Néolibéraux « progressistes » contre droite extrême : le Canada sur le même chemin que les États-Unis ?

Justin Trudeau fait face à de nombreux scandales et est fragilisé par sa gestion autoritaire. © Malena Reali

Après des mois sans majorité, M. Justin Trudeau a réussi à sceller un accord avec le NPD, parti de centre-gauche, pour maintenir son parti au pouvoir. En dépit de quelques promesses sociales, le contrat de gouvernement cherche surtout à accroître les dépenses militaires et à maintenir une forme de statu quo. Surtout, les nombreux scandales impliquant M. Justin Trudeau et sa gestion autoritaire du pays annoncent la fin de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne. La droite, qui se présente comme la garante des libertés individuelles depuis l’épisode du « convoi de la liberté », est en embuscade. Article de Radhika Desai, politologue à l’université du Manitoba, originellement publié dans la New Left Review, traduit par Aphirom Vongkingkeo et édité par William Bouchardon.

À Ottawa, les cercles politiques ont poussé un soupir de soulagement quand le Premier ministre Justin Trudeau (Parti libéral) et M. Jagmeet Singh (chef du Nouveau Parti démocrate, centre-gauche) ont annoncé leur accord de soutien parlementaire – sans toutefois former une coalition – le 21 mars dernier. Le NPD permettra ainsi au gouvernement minoritaire de M. Trudeau de rester en place jusqu’en 2025, en échange de concessions sur des dépenses sociales. Un accord qui s’explique par le fait qu’aucun des deux partis n’a hâte d’arriver aux prochaines élections. L’attractivité des partis a souffert de décennies de prédation néolibérale, comme l’a bien montré le scrutin national en septembre 2021 : l’abstention a continué à progresser, le NPD a gagné un seul siège, les conservateurs en ont perdu deux et, surtout, les libéraux ont encore échoué à emporter la majorité. Conséquence : 55 % des Canadiens pensent que M. Justin Trudeau devrait tirer sa révérence, et la rumeur prétend qu’il songe désormais à prendre sa retraite politique. Sa successeuse présumée ? Mme Chrystia Freeland, surnommée la « Ministre de tout » : vice-Première ministre, ministre des Finances et chargée de la crise ukrainienne. Dans une ambiance aussi instable, des arrangements de couloir sont nécessaires pour consolider le bloc au pouvoir.

Les médias se sont contentés de poser les questions habituelles : l’accord sera-t-il durable ? Probablement, à moins que M. Singh ne retrouve soudainement son intégrité ou qu’une improbable opportunité d’emporter la majorité se présente aux libéraux. L’accord sera-t-il profitable au NPD ? Par un miracle, peut-être. Compromet-il la démocratie canadienne ? Ce n’est qu’un clou de plus pour en sceller le cercueil. Présente-t-il un intérêt pour le Parti conservateur ? Pour tous ceux qui espèrent se rapprocher des suprémacistes blancs d’extrême droite du convoi de la liberté, qui a bloqué Ottawa en janvier et février 2022, probablement. À cela s’ajoutent les critiques émises par les politiciens provinciaux à propos des dépenses excessives prévues dans l’accord.

Mais la vraie question soulevée par cet accord n’a pas été posée : pourquoi maintenant ? Après tout, le même arrangement avait déjà été considéré, puis abandonné, après l’élection de septembre. Deux raisons sont avancées dans le texte de l’accord : d’abord, « la polarisation et le dysfonctionnement parlementaires grandissants » empêcheraient le gouvernement de réaliser son agenda. D’autre part, il devient urgent de retrouver la stabilité, alors que les Canadiens doivent « faire face à un monde moins sûr à cause de la guerre criminelle menée par la Russie en Ukraine ». Ces explications en apparence inoffensives dissimulent néanmoins de fortes tensions qui tirent politiquement le pays vers la droite.

Militarisme contre dépenses sociales

Bien que les dépenses militaires n’aient pas été mentionnées dans l’accord, la temporalité dans laquelle ce deal a été conclu trahit son intérêt pour l’armée. Le 22 mars, alors que M. Justin Trudeau décollait pour l’Europe en vue des réunions du G7 et de l’OTAN, le Globe and Mail annonçait que le NPD serait prêt à « valider les dépenses militaires en échange de politiques sociales ». M. Jagmeet Singh espère sans doute réussir le pari du « guns and butter », c’est-à-dire la combinaison de l’impérialisme et du progrès social. Il y a pourtant de quoi en douter sérieusement. Les politiques sociales prévues dans l’accord sont minimes : le remboursement de soins dentaires sur critères sociaux, une loi sur l’Assurance médicaments d’ici 2023, un saupoudrage de subventions des soins, une loi sur la sécurité des soins de longue durée, un peu de logement abordable, de timides actions pour le climat, dix jours de congé maladie pour les travailleurs employés sous réglementation fédérale et une loi pour interdire l’usage des briseurs de grève. En parallèle, les deux partis s’entendent pour augmenter drastiquement les achats d’armes. M. Singh, qui s’était en premier lieu opposé au soutien militaire à l’Ukraine, s’est ravisé. Il s’est aussi engagé à développer l’arsenal canadien, tandis que les libéraux ont ouvert des négociations avec Lockheed Martin (première entreprise américaine, et mondiale, de défense et de sécurité, ndlr) pour acheter des avions de chasse. On estime à dix-neuf milliards de dollars le coût de ce renforcement de la machine de guerre canadienne.

Et ce n’est que le commencement. Dès le début de la crise ukrainienne, le complexe militaire a dégainé sa liste de course, cependant que les « experts en sécurité » s’alarmaient des desseins impérialistes de Poutine qui engloberaient même le Canada. Après tout, la Russie n’est que de l’autre côté d’une banquise arctique en pleine fonte. Ainsi, si le programme adopté par les libéraux et le NPD prévoit bien des armes en abondance, il est bien pauvre en matière sociale. L’industrie militaire et des partisans d’une politique étrangère agressive invoquent de nouvelles menaces pour justifier la hausse des objectifs de dépenses militaires. En face, les économistes orthodoxes et les experts médiatiques alertent sur les dangers de « l’irresponsabilité fiscale » en pleine période d’inflation, d’incertitude économique et de dette publique alourdie par la pandémie. Leur litanie guerrière annonce un niveau de dépense sociale en-deçà des engagements du Parti libéral, et bien évidemment de ceux du NPD. Le plus probable est donc que les mesures sociales adoptées soient celles qui génèrent des profits pour le secteur privé. L’implication des assurances privées dans l’Assurance médicaments est par exemple déjà en cours de discussion.

Mépris du Parlement et scandales en série

Voilà ce qu’il en est de l’« insécurité » contre laquelle il convient d’agir. Quid, alors, de «  la polarisation et [du] dysfonctionnement parlementaires grandissants » qui justifient également l’accord de soutien sans participation ? À ce sujet, même le Globe and Mail, pourtant libéral, n’accorde pas foi au discours du gouvernement, et accuse MM. Trudeau et Singh de vouloir « neutraliser le Parlement » et ses commissions. D’après le Globe, les accusations émises par M. Justin Trudeau à propos d’une obstruction parlementaire par les conservateurs sont infondées, comme l’attestent les 72 % des textes proposés par son gouvernement minoritaire qui ont été adoptés, soit seulement 10% de moins que lorsque les libéraux avaient la majorité. De plus, tout au long de son mandat, M. Trudeau a montré sa maîtrise des nombreuses méthodes conçues par les récents gouvernements canadiens pour contourner la législature : glisser les lois controversées au milieu de volumineux programmes de loi, écourter les séances parlementaires ou encore annoncer les initiatives majeures en conférence de presse. Ces pratiques ont permis de déplacer l’attention médiatique vers les commissions parlementaires plutôt que sur le gouvernement. En l’absence de discussion substantielle sur les politiques mises en place, la focale a été placée sur la lutte contre la corruption. Or, la contradiction entre la communication progressiste du Parti libéral et ses connexions évidentes avec le monde des affaires lui a valu quelques scandales. Trudeau lui-même a dû à plusieurs reprises affronter de terribles interrogatoires en commission.

Dès le début de son mandat, un problème de conflit d’intérêts a été soulevé par ses vacances en famille dans la résidence privée de l’Aga Khan (chef spirituel des musulmans ismaéliens, ndlr), aux Bahamas. Trois ans plus tard, en 2019, les pressions exercées sur le procureur général afin d’obtenir un traitement indulgent pour ses amis du secteur privé lui ont valu plusieurs mois de “Une” dans la presse. M. Trudeau a bien tenté de justifier ces interventions dans le processus judiciaire en prétextant qu’il s’agissait de créer des emplois, mais cela n’a pas convaincu l’opinion publique. Cette affaire lui coûta deux ministres et la majorité aux élections de la même année. Sa descente aux Enfers s’est poursuivie en 2020, marquée par le scandale WE Charity, une organisation de bienfaisance proche de la famille Trudeau, qui s’est vu confier l’administration de la Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant, un contrat de 912 millions de dollars. M. Trudeau a ensuite ordonné la prorogation du Parlement, ce qui n’a fait qu’accélérer la crise. 

En 2021, le gouvernement libéral a provoqué un tollé en s’alliant avec le Bloc québécois pour mettre fin à l’enquête sur les agressions sexuelles au sein de l’armée canadienne. Enfin, cerise sur le gâteau : le recours à l’état d’urgence (pour la première fois de l’histoire canadienne, ndlr) pour arrêter le convoi de la liberté. Instaurant des restrictions de liberté sans précédent, cette décision fait désormais l’objet d’une enquête. Cet épisode a permis d’inverser les rôles : les libéraux passent désormais pour le parti de l’ordre et de la répression, tandis que les conservateurs se mettent en scène comme le parti des droits, de la liberté et de l’intégrité parlementaire. Ce faisant, l’attention est détournée des réels dangers représentés par le convoi de la liberté, à savoir le suprémacisme blanc qui s’y est exprimé, profitant de la colère contre les mesures sanitaires.

Vers une hégémonie de la droite ?

Les déboires de Justin Trudeau ne sont en fait que la dernière phase d’un processus d’érosion progressive de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne (depuis 1945, le parti a été au pouvoir cinquante-deux ans sur soixante-dix-sept). Les libéraux sont en compétition serrée avec les conservateurs, qui récoltent comme eux un tiers des voix. Pire encore, ils sont loin derrière dans l’ouest du pays, où le soutien aux conservateurs peut atteindre 70% dans certaines circonscriptions. Ce processus a commencé dans les années 1980 avec le Parti réformiste, dont l’apparition a provoqué un séisme qui a entaillé le système des partis au Canada. Les progressistes-conservateurs, parti bien établi de la droite, s’est réduit à seulement deux sièges en 1993. S’en suivit la laborieuse recomposition de la droite canadienne, qui a finalement pris forme sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper entre 2006 et 2015. 

Ces développements politiques sont le miroir de l’évolution de la structure du capitalisme canadien. Au cours des années 1970, une nouvelle classe capitaliste reposant sur l’extractivisme (notamment l’exploitation d’hydrocarbures) dans l’Ouest canadien est apparue, encouragée par l’État qui y voyait un moyen de réduire sa dépendance aux investisseurs étrangers. Ces intérêts se sont alors coalisés pour prendre leur revanche sur la finance et l’industrie de l’Est canadien et ont conduit les grandes villes des provinces de l’Ouest à se rassembler derrière le Parti réformiste, qui devint le parti d’opposition officiel en 1997. En 2003, le projet d’unification de la droite réussit à fusionner les vestiges du Parti progressiste-conservateur avec le Parti réformiste pour former le Parti conservateur.  

Pendant la quinzaine d’années qu’a duré ce réalignement de la droite, les libéraux ont eu le champ libre pour accaparer le gouvernement canadien et ont renforcé leurs convictions néolibérales. Cette transformation a eu pour conséquence la débâcle électorale de 2011, où l’on a vu le parti descendre en dessous de la barre des 20 %. Aux grands maux les grands remèdes : en 2015, Justin Trudeau a été choisi comme dirigeant grâce à son nom (il est le fils de Pierre-Elliott Trudeau, Premier ministre célèbre qui a gouverné presque sans discontinuer entre 1968 et 1984, ndlr) et des promesses ambitieuses ont été faites, notamment une politique budgétaire plus dispendieuse (s’autorisant un déficit plus important) et un référendum sur la représentation proportionnelle. Cela lui a permis de récupérer sa majorité dans un électorat lassé de Stephen Harper et de ses réformes économiques dogmatiques. Mais l’attrait pour les libéraux s’est rapidement estompé après leur arrivée au pouvoir. Les politiques sociales ayant été limitées par l’objectif de « déficit à court terme raisonnable de moins de 10 milliards de dollars »  pour diminuer le ratio dette/PIB, il ne restait plus aux Canadiens qu’à s’émerveiller de la parité et de la diversité ethnique du gouvernement de Trudeau (« un cabinet qui ressemble au Canada »). À part supprimer quelques mesures impopulaires du gouvernement Harper, comme l’augmentation de l’âge de la retraite, les libéraux ont vite renoncé à leurs promesses de justice sociale et leur électorat s’est réduit en conséquence lors des élections de 2019 et 2021.

Le convoi de la liberté : et si le trumpisme arrivait au Canada ?

C’est dans ce contexte que s’est produit le phénomène à la fois carnavalesque et inquiétant du convoi de la liberté. Caractérisé par sa composition blanche et paupérisée, et par des influences telles que le suprémacisme blanc, le fondamentalisme chrétien et l’islamophobie (ainsi que le financement généreux de donateurs américains), ce mouvement d’occupation qui a envahi Ottawa et plusieurs villes s’est défini en protestation contre l’obligation vaccinale, et comme une insurrection visant à destituer le gouvernement élu. Ce dernier, déjà peu légitimé par ses mauvais résultats électoraux, n’a su trouver de soutien ni parmi les détracteurs du mouvement, ni parmi ses sympathisants. Bien que ces derniers fussent peu nombreux, la crise sanitaire avait tout de même suffisamment contrarié les classes moyennes des périphéries urbaines – électorat fragile mais essentiel des libéraux – pour qu’elle exprime une forme de sympathie à l’égard des manifestants. Malgré de nombreux appels à un usage de la force, difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’opinion publique en cas de répression policière sur une foule très majoritairement blanche. Finalement, après trois semaines d’occupation à Ottawa, M. Trudeau déclare l’état d’urgence, avant de le révoquer au bout d’une semaine.

Au final, Trudeau s’est attiré les foudres des sympathisants du convoi pour son autoritarisme tandis que les opposants au mouvement lui ont reproché son indécision. Il convient plutôt, désormais, de s’interroger sur la nécessité du recours à la loi sur les mesures d’urgence. Sans état d’urgence, les autorités canadiennes disposaient déjà de l’autorité requise pour arrêter le convoi à tout moment depuis le début de sa traversée. Seule la volonté politique a manqué. Durant ces semaines de tension, la répression est restée légère, voire complaisante, et l’on a même témoigné d’un certain accointement entre les manifestants et la police. Nonobstant l’état d’urgence, le convoi a été dispersé dans une relative tranquillité, et le recours aux pouvoirs spéciaux s’est borné à quelques gels de comptes bancaires. En outre, les gouvernements de provinces conservatrices ont refusé d’utiliser ces pouvoirs d’état d’urgence. Ainsi, même si la répression ne fut pas si féroce, le recours à des pouvoirs exceptionnels a vivement inquiété une part importante de la population.

Le convoi de la liberté a déjà obtenu une victoire : le député modéré Erin O’Toole a été démis de son rôle de chef du Parti conservateur pour avoir trop faiblement manifesté son soutien au convoi. La cheffe par intérim, Candice Bergen, s’est elle distinguée comme une fervente partisane du mouvement et se consacre désormais à un réquisitoire contre les dépenses sociales, la supposée destruction du secteur du gaz et du pétrole et la dénonciation des « socialistes » du gouvernement. Pendant ce temps, le charismatique Pierre Poilievre (député conservateur de Calgary), pro-convoi, mobilise des foules dont l’ampleur annonce déjà qu’il sera le prochain chef de la droite. Alors que le NPD avait timidement réussi à faire exister une opposition de gauche, son accord militariste et faussement social avec les libéraux risque de le marginaliser pour longtemps. L’échiquier politique canadien risque donc de tendre vers un modèle à l’américaine, entre un establishment néolibéral ostentatoirement « woke » et une droite dure enragée.