NETFLIX : main basse sur l’audiovisuel français

La Révolution © Netflix

L’épidémie de COVID 19 et les confinements qu’elle a engendrés ont renforcé la puissance des plateformes SVOD dans le monde en prenant la place des salles de cinéma fermées et qui connaissent une crise sans précédent. Depuis son arrivée en France en 2014, Netflix, la plus célèbre de ces plateformes, n’aura cessé de créer la polémique en forçant l’économie du cinéma français à s’adapter à sa puissance de plus en plus colossale. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement sur l’avenir des salles que pèse Netflix mais aussi sur la production de films et de séries dans l’hexagone. Avec ses 7 millions d’abonnés (un chiffre qui continue de se renforcer) Netflix impose progressivement sa puissance culturelle. De plus, il ne faut pas oublier que Netflix n’est que la tête d’une locomotive numérique qui compte derrière elle des mastodontes comme Amazon Prime et Disney+.


En octobre dernier, dans un entretien accordé aux Échos, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a annoncé que les plateformes de SVOD (Service de Vidéos à la Demande) tels que Netflix, Disney+ ou Amazon Prime devront contribuer à la production d’œuvres nationales ou européennes en investissant 20 à 25% de leur chiffre d’affaires français. Même si le taux annoncé est moins élevé que le minimum de 25% proposé en Conseil des ministres, cette mesure est l’une des premières prises contre l’influence grandissante des plateformes américaines sur l’industrie cinématographique (et audiovisuelle) française.

Déconstruction de la diffusion et de la production audiovisuelles

Depuis son arrivée en France en 2014, Netflix a suscité beaucoup d’inquiétudes. La plus évoquée concerne l’assouplissement progressif de la chronologie des médias. Créée dans les années 1980 suite à l’émergence de la VHS, cette chronologie a pour but de protéger la projection des films en salle, en définissant un ordre légal d’exploitation, du cinéma à la vidéo, en passant par la télévision. Cette politique de diffusion permettait aussi d’inciter les télévisions françaises à investir dans des films français, et de financer des projets ambitieux ou originaux. Depuis 2018, son organisation est la suivante (elle devrait continuer de s’assouplir en 2021) :

Délais d’attentes d’exploitation des films à partir de la sortie au cinéma Modes d’exploitations des films
4 mois Vente et location de vidéo à la demande (VOD) avec paiement à l’acte
8 mois Diffusion sur les chaînes privées ayant signé un accord avec les organisations du cinéma (comme Canal+ ou OCS)
17 mois Diffusion sur les télévisions payante de cinéma (comme Ciné+)
17 mois Vidéo à la demande (VOD) par abonnement pour les plates-formes respectant une série d’engagements dans le financement de la création française.
22 mois Première fenêtre gratuite : télévision en clair investissant au moins 3,2 % de sa part antenne dans le financement d’œuvres européennes (TF1, France Télévisions, M6).
30 mois Deuxième fenêtre gratuite : télévision en clair n’ayant pas d’engagement d’investissement dans le financement d’œuvres européennes.
30 mois Vidéo à la demande par abonnement : plates-formes ayant signé un accord avec les organisations du cinéma mais qui ne contribuent pas à la création française.
36 mois Vidéo à la demande par abonnement SVOD n’ayant signé aucun accord et ne financant pas la création française (Netflix, Disney+, Amazon Video).
44 mois Mise à disposition en vidéo à la demande gratuite (Youtube).

Cette politique de diffusion est remise en question. Depuis 2018 et les nombreux prix festivaliers amassés par Roma d’Alfonso Cuaron, Netflix s’est imposé comme un producteur influent de films d’auteurs hollywoodiens largement plébiscités par la critique. On pense par exemple à The Irishman de Martin Scorsese, un film de 3h30 ayant coûté plus de 100 millions de dollars, ou Uncut Gems, le dernier film en date des frères Safdie. Netflix a préféré garder ses productions sur sa plateforme plutôt que de s’adapter aux règles françaises de la chronologie des médias. Mise à part quelques happy few qui ont pu voir ces films sur des écrans de cinéma, ils n’ont été diffusés que sur Netflix et il est impossible de les voir sans être abonné à la plateforme. Son succès grandissant a forcé la France à revoir peu à peu son système de diffusion.

Cet agenda de conquête se manifeste par l’installation des bureaux de Netflix, en janvier dernier, dans le cœur du IXe arrondissement de Paris. À proximité d’Opéra, voisin avec Mozilla, Netflix construit peu à peu un ilot qui se pense en Silicon Valley française.

À première vue, on pourrait penser qu’une mise à jour de la chronologie des médias, adaptée à la nouvelle façon de consommer des images, serait bénéfique pour tous. Elle permettrait par exemple permettrait de projeter au cinéma certains chef d’œuvres contemporains. Il ne faut cependant pas oublier qu’une déconstruction brutale de cette règle de diffusion bouleverserait totalement la production française.

En ne diffusant pas ses films au cinéma, Netflix ne se contente pas de prendre une part de l’audience originellement captée par les exploitants des salles : il réduit le rôle de la télévision dans la diffusion et dans la production française en prenant sa place (si ce n’est en l’écrasant). L’investissement télévisuel est pourtant indispensable aux financements de projets français. Néanmoins, certains distributeurs se plaignaient du rôle déjà minime que les télévisions ont joué ces dernières années dans le cinéma français. C’est le cas, par exemple, de Vincent Maraval, distributeur de films pour Wild Bunch dans un entretien accordé au magazine La Septième Obsession en décembre 2018 : « Personne ne veut toucher à la chronologie des médias, car ce serait avouer que la télévision est morte, qu’elle n’a plus d’obligations à tenir. Soit la diffusion a des devoirs, soit elle n’en a plus, ce qui est le cas actuellement ; à ce moment-là, il faut rendre les droits aux ayants droit : cela passe par l’obligation ou l’assouplissement de la chronologie des médias. »

L’une des craintes vient du fait que, si Netflix écrase la télévision française, il prendrait la place de l’un des principaux financeurs du cinéma français qu’est Canal+. Ce contributeur financier a mis plus de 150 millions en pré achetant des films, dépensés dans plus de 130 films français et de co-productions européennes. Néanmoins, il connaît un chiffre d’affaire en baisse, dû au rachat mouvementé du milliardaire Vincent Bolloré en 2015, ainsi qu’à une érosion de ses abonnés et à la perte des droits de diffusion du foot.

L’investissement de Netflix menace cet écosystème à court terme. Les chaînes de télévision française, désormais concurrencées par des entreprises mondiales, risquent de ne plus répondre à l’injonction qui leur était faite de financer un cinéma français dont elles se préoccupent de moins en moins.

Dans un dossier des Inrockuptibles au sujet des plateformes numériques, paru en décembre 2019, François Aymé, le président de l’Association française des cinémas d’art et d’essai (AFCAE) s’interrogeait sur les éventuelles dérives d’une implication trop forte des plateformes dans la diffusion d’œuvres françaises : « si les plateformes prennent trop de place, j’ai peur qu’elles vident de leur substance la production indépendante. Il y a un risque d’uniformisation qui, par ailleurs, existe déjà dans le cinéma. Est-ce que l’intervention publique sera suffisamment forte pour qu’il y ait une alternative aux plateformes ? » Il redoute également une invisibilisation de certains films, habituellement soutenus et exposés par voie traditionnelle (presse, festival, programmateur), noyés dans le bain des algorithmes (qui pousse les utilisateurs, selon leurs profils, vers tel ou tel type de contenu) : « il y a une large part de la production qui, sur une plateforme, ne sera jamais vue parce qu’il n’y a pas ce travail d’éditorialisation qu’il peut y avoir dans les salles, sur une chaîne comme Arte ou dans un festival. »

Si l’on se fie aux statistiques du CNC d’avant janvier 2020, Netflix ne serait pas responsable d’une baisse de la fréquentation des salles. Ces dernières affichaient même des records de spectateurs, avec près de 215 millions de tickets vendus en 2019. Cependant, les salles de cinéma, plus que jamais en difficulté économique suite aux confinements, pourraient être touchées par l’importance que les plateformes ont désormais prises dans la consommation de séries ou de films.

Toujours dans le dossier des Inrockuptibles, le directeur du cinéma parisien Le Louxor, Emmanuel Papillon, était moins critique vis-à-vis de la plateforme que la plupart des membres de sa profession : « je ne suis pas opposé à ce que les films sortent en VOD et en salle en même temps. Il faut penser aux œuvres, à la façon dont elles vivent. La meilleure façon pour que des films trouvent un public, c’est peut-être cette sortie conjointe, mais seulement sur une certaine typologie de films, des films art et essai, très pointus. Je ne pense pas que Netflix retire des spectateurs aux salles de cinéma. C’est peut-être même le contraire. Plus les gens regardent des films, plus ils sont exigeants et cinéphiles. Il n’y a pas de réelle opposition. La salle est un socle incontournable, c’est un lieu social que toutes les plateformes du monde ne pourront pas supprimer. »

Certains acteurs du monde du cinéma accueillent ces changements comme la possibilité d’une rénovation d’un écosystème français qui serait de plus en plus verrouillé. Thomas Ordonneau, le directeur de la société de production, de distribution et d’édition Shellac, engagé auprès d’un cinéma d’auteur ambitieux, envisage la possibilité d’un changement d’organisation : « ces dernières années, il y a eu un désengagement massif des investisseurs télé du cinéma recherche et découverte. Il va peut-être y avoir un renouvellement de la demande des chaînes qui, pour se distinguer de la concurrence, devront cultiver leur niche. Il faut croiser les doigts pour que la régularisation du marché soit suffisamment intelligente pour maintenir une diversité, un renouvellement des formes, des talents. C’est là que le politique a un rôle à jouer, mais je crois que ça fait un moment qu’il ne le joue plus. La façon dont ils produisent, qui est une façon un peu studio, de carte blanche, est plutôt tentante pour un cinéaste. »

Ce sentiment de désengagement du gouvernement est partagé par Saïd Ben Saïd, producteur des derniers films de Paul Verhoven. Jugeant comme irréversible le mouvement de cette révolution numérique, il ne renonce pas à la possibilité de travailler un jour avec Netflix ou d’autres plateformes ; il reste néanmoins attaché à l’idée « qu’un film est un objet pensé pour la salle. »

Pour Maraval, cette résignation s’explique : « Netflix est né d’un vide qu’on a laissé. Les principaux responsables sont les plus gros exploitants qui aimeraient que les films se financent tous seuls et avoir un taux de rotation le plus grand possible, avoir toujours du passage. Netflix est une émanation de l’incapacité de la distribution indépendante à amener des films vers des gens qui voulaient les voir. Il a répondu à un besoin que les salles de cinéma et la distribution indépendante ne satisfaisait pas, ainsi qu’un manque que la télévision ne comblait plus. On dit que Netflix veut tuer la salle mais ce n’est pas vrai. C’est la loi qui oblige à choisir. De nombreux exploitants sont pris en otage par la Fédération nationale des cinémas français, noyauté en grande partie par UGC, Gaumont et Pathé. On a mené une politique qui ne favorise que les gros, et donc ni les petits films, ni les petites salles. Cet appel d’air a créé Netflix. Ils ne tuent pas la salle : ils prennent juste un créneau qu’on a laissé vacant. »

Ce n’est pas tant pour les salles que Netflix serait néfaste, mais pour une partie de la production française en fragilisant son financement.

Entre terre promise et mirage pour la création

Reed Hastings, PDG et fondateur de Netflix, le revendique : « Netflix devient un producteur français majeur et plus seulement une machine à exporter des contenus hollywoodiens. » L’entreprise n’interfère pas seulement avec le mode de diffusion français : elle s’infiltre au sein même de la production culturelle.

Cet agenda de conquête se manifeste par l’installation des bureaux de Netflix, en janvier dernier, dans le cœur du IXe arrondissement de Paris. À proximité d’Opéra, voisin avec Mozilla, Netflix construit peu à peu un ilot qui se pense en Silicon Valley française.

En 2020, l’entreprise a annoncé avoir investi 100 millions d’euros dans l’Hexagone pour enrichir ses contenus Made in France, comme l’adaptation sérielle d’Arsène Lupin avec Omar Sy ou encore Balle perdue, un film d’action avec Ramzy Bedia. Le géant du streaming signe un nombre croissant de contrats avec des créateurs français, comme par exemple Fanny Herrero, la scénariste de la série Dix pour cent diffusé sur France 2.

Les contenus français de Netflix ont pourtant un fort accent hollywoodien. Le formatage de référents culturels hexagonaux dans un style américain ne peut qu’interroger sur le potentiel de soft power qui pourrait s’exercer par ce biais. La série La Révolution, qui évoque les prémices du bouleversement de 1789, s’apparente entièrement à une œuvre hollywoodienne fantastique et anachronique ; c’est en vain que l’on y chercherait la moindre vraisemblance historique, ou le moindre intérêt politique, alors qu’elle renvoie à un épisode fondamental de l’histoire de France. Dans la même veine, Marseille (produite en partenariat avec TF1), une série avec Gérard Depardieu, est davantage inspirée par la série House of cards sur la Maison blanche, que par la réalité sociale, politique ou géographique de la ville, réduite au rang de carte postale. Au vu des échecs publics et critiques que ces œuvres ont connus, la firme américaine semble cependant (pour le moment) incapable de s’adapter à la demande française, à cause de ce décalage culturel.

Affiche de la série La révolution © Netflix

Néanmoins, pour Vincent Maraval, l’influence qu’a pu avoir la plateforme en France répond bel et bien à une certaine demande, à laquelle le cinéma français n’aurait pas su répondre : « Netflix a été là pour une tranche d’âge, les 18-35 ans. La France a mis en place un système qui était vertueux au départ mais qui se retrouve contre-productif aujourd’hui, car c’est la télé qui finance le cinéma. Sauf qu’à un moment, comme ces gens n’aiment pas perdre de l’argent, ils financent des téléfilms, en priorité pour la ménagère de plus de cinquante-ans qui ne va pas au cinéma. En France on a qualifié d’œuvres de cinéma ce qui s’apparente globalement à des téléfilms. On a abandonné l’idée de créer des œuvres pour ces 18-35 ans, qui sont plus des prototypes ou des films de genre. En répondant aux plus jeunes générations, Netflix cherche à créer ce que Canal+ a pu amener à ses origines. L’arrivée de Netflix sur le marché a été possible car il y avait un désert culturel et une impossibilité d’accès vers une certaine typologie de films. »

Ce constat générationnel est partagé par Joelle Farchy, professeure en science de l’information et de la communication à Paris 1. Dans un débat pour l’émission La Grande table des idées sur France Culture, la professeure reconnaît un mérite à Netflix : « Il y quatre ou cinq ans, quand je demandais à mes étudiants quelle serait leur disposition à payer pour voir des films, leur réponse était : « zéro ». Netflix a eu le mérite de voir l’évolution des usages et d’être capable de transformer la manière dont les gens, notamment les jeunes, consomment. »

« Ces financements servent à créer une génération de « créateurs Netlfix » en France »

Dans la continuité de ces remarques, Netflix a su s’affirmer comme un révélateur de jeunes talents et un espoir créatif, dans un système de production français de plus en plus verrouillé. Depuis quelques années, la firme collabore avec des écoles de cinéma comme La Fémis ou Les Gobelins, ou plus récemment avec l’école Kourtrajmé à Saint-Denis, ouverte par le réalisateur des Misérables (2019), Ladj Ly. En mécène, Netflix finance les courts métrages de fin d’année et des équipements, et propose également des ateliers destinés à développer l’écriture de séries et à organiser des tables rondes ou des conférences (avec le réalisateur Spike Lee notamment), ainsi que des séances de coaching sur l’expression orale, avec son propre jury.

Tweet de ©Netflix France

Ces financements servent à créer une génération de « créateurs Netflix » en France. Cette approche générationnelle se perçoit dans les sujets de films français diffusé par la plateforme, comme Paris est à nous (2019) réalisé et écrit par Elisabeth Vogler qui, malgré un accueil critique très mitigé, souhaitait montrer la jeunesse française de son époque, au lendemain des attentats de 2015 durant les manifestations de la loi Travail ; autre exemple avec le film Banlieusards (2019) écrit par le rappeur Kery James, inspiré de l’affaire Adama Traoré.

Pour continuer d’accroître son influence en France, Netflix la met plus que jamais en avant avec un service de diffusion continue de ses programmes, nommé « Direct », pour 2021. La France serait-elle le laboratoire de innovation qui cherche désormais à concurrencer les télévisions nationales en produisant sa propre programmation en temps réel ? Cette stratégie cherche à conquérir le public de la télévision tricolore ; mais quelle contre-stratégie utilise la télévision française face à ce conquérant ?

SALTO, une riposte peine perdue

© Capture d’écran Salto.fr

Avec SALTO, une riposte française aux plateformes mondialisées serait-elle née ? Ce SALTO est un SVOD née d’une alliance entre les chaînes concurrentes TF1, M6 et France Télévisions pour faire face à leurs adversaires américains. SALTO permettrait de voir des productions inédites des trois chaînes, comme la série Ils étaient dix (adapté du roman d’Agatha Christie) ou The pier, la nouvelle série des créateurs de La casa de papel rachetée par TF1. Elle diffuserait surtout des épisodes de soap ou de télé-réalité avant la télévision ; les abonnés pourront y découvrir en avance des épisodes de Plus belle la vie, Scènes de ménage ou L’amour est dans le pré… Mais il n’est pas certain que les fans de soap et de télé-réalité trouvent un intérêt à payer pour voir en avant-première ce qui s’apparente aux derniers vestiges de la télévision. En termes de films, la plateforme chercherait à diffuser des valeurs sûres, avec des oeuvres de Jacques Demy ou de François Truffaut, bien que ceux-ci soient déjà diffusés sur Netflix…

Plutôt que de séduire un jeune public, SALTO servirait surtout à conserver un public plus âgé, qui délaisse la télévision au profit de Netflix ou d’Amazon. Cependant, on peut se demander si les téléspectateurs réguliers cesseront de suivre leur programme quand le prix de la redevance télé est de 138 euros en France métropolitaine.

La présidente de France Télévisions Delphine Ernotte décrit sa plateforme comme une « offre d’appoint » qui n’aurait pas pour vocation de concurrencer Netflix, Prime Video ou Disney+ et n’en serait que « complémentaire. » Pourtant, les prix de SALTO, qui vont de 6,99€ par mois à jusqu’à 12,99€ par mois pour quatre écrans (soit un euro de moins que Netflix), sont excessivement chers pour une « offre d’appoint. » Sans oublier que les abonnés à Netflix peuvent également compter sur des programmes originaux. Autrement dit, SALTO fait une erreur en calquant ses tarifs sur ceux des SVOD américains.

La situation devient paradoxale : d’un côté, la direction affirme vouloir faire de SALTO une « offre d’appoint », complémentaire à celle des grands SVOD américains ; tandis que de l’autre, les véritables ambitions de la plateforme semblent de récupérer l’audimat traditionnel des grands groupes télévisuels français. Autrement dit, si SALTO veut véritablement récupérer l’audimat traditionnel des groupes TF1, France Télévisions et M6, il devra afficher de grandes ambitions artistiques.

À l’origine, la plateforme des géants de l’audiovisuel français n’envisageait d’investir que 45 millions d’euros en trois ans, un montant bien dérisoire face aux milliards de dollars de Netflix et consorts. Les maisons mères de SALTO ont fini par revoir leur investissement à la hausse en mobilisant 250 millions d’euros, toujours sur trois ans, ce qui reste une goutte d’eau contre les mastodontes américains ; surtout quand TF1, France Télévisions et M6 dépensent ensemble chaque année près de 3 milliards d’euros dans la création de contenus.

De plus, si SALTO peut s’appuyer sur une flopée de programmes déjà existants, la plateforme aura fort à faire pour trouver sa place sur un marché déjà très concurrentiel. Entre Netflix, plébiscité par les moins de trente ans, Disney+ ou encore myCANAL, apprécié par les cinéphiles et les amateurs de séries comme Engrenages, Baron noir ou Le Bureau des légendes, le pari n’est pas aisé.

Toutefois, pour les directeurs de chaînes Gilles Pélisson, Delphine Ernotte et Nicolas de Tavernost, l’enjeu serait de montrer que les grands groupes de l’audiovisuel français sont capables de s’adapter aux nouveaux modes de consommation des programmes audiovisuels tout en offrant davantage de visibilité à leurs contenus. SALTO devra faire office de vitrine digitale pour les trois groupes désireux de parvenir à retirer l’étiquette de télé de la vieille école leur collant à la peau, et qui fait fuir les moins de 30 ans.

Pour l’agence économique Bloomberg, le géant du streaming aura été l’une des rares entreprises à bénéficier de la crise. « La sagesse populaire voulait que le modèle de développement de Netflix ne marche qu’en période de croissance économique. Nous voilà en pleine récession et Netflix – tout comme Zoom, Instagram, TikTok et Amazon – définit l’époque. »

Néanmoins, certains ne cachent pas leur scepticisme à l’égard de la plateforme, comme par exemple Pascal Rogard, directeur général de la SACD, l’une des principales sociétés françaises de droits d’auteur : « SALTO n’a aucune chance contre Netflix, la seule réponse crédible est une plateforme regroupant les services publics européens et proposant le meilleur de la création européenne ».

Qui plus est, la plateforme SALTO semble déjà abandonnée par ceux qui ont lancé le projet : Julien Verley, l’homme en charge du projet pour France Télévision a quitté l’entreprise audiovisuelle publique en juin 2019 pour lancer France+ Channel, une nouvelle offre de programmes français et européens à destination des marchés anglophones, hispanophones et sinophones.

Des initiatives similaires à celles de SALTO se multiplient en Europe, comme BritBox, fruit de l’alliance entre les deux grandes chaînes de télévision BBC et ITV pour freiner Netflix en Angleterre. À l’heure qu’il est, quelques alternatives aux plateformes mondiales existent, comme par exemple celle d’Arte, qui est gratuite, en proposant des séries internationales qui ne sont pas diffusées en France autrement. Seulement, le cas d’Arte en France n’est qu’une exception ou une alternative, incapable de stopper la loi des multinationales en les concurrençant.

La fiscalité, seule issue pour concurrencer Netflix

La réforme proposée par le Conseil des ministres est annoncée comme l’un des grands chamboulements du secteur depuis la loi de 1986, qui impose aux chaînes d’investir dans la création d’œuvres. Cette réforme viserait à soumettre la SVOD internationale aux mêmes contraintes que celles prescrites aux financiers historiques de l’audiovisuel français en consacrant une partie de leur chiffre d’affaires à l’achat de programmes.

Le projet de loi stipule notamment un renforcement de l’indépendance des productions investies dans les programmes achetés. Comme les télévisions, Netflix, Amazon Prime ou encore Disney+ devraient recourir à des producteurs indépendants et respecter, notamment, le quota instauré par la directive qui exige une intégration de 30% d’œuvres européennes à leur catalogue.

À ces obligations d’investissement s’ajoute la taxe vidéo de 2% du CNC entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2018. Elle a augmenté au début de 2020 pour passer à 5,15%, permettant d’égaliser l’engagement financier, moindre pour l’instant, des plateformes vis-à-vis des chaînes. L’objectif est d’instaurer une équité entre les nouveaux entrants et les acteurs traditionnels afin d’instaurer une « concurrence équitable » sur le territoire et que « la vision française du droit d’auteur soit bien assurée ».

Seule une politique fiscale à échelle nationale – voire européenne – est à même de répondre à cette implantation de la SVOD américaine en France. À cette condition s’ajoute la nécessité que la télévision et le cinéma française produisent des œuvres qui puissent répondre aux demandes du public.

Pour l’agence économique Bloomberg, le géant du streaming aura été l’une des rares entreprises à bénéficier de la crise. « La sagesse populaire voulait que le modèle de développement de Netflix ne marche qu’en période de croissance économique. Nous voilà en pleine récession et Netflix – tout comme Zoom, Instagram, TikTok et Amazon – définit l’époque. » La crise de coronavirus aura permis aux SVOD d’exploser dans le monde entier, mais il n’est pas le seul facteur de cette conquête. L’expansion de Netflix et des plateformes sur le territoire français provient de l’incapacité de l’industrie à avoir anticipé le marché du SVOD et de l’avoir laissé aux mains de firmes américaines. Netflix a prospéré en sachant répondre à une demande faite par une génération que le cinéma français commençait à ignorer. Riposter contre Netflix en Europe ne pourra se faire qu’en mettant en place une politique fiscale assez forte qui permettrait de produire des réalisateurs ambitieux ou originaux, sans reposer sur l’argent des géants américains.