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Médire des cons : une passion française

Manifestation du 12 juin 1968, à Toulouse, contre l’organisation des élections du 30 juin 1968 © Fonds André Cros

« Élections, piège à cons ». La formule a fait florès depuis Mai 68 et resurgit régulièrement pour dénoncer les faux-semblants démocratiques des retours aux urnes. Dans Médire des cons (Éditions du Cerf, 2024), Luca Di Gregorio revient précisément sur l’histoire de ce « snobisme populaire », consistant à tracer, de manière aussi expéditive que péremptoire, des frontières infra-politiques entre un eux (les cons) et un nous (les autres). Ni de droite, ni de gauche, le jugement de connerie s’autorise également, selon l’auteur, d’une certaine intelligence apartisane, capable de flairer les compromissions ordinaires. Il n’est donc pas impossible qu’il y ait quelques vertus à médire des cons, comme le suggère le chapitre conclusif. De quoi ébranler les préjugés des élites culturelles qui voudraient éduquer le peuple, au lieu de l’écouter – et substituer aux discours contre les cons leurs remontrances contre les beaufs. Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre 4, « L’après 68, de la radicalité au retour à l’ordre ».

1981 : « génération lyrique » et politisation du con

Les années passant, les transformations s’intensifient pour le discours du con. Après l’inflation et la diversification de ses usages ayant marqué les années 1970, la décennie qu’inaugure l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République apporte son train d’évolutions. Des novations apparaissent qui, sans abolir les usages précédents (plusieurs chantres du snobisme populaire disparaissent durant cette période – Brassens en 1981, Fallet en 1983, Audiard en 1985 –, mais ces décès n’empêchent pas que leurs œuvres soient encore goûtées, et pour certaines patrimonialisées), élargissent encore leur répertoire imaginaire. Ce qui sera dit du con, mettons, entre 1975 et 1988, les turpitudes, les attributs inédits qui lui seront prêtés, la rhétorique d’Audiard ou de San-Antonio les ignorait, et dans une certaine mesure aussi celle de Cavanna. En particulier se repose la question du profil politique de la connerie, d’une façon surprenante dont fera les frais l’un des traits pourtant originels de ce discours : son désalignement farouche et son irrepérabilité idéologique.

La trame historique où s’inscrivent ces évolutions est bien connue. Récoltant les fruits de dix années de bouillonnements militants et intellectuels dans la société civile, François Mitterrand, premier secrétaire du Parti socialiste, était parvenu à unir la gauche puis à la hisser au pouvoir le 10 mai 1981 – une première sous la VRépublique. Souterrainement à cette élection dont « l’événement démocratique » s’est ensuite affadi à l’épreuve des faits, le phénomène le plus important de la période est à nos yeux l’important glissement d’hégémonie qu’elle a provoqué chez les élites politiques et culturelles. Une petite bourgeoisie de sensibilité progressiste, soutenue dans ses valeurs par la classe dirigeante ou la politique d’État, recolore l’imaginaire social de la décennie, y compris sa vidéosphère et sa culture médiatique. Corollaire inévitable d’une culture qui se juge elle-même à la lumière de son reflet médiatique, l’effet générationnel joue à plein dans ce phénomène. Il y assume un rôle omniprésent, d’une ampleur inconnue depuis la « jeunesse S.T.O. » et qu’on ne retrouverait peut-être qu’avec les générations « Climat » ou « MeToo ». Ministre régalien dans les cabinets répressifs de la IVe République, Mitterrand passait jusque-là pour aussi peu dépaysant que peu subversif. S’il aura déçu la composante ouvrière de son électorat dès le « tournant de la rigueur » de 1983, son tour de force résidera dans sa capacité à flatter la classe culturelle, jeunesse de toutes les jeunesses, qui avait contribué à l’élire. Ventriloque générationnel, le néo-président s’était rapidement flanqué de quelques bardes : le soir de la victoire, Barbara chantera que « quelque chose » d’« indéfinissable » venait de changer dans le pays. Sept ans plus tard, Renaud reprendra ce rôle de pourvoyeur de supplément de sens en inspirant un slogan (« Tonton, laisse pas béton ») qui animera la brève campagne de 19881. Si l’on commence alors à parler de « génération Mitterrand », c’est aussi pour capitaliser cet acquis de la décennie.

François Ricard a appelé la génération lyrique cette classe d’âge stratégique, circonscrite aux natifs du baby-boom (1945-1955). Dès son entrée dans l’adolescence, elle fut la première à se voir explicitement exaltée en tant que génération dans la « pop culture » française d’inspiration anglo-saxonne (Johnny, les idoles « yéyé » et « le temps des copains ») et parallèlement auscultée par des sociologues comme Edgar Morin, lesquels inventent à son intention une nouvelle catégorie : celle des jeunes. Entrée dans la vie active après 1968, cette génération animera la culture française de l’entre-deux-mai2 puis, à la fin de la décennie 1970, deviendra la classe d’âge dominante sur le marché du travail. Elle se trouve alors en droit d’attendre un langage et un cérémonial politiques, c’est-à-dire de nouveaux codes petits-bourgeois, mieux adaptés à la nouveauté de ses mœurs, de ses désirs et de ses aspirations3. Mitterrand saura se faire l’interprète (surtout après 1983) de ce besoin symbolique de postures malgré tout progressistes, de cette nécessité d’inventer – à politique économique constante, il faut toujours le rappeler – de nouvelles affectations de classe. Philippe Muray verra ainsi dans « la trouvaille de la “génération Mitterrand”4 », l’invention d’un Frankenstein rusé passé maître dans l’art de s’effacer tactiquement derrière sa créature ; il lui fera accroire aussi souvent que nécessaire (aux élections, aux changements de ligne politique…) qu’il est agi par elle.

Très vite donc, l’objectif de la classe dirigeante au pouvoir devient moins de poursuivre les mesures sociales de 1981 (pourtant si substantielles aux yeux d’un matérialiste) que d’animer, en accord avec la société civile, ce qui allait devenir le style de la « génération Mitterrand ». Débouchés emblématiques de ce changement de cap (loin d’être blâmables en soi, d’ailleurs), les radios libres, les Enfants du rock, Canal+ ou S.O.S. Racisme constituent autant de dispositifs baignés dans la nouvelle culture médiatique. Une culture plus intégrée que jamais et recouverte, de surcroît, par une sorte de politisation ouatée : le monde associatif s’arroge les codes de la publicité et, presque en contrepartie, la pop culture se met à parler le langage de l’humanitarisme post-matérialiste (Les Restos du cœur, We Are the World…). Cela se traduit aussi dans le domaine du discours. Partout naissent des slogans inspirés du langage parlé qu’on suppose employé par les classes d’âge qui font désormais référence.

En accompagnant la popularisation d’autres parlers vernaculaires comme le verlan des cités, l’action publique flèche sa communication en direction d’un univers jeune, tendanciellement urbain. Mantra des années 1983-1988, le vocable « pote » s’impose également avec toutes les caractéristiques d’un signifiant vide. Lexème issu de l’argot des voyous, il devient un signe ambigu de fraternité intercommunautaire. À peine moins creux que « copain », « pote » actionne son propre clivage : quand le copain n’existait que contre les cons, le pote se construira contre les racistes et autres attardés générationnels. Il articulera une nouvelle chaîne d’équivalences, pleinement politique, capable de coopter solidairement, avec la bienveillance du pouvoir, les composantes « branchée » (« chébran ») et « immigrée » (« rebeu ») de la société française. Où l’on voit que les désignants de groupe se succèdent au rythme même où se transforment les prescripteurs de discours ainsi que les antagonismes sociaux que ceux-ci cherchent à prescrire. En se représentant en 1988, Mitterrand se laissera appeler « Tonton » sans ignorer que ce surnom enfantin ne doit plus rien au souvenir des loubards résidentiels de Michel Audiard, mais tout avec ce langage diffus de suggestion sociologique qui lui permettra de s’afficher, plus encore qu’en 1981, comme le président des jeunes.

La sensibilité nouvelle en passe de devenir hégémonique ne se prive pas pour autant de vitupérer contre les cons, mais elle n’y consent qu’une fois qu’a été « normalisé » le clivage institué par la connerie. En l’espèce, le vocable sera renvoyé à son émetteur supposé : l’homme de droite. Titre de Renaud issu de l’album Marche à l’ombre (Polydor, 1980), Dans mon HLM donne une première illustration de cette resignification politisée du con. Le chanteur tire le portrait de ce « con droitard » au début de la liste de banlieusards qu’il égrène :

Au rez-d’-chaussée, dans mon HLM
Y a une espèce de barbouze
Qui surveille les entrées
Qui tire sur tout c’qui bouge
Surtout si c’est bronzé
Passe ses nuits dans les caves
Avec son Beretta
Traque les mômes qui chouravent
Le pinard aux bourgeois
Il s’recrée l’Indochine
Dans sa petite vie d’peigne cul
Sa femme sort pas d’la cuisine
Sinon y cogne dessus
Il est tellement givré
Que même dans la Légion
Z’ont fini par le j’ter
C’est vous dire s’il est con.

La chanson se montre d’une efficacité redoutable pour dessiner les nouvelles conflictualités culturelles. Renaud trace la frontière en jouant habilement sur deux plans, forcément inégaux : en surplomb, il y a la scène au sens strict, celle où le chanteur, omniscient, perce les appartements du regard pour brosser la stratification sociale de son immeuble. L’auditeur, le spectateur n’ont pas d’autre choix que de suivre ce guide. En contrebas, il y a la scène ou plutôt les scènes représentées par chaque résident ausculté – le jeune cadre, la publicitaire, le communiste, etc. Si chacun a ses petits travers, seul le premier d’entre eux suscite une profonde antipathie, véritable horresco referens de la chanson. Cette figure très située, à mi-chemin entre le légionnaire et le barbouze, se voit infliger quelques strophes plus loin un « Mort aux cons ! »digne de Reiser, écrit par le chanteur-narrateur lui-même sur les murs du HLM.

Fait comme un rat dans le dispositif à deux scènes de la chanson, ce voisin consternant n’a que peu de chances de rachat. Selon le tour rhétorique désormais éprouvé, l’auditeur ou le spectateur n’a d’autre choix que de s’associer au mépris de Renaud. Mais dans le cas d’espèce, s’y associer requiert davantage que de répondre à l’appel d’un signifiant vide : il faudra examiner les critères politiques situés de son éventuelle adhésion. Ce n’est plus sur une vague connivence gouailleuse de l’auteur, mais sur une sociologie bien déterminée qu’on devra faire communauté d’esprit. On mesure le chemin parcouru : tout se passe comme si ce nouveau personnage stéréotypé fixait au discours du con une incarnation stable, un profil social qui, par surcroît, renvoie en boomerang une image grimaçante aux contempteurs classiques de la connerie. Ce barbouze anachronique et farci de ressentiment ressemble en effet furieusement aux personnages qui relayaient toute la verve anti-cons de Michel Audiard. Le panache, l’héroïsme cyranien prennent du plomb dans l’aile en la personne de ce vétéran d’aventures coloniales soldées par l’échec, ce médiocre qui ne trompe son oisiveté que dans le racisme, l’alcool et la violence conjugale. L’année suivante, avec Mon beauf5, Renaud ajoute la chasse au pedigree du même genre d’ex-légionnaire maltraitant, ici gratifié des honneurs d’une chanson complète. Pour l’occasion, l’auteur-compositeur-interprète, parfois proche d’Audiard dans le style, revisite à la mode idéologique la maxime péremptoire sur la connerie : « Le jour où les cons seront plus à droite/ Y a peut-être une chance pour qu’y vote à gauche. »

Reprenons. Pour la première fois, un profilage de l’usager du discours du con est réalisé, rejoignant celui qu’étudiera bientôt Pascal Ory : un personnage de « populo » rongeant son ressentiment et disant sus à la connerie des jeunes, des femmes, des gauchistes, des noirs ou des Arabes – catégories qu’il exècre à divers titres. S’il s’agit de tracer une frontière, le discours du con n’y perd pas au change : elle est très nette. À ceci près que cette frontière aura perdu, dans le cas présent, son caractère mouvant et l’essentiel de son ironie. L’ancien signifiant vide paraît avoir été troqué contre un portrait-robot sociologique. Abandonnant la mauvaise foi imprécise des « traités » de Frédéric Dard et de Cavanna, ce con-ci ne saurait articuler une chaîne d’équivalences très étendue. L’accusation de connerie, en se caractérisant, s’est politisée. Celui qui l’édicte formule la revendication présentée comme évidente d’une société progressiste diffuse tandis que celui qui la refuse prendra le costume du réactionnaire franchouillard. Sous l’apparente continuité langagière du Titi Renaud, chantre d’un argot rénové, pour la première fois le sens commun va s’identifier à un camp.

La nouveauté réside aussi dans l’activation d’une imagerie péjorative et en même temps progressiste (bien différente, donc, de l’ancien dégoût bourgeois pour les va-nu-pieds) d’une partie des classes populaires (chômeurs, petits commerçants et, de plus en plus souvent, ouvriers). Pour tirer son portrait collectif à ce peuple dont progressivement la gauche se détourne, le monde culturel de l’époque fera souvent usage du patronyme « Dupont », alors considéré comme le plus porté de France6. Allégorique, ce nom est censé désigner par délégation toute une francité moyenne, population réputée récalcitrante à quitter sa glèbe campagnarde – ou, si elle habite en ville, son débit de boissons. La série Superdupont de Lob et Gotlib commence ainsi à paraître en 1972 dans le journal Pilote. Dans cette francisation presque paillarde des comics américains, le marcel et le béret sont venus se substituer aux collants et masques qu’arborent Aquaman ou Spiderman, la baguette boulangère aux armes dernier cri. Chevauchant un coq, Superdupont affronte la pieuvre de l’Anti-France, nébuleuse de vilains cherchant à s’en prendre à la patrie. Autant le cliché est vivement tracé, autant le ton reste débonnaire : la parodie joyeuse continue de primer l’éventuelle morale politique qu’un lecteur plus attentif pourrait vouloir tirer. Le personnage semblait si peu détestable que le Front national le récupérera sans ironie, provoquant son abandon par un Gotlib consterné.

Le film d’Yves Boisset Dupont Lajoie (1974) flanque dans son titre le même patronyme collectif à son anti-héros Georges Lajoie. Parce qu’il vient de tuer accidentellement une adolescente qu’il était en train de violer, ce cafetier parisien farci de préjugés racistes et anti-jeunes s’arrangera pour faire accuser du meurtre les travailleurs d’un chantier d’immigrés tout proche. Si on le contextualise, le choix de Jean Carmet pour composer ce rôle de franchouillard sinistre s’avère lourd de significations : en cette même année 1974, ce protagoniste récurrent des films d’Audiard interprétait le rôle-titre de Comment réussir quand on est con et pleurnichard, histoire d’un représentant pérégrinant les bistrots pour y refourguer un vermouth équivoque. De cette comédie-ci à ce drame-là, Carmet intervient comme une figure de pivot entre deux générations de réalisateurs se prononçant différemment sur une image comparable de la francité. Le recruter pour Dupont Lajoie, c’était tordre l’emploi traditionnel de Carmet en l’astreignant à une forme de coming out actanciel, comme si l’« esprit français » à incriminer pouvait l’être d’autant mieux que l’un de ses plus fameux visages l’incarnait. Par rapport au film d’Audiard, le succès de celui de Boisset sera mitigé, mais la critique, elle, le saluera.

Et le con devint beauf…

Personnage-type du répertoire culturel post-soixante-huitard, « Mon Beauf » voit ses traits définitifs fixés autour de 1975 par Cabu dans Charlie Hebdo. L’inspiration de ce personnage de Français moyen serait venue au dessinateur à force d’entendre son camarade Cavanna évoquer les « coups de main » mutuels que lui et son beau-frère se rendaient, perpétuant une entraide en vigueur dans les communautés italiennes du Val-de-Marne. S’il y a quelque chose en effet d’assez convenu dans ces travaux d’intérieur et ces réunions dominicales, Cavanna savait aussi qu’il serait tout aussi convenu, à terme, de trop en ricaner : chez le fondateur d’Hara-Kiri, personnage complexe attaché à son histoire familiale autant que farouche insoumis, la proximité d’un beau-frère irritait autant le libertaire qu’elle appelait la solidarité domestique de l’enfant d’immigré. Fils d’enseignants catholiques de province, Cabu ne pouvait que recevoir ce tableau familial de seconde main comme plus exotique, moins attendrissant qu’il n’apparaissait à Cavanna. Aussi ajoutera-t-il à son beauf un aspect d’infréquentabilité politique en s’inspirant aussi de la figure de Jacques Médecin : ce député-maire centriste venait en effet de soulever une vive polémique en jumelant sa ville de Nice avec Le Cap, capitale législative d’une Afrique du Sud encore sous Apartheid…

Abréviation de « beau-frère », ce motappartient (comme« con », « pote », « copain » ou « beur ») à la longue liste de désignants qui accompagnent les recompositions du monde social en transitant par le langage populaire ou l’argot. Revenant plus tard sur l’invention de ce personnage, Cavanna relève immédiatement le fait que le beauf s’élabore comme une extrapolation du con, voyant dans l’alternance entre ces deux figures une sorte de passation secrète :

Tiens, « beauf’ », tu sais d’où ça vient ? Ça vient de Cabu. Cabu m’entendait évoquer les conversations de bistrot du lundi matin : « Hier, j’ai aidé mon beauf’ à repeindre sa cuisine. Normal : lui, le dimanche d’avant, il m’avait aidé à déménager. » Ça me revenait souvent, pour moi c’est toute l’horreur de la famille et des habitudes, ça suinte le pastis, la pétanque et la connerie morne, alors je ramenais toujours « mon beauf’ » : « Avec mon beauf’, c’t’été, on se fait la Yougo… » Cabu, ça l’avait fasciné, cet enfant de bourgeois, alors il en a fait le beauf’ : et il lui a donné cette effroyable sale gueule de brave mec, du con triomphant tous azimuts, et voilà, le beauf’ est en train de détrôner le con dans le dictionnaire français tel qu’il se parle. Je me marre bien…7

Cette opération de filiation entre un personnage et l’autre (ou plutôt entre un signifiant vide et un personnage) répondait – Cavanna le perçoit d’emblée – à une nécessité sociologique : le beauf apparaît pour incarner un dépassement et même une précision du con. Autant qu’une amélioration, il constitue donc une variante restrictive de con, lexème encore plastique, qui ne spécifiait pas suffisamment ce que certaines attitudes ordinaires du « populo » pouvaient avoir de politiquement lamentable aux yeux de la nouvelle classe culturelle. Traçant un profil d’ennemi identifié, le beauf se distingue donc du con par sa discernabilité. On sait où il habite, qui il fréquente, les loisirs qu’il chérit. Dans Les Années (2008), Annie Ernaux reconnaît cet enjeu de distinction sociale avec une certaine honnêteté, donnant à voir combien « beauf » est plus efficace que « con » pour illustrer les postures sociales nouvelles : « On allait dormir au petit bonheur sur des lits de camp dans l’ancienne magnanerie, ne sachant pas s’il valait mieux faire l’amour avec son voisin de droite ou de gauche, ou rien. Le sommeil nous prenait avant d’avoir décidé, euphorisés et confortés dans la valeur d’un style de vie dont on s’était offert toute la soirée à nous-mêmes le spectacle – loin des “beaufs” entassés dans des campings à Merlin-Plage8. »

Parmi les attributs devant discriminer (au sens premier) la « beauferie » par rapport à la connerie, on trouve également le racisme. « Le beauf, c’est un con qui aime pas les étrangers », résumera Coluche dans un entretien au Nouvel Observateur (24 août 1984). Sur le même registre, Renaud, dans Mon Beauf (1982), déploie sur huit couplets le portrait du réactionnaire que Mon HLM ne faisait qu’effleurer. Une poignée d’apophtegmes nettement empruntés à la manière d’Audiard permettent au chanteur de s’inscrire dans la tradition du jugement de connerie tout en la détournant par l’ajout d’une correction idéologique :

On choisit ses copains, mais rarement sa famille
Y a un gonze mine de rien qu’a marié ma frangine
Il est devenu mon beauf, un beauf à la Cabu
Imbécile et facho, mais heureusement cocu

Quand l’soleil brillera que pour les cons
Il aura les oreilles qui chauffent

Mon beauf.

Tout se passe comme si le beauf était le produit d’une mise au point – au sens optique – appliquée au con. La focale s’est resserrée sur un (et un seul) antagonisme social revenant, pour une « nouvelle gauche », à stigmatiser une droite archaïque et stéréotypée. Si notre métaphore optique a du sens, c’est aussi parce que le beauf porte sa tare sur son corps. Il est visuellement marqué par sa condition sociale et idéologique. Quelques années plus tôt, il avait suffi à Georges Wolinski d’ébaucher quelques lignes et courbes pour créer son Roi des cons, bonhomme minimaliste qui incarnait, comme le Beauf, un début de médiocrité populaire, mais le style de ce premier personnage restait dépersonnalisé. Cabu fait pour sa part un choix de graphic design aux antipodes de son camarade Wolinski. Autrement détaillé, le beauf impose une enveloppe palpable : une masse adipeuse aussi pesante que son caractère et une pilosité suspecte que peine à contenir son survet’ tricolore. Bref, le personnage n’incite guère à l’identification et laisse peu de doute sur ce qu’il convient de penser de lui. Comme l’écrit Paul Yonnet : « Mon beauf […] se reconnaît au faciès ; il est gros, blanc, rond, porte une moustache ringarde, avec l’air veule. Il représente les couches populaires restées en rade de l’évolution des mentalités, les laissés-pour-compte de la modernité9. » Cavanna avait, lui aussi, bien remarqué à quel point cette « effroyable sale gueule » constituait la meilleure signification politique du beauf.

Le personnage de Cabu réussira mieux que d’autres tentatives de même humeur parce qu’il cristallisait toutes les représentations diffuses de son époque. La redéfinition culturelle du progressisme en France qui préside à ces changements est à la fois affaire de génération et de solidarités médiatiques entre les nouvelles grandes figures de la presse magazine spécialisée. En 1982, le périodique Fluide Glacial publie un hors-série spécial pour célébrer les dix ans du beauf. Plusieurs dessinateurs y donnent leur contribution graphique, dont Cabu, qui hérite de la quatrième de couverture. Dans cet espace stratégique, il propose un cross-over, sorte de duel au sommet entre Superdupont et le beauf. Les six cases de cette planche condensent l’ensemble des traits du nouveau stéréotype social repoussoir. Même le personnage de Gotlib gagne en antipathie sous le crayon de l’ex-collaborateur de Charlie. Celui-ci fait aussi intervenir, pour décider du « match » entre les deux personnages, la caricature d’un Roger Hanin hirsute qui assènera à Superdupont, avec l’accent pied-noir qu’on imagine, cette nouvelle paraphrase d’Audiard : « Le jour où les cons voleront, toi tu seras chef d’escadrille ! »

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Quoi de plus révélateur que de tels croisements médiatiques pour illustrer que ce qui se jouait, vers 1980, c’était bien l’émergence d’un imaginaire générationnel cherchant à départager autrement le conflit social et culturel ? Sans abolir les départages dépolitisés de l’ancien discours du con, cet imaginaire leur fait concurrence, souvent avec les mêmes armes (péremptoire et apophtegmes) tout en forçant le détail à partir de profils sociologiques. Cabu insistait sur le fait que son attaque portait avant tout sur cette mentalité bouffie de certitude caractéristique des Français adhérents du « sens commun » – catégorie forcément fictive pour une gauche libertaire qui considère tous les récits, quels qu’ils soient, comme équivalemment « politiques ». Mais dans sa verve à dire le vrai dans le trait, le dessinateur ne rendait-il pas les coups du péremptoire, liant la mentalité dénoncée à un « délit de sale gueule » dont l’image allait inonder la production culturelle de la fin du siècle ? Le personnage du beauf ferait florès chez Renaud comme dans les comédies populaires : celles de la troupe du Splendid (Les Bronzés, Le Père Noël est une ordure, etc.) ou ce film oublié, Le Beauf, qu’Yves Amoureux réalise en 1987 avec Gérard Jugnot dans le rôle-titre. Récemment, le stigmate accolé au personnage sera revendiqué par ceux qu’il entendait dénoncer : c’est ainsi que le dessinateur Marsault, « Gotlib de l’underground réac » d’après le magazine Causeur (11 décembre 2016), reformulera le beauf dans un personnage récurrent, plus skinhead que « populo » à vrai dire. Tentative qui documente avec violence les malentendus que peuvent susciter (en amont comme en aval) toutes les indignations par trop stéréotypées contre la stéréotypie.

[1] Le chanteur reviendra plus tard sur cette expression, se la réappropriant en quelque sorte, avec la chanson Tonton, nettement plus désillusionnée, présentée dans l’album Le Marchand de cailloux (1991).

[2] Cf. Pascal Ory, L’entre-deux-mai. La crise d’où nous venons, 1968-1981, Paris, Alma, 2018.

[3] On trouvera des réflexions instructives aussi bien dans Le Capitalisme de la séduction (1981 ; rééd. Delga, 2006) du philosophe marxiste Michel Clouscard (pour le volet analytique) que dans la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au Rotary (1986 ; rééd. Agone, 2014) deGuy Hocquenghem (pour le volet polémique).

[4] Philippe Muray, Désaccord parfait, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2010, p. 209.

[5] Dans l’album Le Retour du Gérard Lambert (Polydor, 1981).

[6] Selon l’INSEE, il n’est que le 6e patronyme le plus répandu en 1970.

[7] François Cavanna, Bête et méchant, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p.247-248.

[8] Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 116.

[9] Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français, Ibid., p. 142.