinsey est-il une simple affaire de conflits d’intérêts, ou l’aboutissement logique d’un quinquennat passé à démanteler l’État au profit du secteur privé ? Fraude fiscale, soupçons de corruption, coûts faramineux… Un rapport sénatorial au vitriol dénonce l’influence des cabinets de conseil au sein de l’État, qu’il décrit comme un « phénomène tentaculaire ». Riche d’enseignements, ce document laisse craindre le remplacement progressif du fonctionnariat par des pratiques de consulting.

Et si l’utilisation massive et durable des cabinets de conseil par la République marquait la volonté de l’État de se détacher du fonctionnariat ? Interrogé sur le recours de l’État aux cabinets de conseil, le Président-candidat Macron estime que « quand vous embauchez un fonctionnaire, vous l’avez toute la vie. Quand vous êtes sur des missions ponctuelles, ce n’est pas une bonne utilisation de votre argent que de créer un emploi dont nous allons payer, toute la carrière et la retraite ». Le grand remplacement que tous les candidats devraient avoir à la bouche est celui des fonctionnaires par une armée de consultants. Avec une promesse à la clef : embaucher et remplacer les agents étatiques au gré des besoins.

NDLR : Pour une analyse du rôle des cabinets de conseil, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Les cabinets de conseil gouvernent-ils le monde ? »

Progression tentaculaire des cabinets de conseil au sein de l’appareil étatique

Souvent, ce recours massif aux cabinets de conseil est justifié par la nécessité pour l’État de réaliser des missions courtes et ponctuelles. Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publique, estime que ces cabinets apportent une « expertise de manière temporaire, dont il n’est pas pertinent [pour l’administration] de vouloir disposer de façon pérenne en interne » [1].

« L’influence croissante des cabinets de conseil donne parfois le sentiment que l’État ne sait plus faire. »

Rapport sénatorial sur l’influence des cabinets de conseil

Le rapport sénatorial « Commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » suggère pourtant une toute autre réalité. La République française est dans une situation de dépendance alarmante dans le domaine de l’informatique, « secteur dans lequel l’État ne dispose pas des ressources suffisantes ». Les dépenses de conseil dans ce secteur ont ainsi atteint 646,4 millions d’euros en 2021, un chiffre qui a doublé depuis 2018. En théorie, le recours aux cabinets de conseil devrait permettre à l’État d’apprendre et d’obtenir de nouvelles compétences. Or, « ce partage ne va toutefois pas de soi ». Un rapport de la cour des comptes de 2015, cité par la commission sénatoriale, estime ainsi que « le transfert de compétences des consultants vers les agents des administrations bénéficiaires n’est pas […] organisé, limitant la valeur ajoutée de l’intervention des consultants, tout en accroissant le risque de dépendance externe de l’État ».

Même si la mission sénatoriale estime que les évaluations des ministères « restent souvent sommaires », le recours aux cabinets de conseil a été automatisé et normalisé. Qu’importe que des missions ne prouvent pas leur efficacité – comme cette mission de Capgemini notée 1/5 et citée dans le rapport – l’Etat cherche en réalité la main-d’œuvre la plus flexible possible. On apprend ainsi dans un article de Médiapart que la rapidité avec laquelle McKinsey livre ses travaux n’a rien d’anodine : « c’est en Inde [que les slides] sont produit[e]s, pendant la nuit en France. Le soir, on transmet les éléments, le lendemain matin ils sont livrés ». Comme le note justement la commission sénatoriale, « la force de frappe des cabinets de conseil s’adapte à l’accélération du temps politique ».

L’importance qu’ont pris les interventions behind the scene témoignent d’une autre caractéristique de ce phénomène : tout est fait pour ne pas révéler le travail des cabinets de conseil au sein de l’appareil étatique. Les cabinets n’utilisent que rarement leurs propres logo et ont, pendant la crise sanitaire, « rédigé des notes administratives sous le sceau de l’administration ». Au quotidien, des consultants travaillent en « équipes intégrées » avec les fonctionnaires avec qui ils sont quasiment assimilés. Certains les considèrent même comme des « collègues de travail ». À la sous-direction de l’architecture et des infrastructures techniques par exemple, ce sont pas moins de 71 prestataires qui épaulent les 195 agents de l’institution, au point de représenter 36% de l’effectif. Le phénomène est tellement impressionnant que certains consultants se sont vu proposer des adresses électroniques du ministère des Solidarités et de la santé.

L’État ne planifie plus, il consulte

Depuis la création de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) en 2017, les institutions publiques sont invitées à effectuer leur « transformation ». Pour satisfaire cette nouvelle injonction, le recours aux cabinets de conseil est devenu « un passage obligé ». Les cabinets font preuve d’une « forte volonté de transformer la culture de la haute administration, avec laquelle ils sont en fort décalage, pour y importer des méthodes issues du management et du consulting ». Et leur influence n’est pas des moindre : grâce à certaines missions, les cabinets participent directement à la structuration d’entités publiques. Cela a été le cas avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) dont le cabinet EY est allé jusqu’à « proposer le mode de gouvernance ».

« Sur le plan juridique, il n’a jamais été aussi facile pour un ministère de s’attacher les services d’un cabinet de conseil. »

Rapport sénatorial sur l’influence des cabinets de conseil

Le rapprochement entre le fonctionnariat et les cabinets de conseil semble alors avoir une influence délétère sur la fonction publique. La « République du post-it », comme la qualifie malicieusement le rapport sénatorial, souffre d’une « profonde imprégnation de la sphère publique par les méthodes et le vocabulaire du consulting : jeux de rôle, post-it, paperboard… ». En dépit du deuxième article de la Constitution qui dispose que la langue de la République est la langue française, « le recours aux cabinets de conseil rend systématique l’emploi de termes anglo-saxons consubstantiels à la culture de ces cabinets mais incompréhensibles pour nos concitoyens ».

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Même s’ils ne sont pas censés orienter l’action publique mais plutôt l’accompagner, les cabinets ont la fâcheuse habitude de « prioriser les scénarios proposés ». Souvent, ces préconisations font apparaître l’idéologie dans laquelle s’inscrivent la plupart des cabinets de conseil. Prise en exemple par la commission, la mission « dynamiser le marché du travail en France pour créer massivement des emplois » confiée à McKinsey en 2014 est un cas d’école. Le cabinet y propose une myriade de solutions dont l’inspiration néolibérale ne fait aucun doute : il faudrait par exemple « abaisser le coût total du travail » en baissant les charges sociales afin de « créer plus d’un million d’emplois ».

« Les consultants prennent position sur le fond des politiques publiques, interviennent sur des réformes majeures et apportent des solutions « clés en main » aux responsables publics. »

Rapport sénatorial sur l’influence des cabinets de conseil

Comme le note justement la commission, les cabinets de conseil proposent souvent de réduire les dépenses publiques. Comme nous l’écrivions dans un précédent article, l’Etat n’investit plus mais se fait investir. Et au serpent de se mordre la queue : « les préconisations des cabinets de conseil affaiblissent les ressources de la sphère publique, qui dépend de plus en plus d’eux. En quelque sorte, les cabinets de conseil organisent la dépendance à leur égard ».

Notes :

[1] Les passages entre guillemets sont des citations issues du rapport sénatorial