Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité

Marche aux flambeaux à Kiev, le 1er janvier 2015. On y voit les drapeaux du Secteur Droit, du parti Svoboda, et, au premier plan, un drapeau à l’effigie de Stepan Bandera © Ioulia Arsich

L’actuel conflit en Ukraine est également une bataille pour l’information. Les appareils de propagande et de contre-propagande des belligérants ne se contentent pas de dérouler un récit des affrontements mais s’emploient à les légitimer en les replaçant dans un contexte (culturel, géopolitique, voire économique) plus large. Dans le cas russe, la narration du pouvoir repose sur plusieurs idées clés : élargissement agressif de l’OTAN menaçant l’intérêt national, appartenance de diverses nations à la sphère d’influence historique russe, et persécutions des populations russophones par des forces hostiles. Le Kremlin appuie sur ce dernier point en agitant la menace d’un retour du fascisme en Europe : la Russie serait alors la garante des libertés, prête à « dénazifier » l’Ukraine – comme lors de la Seconde guerre mondiale. Il est vrai que diverses organisations nationalistes sont particulièrement actives en Ukraine, et ont entretenu des rapports ambigus avec l’Occident. Leur influence réelle est pourtant sans commune mesure avec celle que leur prête le Kremlin.

L’Ukraine est un pays ayant connu de courtes périodes d’indépendance dans son histoire. Elle apparaît sous sa forme moderne il y a un siècle, passant dans la sphère soviétique. L’indépendance nationale de 1991 laisse le pays à la croisée des chemins, entre une partie orientale concentrant les populations russophones et les ressources agraires et industrielles du pays, et une partie occidentale plus pauvre, plus homogène, et tournée vers l’Europe centrale. Diverses minorités nationales cohabitent en sus des populations russophones – Hongrois, Roumains, ou Tatars jusqu’à l’annexion de la Crimée.

Souveraineté bafouée et consensus libéral : un terreau favorable au nationalisme

La principale tension traversant le pays porte sur son orientation internationale : après la « révolution orange » de 2004-2005 portant au pouvoir les pro-européens Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko (oligarque ayant fait fortune dans le gaz), l’Ukraine repasse en 2010 sous un gouvernement favorable à Moscou. La « révolution de Maïdan » de 2013-2014 (appelée simplement Euromaïdan en Ukraine) renverse ensuite le président pro-russe Viktor Ianoukovytch et conduit à l’élection de Petro Porochenko, europhile. Les deux hommes proviennent pourtant du même parti, et leur programme économique libéral ne diffère que peu. Il est vrai que si Viktor Ianoukovytch était un magnat des communications avant son exil en Russie, Petro Porochenko est un oligarque milliardaire connu sous le nom de « roi du chocolat ».

Les clivages politiques ukrainiens sont principalement liés aux questions internationales, le programme social et économique des principaux candidats ne variant guère

La domination des oligarques dans la politique nationale est donc totale, comme dans la Russie des années 1990. Le parlement monocaméral du pays, la Rada, est constitué de 450 députés élus selon un système mixte (mi-scrutin uninominal majoritaire, mi-scrutin proportionnel plurinominal), favorisant dans l’ensemble la force majoritaire. Il est aujourd’hui dominé par le parti Serviteur du peuple. Cette structure lancée en 2016 vient directement de la série télévisée humoristique éponyme, dans laquelle un petit professeur (Volodymyr Zelenski) se fait élire président. L’Histoire rattrape ici la fiction : Zelensky est effectivement élu en 2019 suite à une campagne marquée par la lutte anticorruption. Ironiquement, son nom apparaît en 2021 dans les Pandora Papers : on y apprend qu’il dirige avec certains de ses proches (dont le chef du service de la sécurité nationale Ivan Bakanov) un réseau des sociétés offshore rétribuant la famille Zelensky.

Dans une période post-soviétique marquée par une méfiance vis-à-vis de toute forme d’État social, la libéralisation à outrance et la constitution subséquente de monopoles oligarchiques, les clivages politiques au sein du parlement sont principalement liés aux questions internationales, et secondement à des conflits pour le partage des richesses du pays. Ainsi, le programme social et économique des principaux candidats ne varie guère. Il s’agit de différentes variantes de libéralisme, avec un consensus conservateur dominant laissant peu d’espace aux mouvements progressistes que l’on retrouve dans les pays occidentaux. Le soulèvement de Maïdan a cependant mis en lumière l’existence d’autres courants politiques, renforcés par le changement de personnel à la tête du régime.

Maïdan, prélude à une flambée nationaliste

Le départ de l’ancien président Porochenko s’accompagne d’une liquidation politique des forces « pro-russes », accélérée par le conflit à l’est du pays dans les régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk. La disparition de facto du Parti des régions entraîne la marginalisation d’autres forces accusées de complaisance vis-à-vis des séparatistes – et, derrière eux, de la Russie de Poutine. Le Parti communiste s’effondre électoralement au cours des années 2000 (passant de 20% des scrutins à 4% en 2014). Sans être officiellement dissout, il est ensuite interdit de se présenter aux élections. L’Association Lutte (Боротьба), organisation de la gauche révolutionnaire, est quasiment liquidée dans l’ouest du pays au cours des années suivantes suite à des prises de position accusées d’être favorables aux « républiques populaires » faisant sécession.

La première organisation à apparaître dans le sillage de la révolution Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор), coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis.

On juge alors la légitimité de chaque parti à l’aune de sa loyauté à la nation ukrainienne. Le clivage national devient ainsi prédominant, au point de fracturer jusqu’aux courants politiques marginaux : il n’est pas jusqu’au mouvement anarchiste ukrainien, historiquement significatif dans les années 1920, qui ne scissionne après 2014 sur la question de la position à adopter par rapport aux évènements de Maïdan et à la guerre.

Manifestants nationalistes brandissant un portrait de Stepan Bendera © Ioulia Arsich

Mais ce sont surtout les organisations nationalistes qui tirent leur épingle du jeu. Comme en Hongrie ou en Pologne, l’anticommunisme est un marqueur politique important, régulièrement réactivé  dans un contexte d’expansionnisme russe associé à son prédécesseur soviétique. L’existence relativement récente de l’Ukraine est propice au développement d’un récit national s’appuyant sur d’autres éléments : références positives au Rus de Kiev et à l’Hetmanat cosaque… mais aussi, plus récemment, à la période de la collaboration et à l’UPA, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne de Stepan Bandera. Ce révisionnisme historique présente sous un jour héroïque les collaborateurs ukrainiens du régime nazi, ayant participé à la Shoah et commis de nombreux crimes, mais considérés comme des héros nationaux face aux soviétiques[1]. Il se manifeste par le biais d’hommages (jusqu’à des noms de rues), de manifestations publiques, et par la reprise du slogan « gloire à l’Ukraine, gloire aux héros » (Слава Україні! Героям слава!), particulièrement populaire. La bannière rouge et noire de l’UPA se diffuse aussi très largement comme un simple symbole patriote.

Le principal vecteur de l’extrême droite « banderiste » durant les évènements de Maïdan est le parti Liberté (Свобода), lancé dès 1991. Celui-ci rassemble des tendances allant de la droite à l’extrême droite néonazie. Le champ conservateur étant déjà occupé par un panel de partis politiques, ses résultats restent modestes jusqu’à une percée électorale en 2012. Il se trouve donc en position de force lors du soulèvement place Maïdan, au point que le premier gouvernement issu de la révolution incorpore quatre ministres issus du parti Liberté. Mais loin de tirer parti des événements, il subit rapidement une marginalisation électorale – passant rapidement sous la barre des 2 % [2]. Le contexte profite à des forces bien plus radicales, mais aussi plus groupusculaires.

Panorama des forces nationalistes

La répression des manifestations de la place Maïdan, les violents affrontements avec les forces pro-russes puis le basculement dans la guerre et l’annexion de la Crimée ont ouvert la voie à des forces irrédentistes souhaitant reconquérir les territoires perdus. Il faut comprendre que le nationalisme ukrainien, boosté par le révisionnisme historique largement diffusé depuis plusieurs décennies, bénéficie ainsi d’une sociologie bien particulière. Comme dans les pays voisins, ses réseaux s’appuient sur différentes contre-cultures urbaines, recrutant largement dans les tribunes des stades de football de Lviv (Banderstadt Ultras – du nom de Stepan Bandera), Kharkiv (Ultras Metalist) ou Kiev (Ultras Dynamo). Mais l’expérience de la lutte contre le gouvernement puis du conflit armé a formé des générations de jeunes vétérans, phénomène unique rappelant la composition du fascisme italien fondé sur les arditi (ex-combattants des troupes d’assaut).

Membres du bataillon Azov, arborant le wolfsangel. Ce symbole, qui remonte au XVème siècle, a été abondamment brandi par les forces pro-nazies durant la Seconde guerre mondiale du fait de sa similitude avec la svastika © Milena Melnik

La première organisation à apparaître dans le sillage de Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор) dirigé par Dmitro Yarosh (aujourd’hui conseiller auprès du commandement en chef des forces armées). Il s’agit d’une coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis. Le Secteur droit se positionne comme le service d’ordre du mouvement et gagne ainsi en popularité tout en écartant les forces de gauche souhaitant participer (les anarchistes ukrainiens sont ainsi interdits de s’organiser sur la place). Recrutant plusieurs milliers de membres, l’organisation se structure. Elle participe aux élections tout en formant sa propre unité militaire dans le Donbass, le Corps des volontaires ukrainiens.

La propagande russe associe l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle (…) Les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène et démocratique, jusqu’à nier le poids des forces néofascistes

Cette période de conflit voit la naissance dès 2014 de la plus connue des forces combattantes d’extrême droite, le régiment Azov (Азов), commandé par l’ex lieutenant-colonel de police Andriy Biletsky, ancien dirigeant des organisations néonazies Patriotes d’Ukraine et Assemblée sociale-nationale. On estime ses forces à 4000 hommes et son armement inclut armes lourdes et blindés [3]. De telles forces opèrent théoriquement dans le cadre et sous le commandement de la garde nationale. Leur autonomie est cependant importante, et elles bénéficient d’une grande marge de manœuvre pour développer un discours politique. Le régiment Azov emploie publiquement une imagerie inspirée du nazisme (soleil noir et wolfsangel) et incorpore des groupes diffusant une propagande terroriste (Misanthropic Division). L’ensemble des combattants n’adhèrent pas nécessairement à cette idéologie mais la direction et l’identité politique d’Azov sont claires. Ses rapports avec le gouvernement ukrainien et avec l’OTAN sont complexes et conflictuels, entre défense de l’indépendance nationale et pragmatisme politique. De riches mécènes tels que le politicien conservateur Oleg Liachko et l’oligarque Igor Kolomoïsky ont d’ailleurs participé au financement de l’unité. Azov a déployé en 2016 son propre parti, le Corps national. Cette dynamique politico-militaire en a fait un exemple pour de nombreux néofascistes européens venant chercher une expérience combattante ou voyageant à Kiev pour tisser des liens avec leurs homologues de l’est.

D’autres organisations de moindre importance se sont développées dans la même période [4]. Parmi les plus structurées, on peut citer le réseau fasciste Revanche (Реванш) de Bohdan Khodakovskyi, devenu en 2016 Ordre et Tradition (Традиція і порядок). Son objectif est de former une génération de jeunes cadres aux idées national-conservatrices. La participation du réseau à de violentes manifestations anti-LGBT témoigne cependant de la persistance d’un activisme radical. A l’opposé et à contre-courant de la tendance de fond, l’organisation Résistance autonome (автономний опір) évolue du nationalisme-révolutionnaire vers des positions presque libertaires au cours des années 2010. Enfin, d’autres forces plus récentes comme C14 (Карпатська Січ), Centurie (Центурія) ou Freikorps (Фрайкор) dont les références idéologiques vont du nationalisme conservateur au fascisme explicite. Leur point commun est leur dimension paramilitaire, organisant des camps d’entraînement sous l’égide de vétérans et participant aux bataillons de volontaires de l’armée ukrainienne.

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Les guerres ne sont pas des périodes propices aux réflexions nuancées. Seules les positions tranchées et caricaturales y sont audibles. En associant l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle, la propagande russe a pu présenter l’agression militaire en cours comme une simple opération de dénazification, voire de libération. Le parallèle avec la Seconde guerre mondiale est utilisé en retour par les nationalistes ukrainiens, glorifiant tout ce qui a pu s’opposer aux ambitions soviétiques dans leur histoire – collaborateurs des nazis compris. Et les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène, démocratique et héroïque, jusqu’à nier le poids des oligarques ou l’activité militaire des forces néofascistes. Le violent affrontement inter-impérialiste actuel ne déroge pas à la règle : selon l’adage, la vérité est la première victime d’une guerre.

Notes :

[1] Les bandéristes observent que Stepan Bandera, après avoir approuvé l’invasion allemande de l’Ukraine par anti-communisme, s’est ensuite retourné contre l’envahisseur nazi. Il n’a cependant jamais abjuré le caractère antisémite et ethniciste de son nationalisme.

[2] Paul Moreira avait couvert pour Canal + les soulèvements de la place Maïdan, et mis en évidence l’influence du mouvement Liberté dans un documentaire intitulé Ukraine, les masques de la Révolution (mai 2014).

[3] Dès 2014, un article publié dans le Guardian faisait état de l’influence du bataillon Azov.

[4] On renverra à l’étude « Far-right group made its home in Ukraine’s major Western military training hub », menée dans le cadre de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes de la George Washington University (2021), sur le groupe Centurie.