Récemment mis à l’honneur par la France Insoumise, le “community organizing” de Saul Alinsky entend politiser le quotidien des classes populaires par l’organisation d’actions concrètes au plus près des habitants. Randy Nemoz y voit l’un des ressorts d’une stratégie populiste à même d’opposer un peuple en construction à l’oligarchie.
Nommer l’adversaire, créer une entité collective : la frontière « nous » / « eux »
Le populisme, envisagé comme une façon de faire de la politique et non pas comme une idéologie, trace une frontière entre deux strates de la société dont la relation profondément asymétrique voit naître d’un côté le peuple, dont les populistes se réclament, et son adversaire : la caste, l’oligarchie. Une frontière entre « nous » et « eux ». Eux, ce sont les puissants, ceux qui dirigent et dominent dans leurs intérêts propres. Et le pluriel prend son sens : il ne s’agit pas d’une classe unique ni de classes aux intérêts totalement unifiés. Cependant, eux reconnaissent leur adversaire commun – nous – et acceptent leur interdépendance autant que la concurrence organisée qui les amène à se bousculer les uns les autres, dans un jeu dont les règles restent fixées par eux-mêmes, autour de leurs compromis.
Cette relation, entre eux et nous, est déséquilibrée : c’est bien le constat fait par Alinsky lorsqu’il étudiait les causes de la criminalité dans les banlieues américaines des années 1930. Toute la problématique consistait selon lui à surmonter les divisions et le fatalisme des classes les plus défavorisées qui habitent les quartiers les plus précarisés pour rééquilibrer le rapport de forces entre des populations étouffées par la survie, totalement inorganisées, qui font face à des autorités, des politiques et des organisations patronales très bien structurées. Pour l’auteur, organiser des collectifs d’habitants permet de rééquilibrer le rapport de force entre les citoyens isolés et des dominants puissants. Nous aurions alors un groupe soudé d’individus auparavant isolés, bien plus capables de lutter que s’ils étaient restés de simples unités éparpillées, face à un autre individu qui détient le pouvoir de changer, ou non, les choses : le décideur. C’est donc un mouvement d’horizontalisation des rapports de forces qu’il tend à mettre en œuvre avec sa méthode. Le community organizing devient alors l’arme des opprimés dans ces banlieues. Tisser des liens, cibler un puissant, démontrer sa responsabilité et agir en groupe pour obtenir gain de cause. Fêter la victoire, et, enfin, recréer du collectif. C’est surtout cela qui importe : rompre avec l’atomisation des individus.
Le premier parallèle que nous établissons entre la stratégie populiste et la méthode Alinsky apparaît être ce mécanisme de « ciblage des puissants », qui détermine une frontière et crée un « nous » par rapport à ce « eux ». Certains parleront d’extérieurs constitutifs – « nous » n’existe que par l’existence, et la reconnaissance d’un « eux », un extérieur. Le criminologue américain crée de toute pièce un collectif d’habitants, avec des individus isolés et dont les intérêts sont divers. Dans la stratégie populiste, cette communauté créée de toute pièce, c’est le peuple. Nous avons dans les deux stratégies, deux entités collectives créées par les organisateurs, au sens d’Alinsky ou au sens de membres d’un parti ou d’un mouvement politique. Face à cette entité, on désigne le réel responsable des maux communs : le détenteur du pouvoir politique, l’administrateur, ou le patron. Alinsky vise ce qui chez les populistes s’appelle l’oligarchie, ou la caste. Dans les deux cas, la frontière naît alors entre un « nous », communauté de quartier ou peuple, et un « eux », dont les noms d’individus sont nombreux, mais identifiés et surtout dont la position de dominant est avérée.
Tisser les colères, une chaîne d’équivalence ?
Comme nous l’avons dit, que cela soit le peuple ou la communauté, il s’agit d’une création. Selon Alinsky, pour qu’un collectif émerge, tout le travail de l’« organizer » sera de « tisser les colères » des habitants. Ce qui signifie partir de ce qu’ils vivent, et leur faire prendre conscience qu’ils ne sont pas isolés et que d’autres partagent la même expérience négative, que d’autres souffrent des mêmes problèmes et que derrière ces problèmes se cachent souvent les mêmes responsables.
Les populistes usent d’une stratégie similaire et la pensent dans des termes que l’on peut aussi facilement mettre en parallèle. Ernesto Laclau, promoteur de cette stratégie pour le camp socialiste, appelait à la constitution d’une chaîne d’équivalence entre les différentes demandes démocratiques de la société. De cette chaîne entre différents groupes pourrait émerger un peuple uni autour de nouveaux symboles communs, des signifiants vides investis par les stratèges populistes afin de s’unifier. En bref, il s’agit ici pour les « organisateurs politiques » d’unifier non plus des habitants, mais des collectifs, associations ou individus isolés aux revendications diverses mais démocratiques, c’est-à-dire des demandes d’accession à des droits pour certaines catégories de la société qui sont dominées, qui subissent une oppression. Articuler ces demandes écologistes, féministes, sociales, LGBTI, démocrates, humanistes, en faveur de la défense des animaux, des chômeurs, des étudiants, etc… tisser ces colères pour qu’ensemble, conscience soit prise que l’adversaire est commun, puissant et organisé ; et que pour que nos revendications soient prises en compte, il faudra former un collectif uni, et organisé, afin de rééquilibrer le rapport de force.
Ce collectif, c’est le peuple, mais c’est aussi le collectif d’habitants créé par un organizer. Parce qu’en face de l’un ou de l’autre, c’est toujours l’oligarchie. Comprendre et désigner cette oligarchie comme seule responsable des conséquences de ses choix – puisque c’est elle qui décide -, c’est aussi se garder d’une dérive de la stratégie populiste.
Éviter la dérive populiste identitaire : assurer la verticalisation ascendante des colères
Lorque l’on adopte la méthode Alinsky, on se confronte d’emblée à l’horizontalisation des colères. On peut par exemple entendre que le problème, c’est l’immigré qui squatte le quartier ou vole le travail des jeunes, ou que le problème du jeune c’est qu’il préfère vendre de la drogue et tout saccager plutôt que d’aller travailler. Une colère horizontale donc, puisque adressée à l’encontre d’un individu, ou d’un groupe, en forte situation d’oppression lui aussi. Tout l’enjeu de l’organizer sera de rediriger la colère en montrant qui sont les véritables responsables : ceux qui possèdent réellement le pouvoir. C’est ce qu’on appelle « verticaliser » les colères horizontales. Une verticalisation ascendante, car il ne s’agit ni d’avoir une colère horizontale, souvent attisée par les populistes de droite – c’est la faute de mon voisin parce qu’il n’a pas la même culture que moi bien qu’il travaille dans la même usine que moi – ni une colère verticale descendante : celle attisée par les oligarques pour que les gens médisent d’abord sur les plus miséreux qu’eux avant de lever les yeux – c’est d’abord la faute de ce chômeur, ou celui au RSA qui profite du système.
La dérive populiste consiste aussi en cette horizontalisation de la colère : les problèmes du pays seraient dus à la caste et surtout aux classes parasitaires qui lui sont alliées – les immigrés, les fainéants -, et tous les ennemis du vrai peuple – les islamogauchistes. Un peuple identitaire, fondé sur des caractéristiques culturelles communes, qui en exclut tous ceux qui ne les partagent pas. A cette dérive d’un populisme identitaire, ou de droite, s’oppose un populisme démocratique, social, aussi appelé « de gauche » par des penseurs comme C. Mouffe. Celui-ci organise ce travail de verticalisation ascendante des colères, comme dans la méthode Alinsky : il ne se fonde pas sur le peuple ethnique, mais sur le peuple-classe, celui qui allie la plebs, ces classes dominées, employés, ouvriers, paysans, le petit patronat, les petits et moyens fonctionnaires, une partie des cadres, les professeurs, les artisans, les étudiants, les sans-emploi, etc… Ce peuple ne s’agite pas à de vaines querelles culturelles, ethniques, religieuses, mais fixe sa critique sur les groupes dominants qui ont dirigé et dirigent encore le monde et sont comptables de son état actuel.
Il faut ajouter un dernier point commun entre ces deux méthodes avant de conclure : la volonté d’Alinsky et des populistes de partir de ce que vivent les gens, cette prise en compte des affects, et ce refus d’arriver en prêcheurs de la bonne parole. Le respect des subjectivités est de rigueur, et les jugements doivent être gardés. On ne rejette pas ces affects, au contraire, on leur permet de s’exprimer et, par un effet maïeutique, de se retrouver face aux véritables responsables que sont les oligarques.
Crédit photo: http://www.wnd.com/2012/01/romneys-connection-to-saul-alinsky/