« N’allez plus seulement voter » – Entretien avec Clément Pairot

À plusieurs mois de l’échéance présidentielle, il est encore temps de faire mentir les pronostics. Du moins, c’est ce que propose Clément Pairot dans son manuel de mobilisation électorale N’allez plus seulement voter (Valeur Ajoutée Éditions). Spécialiste de la mobilisation citoyenne et chargé de la mobilisation à la Primaire Populaire, il a notamment participé aux campagnes de Bernie Sanders aux États-Unis et de Jean-Luc Mélenchon en France. Entretien réalisé par Malena Reali.

LVSL – Vous proposez dans votre livre de s’inspirer des techniques de mobilisation politique utilisées notamment aux États-Unis et souvent rassemblées sous le terme de technologie de l’organisation ou « organizing ». Pouvez-vous définir ce dont il s’agit ?

Clément Pairot – La notion d’organizing a été définie par Saul Alinsky, un activiste américain du milieu du XXe siècle. Il avait élaboré une méthode qui lui permettait de trouver, en l’espace de quelques semaines, une cause pouvant fédérer les habitants d’un quartier. Pour cela, il identifiait d’abord un acteur local sur lequel faire pression, puis soutenait les habitants dans la structuration de leurs luttes vis-à-vis de cet acteur en les aidant, notamment, à penser des actions originales pour capter l’attention de la presse et obtenir des victoires concrètes. Pour Alinsky, cela servait un objectif plus large de structuration des classes populaires en vue de mettre fin aux oppressions dont elles étaient victimes.

L’utilisation de l’organizing dans un cadre électoral s’est beaucoup développée, d’abord pendant les campagnes d’Obama puis, plus récemment, pendant celles de Bernie Sanders. Ces techniques s’appuient sur quatre leviers ou principes. Le premier est de maximiser le nombre de conversations bilatérales menées avec de potentiels électeurs. Le deuxième est de cibler les indécis et les personnes qui ont le plus de chance de nous soutenir. Le troisième est de faire passer un maximum de personnes du statut de sympathisants à celui de bénévoles. Enfin, le quatrième est d’effectuer un suivi des actions et de la croissance de la base militante par des outils informatiques appropriés. En résumé, l’organizing est la « science » de l’organisation de mobilisations politiques efficaces.

LVSL – Le développement de l’organizing est lié à la désertification militante que vivent depuis plus de 40 ans les organisations syndicales et politiques. N’est-ce pas une forme de fuite en avant ? Le Parti Communiste Français des années 1950 n’avait pas besoin d’organizing relationnel ni de facilitation. Qu’est-ce qui a changé ?

C. P. – Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est que le contexte général de la communication a changé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous permettent de parler à beaucoup de gens, ce qui par certains aspects est une formidable vertu. Cependant, cela comporte également un risque pour la communauté militante : celui de croire que le fait de publier sur les réseaux sociaux ou d’y débattre avec des inconnus équivaut à militer et à convaincre de nouveaux votants. Il est important de produire et de partager des contenus de communication pour faire connaître son candidat ou son mouvement, mais c’est rarement suffisant pour convaincre les individus et les faire passer à l’action. Parler à tout le monde via les réseaux sociaux, cela équivaut très souvent à ne parler à personne. C’est principalement la conversation bilatérale, seul à seul, qui fait cheminer l’avis des gens et qui permet de lutter contre la résignation et la procrastination.

Un deuxième élément est que les réseaux sociaux nous font parfois débattre avec des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous, alors que le plus important est d’emporter l’adhésion des indécis et non de faire changer d’avis nos opposants. Sur les réseaux sociaux, ces indécis sont ceux qui lisent la conversation sans y participer, et je suis convaincu qu’il est plus efficace d’aller leur parler directement.

Le troisième élément de réponse est que ce livre n’est pas révolutionnaire. Ce que propose l’organizing n’est pas nouveau. Ces principes sont déjà appliqués, même sans les nommer, dans beaucoup de luttes victorieuses. Par exemple, j’ai récemment échangé avec Rachel Kéké, porte-parole des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles [ndlr : en mai dernier, après vingt-deux mois de mobilisation face au groupe Accor et son sous-traitant du nettoyage, ces dernières ont obtenu des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail]. Je lui ai demandé de me raconter comment elles avaient fait pour gagner et je me suis rendu compte que c’était, à peu de choses près, la même méthode : outre des actions originales pour attirer l’attention des médias et de la direction d’Ibis, elles ont appelé les gens, un par un, tandis que leurs opposants faisaient exactement la même chose. Les « casseurs de grève » appelaient individuellement chaque employé, contactaient les maris des femmes de ménage… Tout cela montre qu’il faut ré-ancrer dans notre pratique militante l’utilité de la conversation interpersonnelle, de la discussion où l’on interroge son interlocuteur sur ses aspirations et où on l’invite à passer à l’action avec nous. C’est à la fois quelque chose de neuf par rapport à ce que l’on fait en France et à la fois simplement un retour aux sources.

C’est pour cela que je ne me retrouve pas dans le terme de « fuite en avant ». Pour employer ces méthodes à très grande échelle, nous avons effectivement besoin d’un outil digital qui implique une technologisation, mais celle-ci ne change pas la nature de la mobilisation, juste son potentiel d’ampleur. Sur le terrain, la méthode consiste à interpeller les passants, leur demander s’ils souhaitent changer de président et ce qu’ils veulent voir changer l’an prochain.

LVSL – Votre titre, volontairement provocateur, interpelle le lecteur à la fois sur la tentation abstentionniste et sur l’utilité de son vote pour faire gagner l’écologie populaire en 2022. Voter sert-il encore à quelque chose ? Pensez-vous qu’il y a suffisamment d’électeurs capables de se mobiliser pour un candidat de gauche en France ? 

C. P. – Si le taux d’abstention est extrêmement élevé, c’est cette méthode qui peut y remédier. Ce serait une erreur de prendre l’abstention comme une donnée acquise et d’essayer de convaincre uniquement les personnes qui sont déjà mobilisées. Ma conviction est l’inverse total du propos de Raphaël Enthoven, qui pense que les personnes qui s’abstiennent aux élections sont stupides ou irresponsables. Personnellement, je continue à aller voter. Mais si je veux que les personnes qui ont arrêté de voter retournent aux urnes, si je veux que ces gens-là fassent plus que ce qu’ils ne font actuellement, je dois moi-même faire plus que ce que je ne fais déjà. D’où le titre du livre : n’allez plus seulement voter. J’interpelle les personnes qui restent mobilisées en leur disant que, dans une période d’abstention forte, il ne suffit plus de voter. Il faut aller convaincre toutes les personnes de son entourage et de son quartier qui sont démobilisées ou peu politisées, pour faire changer les paramètres de l’électorat.

Pour ce qui est du nombre de voix que peut rassembler la gauche, je pense que les personnes peu politisées et les personnes abstentionnistes ne se définissent pas forcément sur un axe droite-gauche. La question est surtout de savoir si le programme que l’on propose leur parle. Concrètement, avec la Primaire Populaire nous interpellons les passants dans la rue et nous leur demandons : « Voulez-vous changer de président ? » Puis, s’ils nous répondent par l’affirmative, la question suivante est : « Que voulez-vous voir changer ? » Lorsque l’on renoue avec leurs aspirations, la plupart d’entre-eux nous parlent de social, de démocratie et d’écologie. Cette réponse est manifestement dans l’air du temps. À ce moment-là, on leur présente la solution de la Primaire Populaire.

Le programme de la Primaire Populaire n’est pas dogmatique ou idéologique : il répond simplement à des faits qui sont insupportables. 11 millions de pauvres en France, cela veut dire 11 millions de personnes forcées de choisir entre se chauffer et se nourrir, dans le sixième pays le plus riche du monde. Cela, couplé à l’urgence climatique et au déni de démocratie que nous avons vécu durant ces dernières années, amène les gens à parler de ces sujets sans forcément se définir comme étant de droite ou de gauche. C’est à nous, ensuite, de les faire cheminer et de leur faire comprendre que ces idées sont défendues par des candidats qui sont à gauche. 

LVSL – À vous lire, il semblerait que la victoire de n’importe quel candidat identifié à gauche aujourd’hui serait immédiatement une victoire pour l’écologie populaire. Ce présupposé n’écarte-t-il pas les différences de fond qui existent entre les programmes des candidats ? Se focaliser sur des méthodes et des techniques d’organisation militante ne dépolitise-t-il pas le débat ?

C. P. – Mon rôle avec ce livre était d’apporter ce sur quoi je suis pertinent et, j’espère, singulier. J’ai lu la plupart des livres d’organizing traduits en français avant d’écrire celui-ci et j’ai essayé de trouver ce que je pouvais apporter de nouveau, sans répéter ce qui s’était dit ailleurs. C’est pour cela que je n’ai pas écrit un énième livre de commentaire politique. Cela ne m’empêche pas d’avoir fait campagne pour Bernie Sanders et pour Jean-Luc Mélenchon, qui sont des gens qui ont des idées radicales très claires. Ces campagnes m’ont énormément inspiré et structuré politiquement. Je continue à soutenir leurs idées et je l’assume dès la première page.

Reste que dans le contexte du scrutin présidentiel, dont le format même est biaisé, avoir un programme parfait n’est pas suffisant. C’est frustrant, mais la politique ne passe pas uniquement par du fond, mais aussi par du souffle. C’est malheureusement Emmanuel Macron qui a eu ce souffle en 2017, comme François Hollande l’avait eu en 2012, notamment parce qu’ils avaient utilisé tous deux des techniques inspirées des campagnes d’Obama. Mon ambition est de permettre à la gauche d’avoir ce souffle en 2022. Enfin, il est important de rappeler que le niveau de radicalité du programme et du candidat n’est qu’un paramètre, l’autre enjeu est le niveau de radicalité du peuple organisé prêt à se mobiliser pour faire pression. Le Front Populaire en 1936 n’accorde les congés payés que parce qu’il fait face à un mouvement syndical fort qui se déclenche juste après l’élection. Avant cela, Léon Blum n’était pas favorable aux congés payés.

Reste que je suis convaincu que si des candidats porteurs d’idées radicales utilisent ces méthodes, il est encore possible de gagner. À la Primaire Populaire, avec des milliers de bénévoles, on expérimente avec ces méthodes-là sur la base d’un socle commun qui propose des ruptures claires sur l’agriculture, la fiscalité, le temps de travail, la justice sociale et l’écologie. Ma conviction est que l’on peut décrocher la victoire à la présidentielle sur la base de ce programme et avec ces méthodes si l’on diminue le nombre de candidatures de gauche au premier tour. En effet, le mode de scrutin uninominal à deux tours désavantage par nature le camp qui est divisé.

LVSL – Une question reste peu abordée dans votre ouvrage et dans votre propos : celle du leader et de la représentation. Vous semblez occulter l’importance de ces figures inspirantes et charismatiques pour mettre en branle les énergies individuelles et collectives…

C. P. – J’ai écrit ce livre d’après mon expérience chez Bernie Sanders, où la campagne était certes incarnée mais où les militants venaient principalement pour les idées. La Primaire Populaire constitue en quelque sorte une expérimentation à ce sujet : est-ce que l’on peut rassembler suffisamment sur la base d’un programme avec dix idées-phares et d’une proposition de processus, sans avoir de candidat désigné pour le moment ? Nous sommes aujourd’hui à 174 000 soutiens [ndlr : 300 000 en décembre 2021] rassemblés par notre seule force de mobilisation. Un tiers des personnes qui visitent le site deviennent signataires, c’est un ratio impressionnant ! 

À titre de comparaison, dans le camp d’en face, la primaire de la droite rassemble 150 000 votants. Au sein du camp de la justice sociale et environnementale, la primaire du pôle écologiste a rassemblé 120 000 votants et Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, obtenu 260 000 signatures sur son site de campagne. Tous partaient d’une forte visibilité médiatique et, pour Jean-Luc Mélenchon, d’une base mail bien plus importante. L’idée n’est pas de faire une compétition – nous cherchons justement à les faire coopérer ! – mais de montrer que l’on joue dans la même cour. Tout cela me fait penser que nous sommes en train de montrer que la figure du candidat n’est pas aussi indispensable qu’on ne le pense.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’un mouvement d’organizing est fondamentalement là pour « encapaciter » les citoyens et leur redonner du pouvoir d’action. Les personnes qui décident de s’impliquer viennent pour les idées, mais elles restent parce qu’elles développent un sentiment de fierté dans l’action et d’appartenance dans les liens humains tissés. Un tel mouvement gagne à relativiser la posture du candidat providentiel. C’est en cela que le slogan de Bernie Sanders en 2020, « Not me, Us », était extrêmement puissant, car il insistait sur l’importance de faire émerger une force citoyenne large. Bernie Sanders disait souvent qu’il ne voulait pas être le « commander in chief », le chef des armées, mais plutôt le « organizer in chief », soit celui qui impulse une dynamique, ensuite portée par des millions de personnes. Pendant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon développait un narratif similaire. Je me souviens de certains discours où il disait en substance que seul, il ne serait pas suffisant et qu’après l’élection, il aurait encore besoin de nous et de notre soutien.

Pour revenir à la Primaire Populaire, entre le socle commun, le processus innovant qui redonne du pouvoir aux citoyens, les méthodes de mobilisation, et la pertinence du mode de scrutin utilisé (le vote à jugement majoritaire), je sens que nous avons suffisamment d’atouts pour inspirer les gens. Après, j’ai hâte que l’on désigne la candidature de rassemblement. Je suis convaincu que la personne qui sera désignée par ce processus aura les ressources d’une force potentiellement inarrêtable. Elle bénéficiera d’un mouvement transpartisan large, qui aura ramené vers l’implication militante des personnes qui soit s’en étaient détournées soit n’y avaient jamais goûté.