Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau »

Photo Patrick Gaida © La Nouvelle République

Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique. Nicolas Moinet participe depuis 2005 aux comités régionaux d’intelligence économique auprès des préfectures et a participé au comité en charge du référentiel des formations piloté par Alain Juillet au SDGSN puis au groupe de travail interministériel avec Claude Revel à Matignon, sur la redéfinition de la politique publique d’Intelligence économique. Dans cet entretien fleuve, nous avons souhaité revenir avec Nicolas Moinet sur les concepts d’intelligence économique, de guerre économique ou encore de renseignement. Les politiques françaises en la matière restent peu existantes sinon défaillantes. Nicolas Moinet dresse des propositions en matière d’intelligence économique territoriale, de positionnement de la France face à d’autres puissances en passant par la préservation d’actifs industriels. Et ce, afin que la Nation fasse corps sur ces questions éminemment stratégiques pour la France. Entretien réalisé par Valentin Chevallier et François Gaüzère.

LVSL – Vous avez écrit dans votre note « Sortir l’intelligence économique de l’ornière » (Fondation Jean Jaurès) en 2012 avec Floran Vadillo que, du fait de l’absence de stratégie et de l’éparpillement des moyens, il n’existait pas de politique française en matière d’intelligence économique : renouvelez-vous ce constat en 2020 ?

Nicolas Moinet – Malheureusement oui. Mais avant d’auditer le dispositif actuel, il est important de retracer sa généalogie. La politique d’Intelligence économique (IE) s’est construite à travers des accidents de parcours et des destins singuliers qui trouvent une place à un moment donné dans une sorte de vide du dispositif français.

L’IE à la française a connu une phase de démarrage et d’expansion de 1993 à 2003 avec, en premier lieu, le groupe de travail réuni au sein du Commissariat Général du Plan (Premier ministre) autour d’Henri Martre, ancien président de l’Aérospatiale et de l’AFNOR. Plusieurs personnalités vont permettre à ce rapport de générer une incroyable dynamique : Christian Harbulot, Jean-Louis Levet, Philippe Clerc ou l’Amiral Lacoste. Au niveau de l’État, cette dynamique sera à l’origine d’un éphémère Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (SGDSN) et de quelques régions pilotes comme la Basse-Normandie et le Nord-Pas-de-Calais grâce au préfet Rémy Pautrat, un proche de Michel Rocard. Au niveau de la diffusion des pratiques auprès des entreprises, Intelco et l’ADIT (grâce à Philippe Caduc) joueront un rôle clé. Mais ce sont avant tout les formations – les universités de Poitiers et de Marne-la-Vallée, l’EGE, l’IHEDN ou l’INHESJ – qui vont, durant cette période, être en première ligne, formant des centaines puis bientôt des milliers de professionnels de l’IE. Le secteur s’est ainsi développé par une logique de l’offre qui a permis de transformer les besoins réels des entreprises en demande jusqu’à voir apparaître un syndicat professionnel : le SYNFIE. Bien entendu, les opposants ne vont pas manquer qui annonceront vingt ans durant la fin imminente de l’IE. Finalement, nous n’allons pas manquer de combattants et de volontaires prêts à rejoindre nos rangs. Mais va se poser dès le démarrage l’épineuse question du plan de bataille et de l’État-Major…

Alain Juppé puis Lionel Jospin ayant réussi à étouffer la flamme de l’IE au niveau de l’État, celle-ci va être ravivée par le rapport Carayon en 2003. En lui-même, ce rapport était improbable. Mais il n’y a pas de hasard. L’idée de faire un état des lieux de l’IE a été entreprise par le lobbyiste, Thierry Lefébure (décédé en 2009), enseignant dans le master de Poitiers après une discussion avec Christian Harbulot et moi-même. Le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, auparavant président de la Région Poitou-Charentes et qui, à ce titre, avait été sensibilisé à l’IE par notre équipe poitevine, a accepté et confié cette production au député Bernard Carayon, qui était alors membre de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Un choix qui s’est avéré judicieux. Car, alors qu’il aurait pu faire un rapport parmi d’autres, Bernard Carayon s’est réellement emparé du sujet et a assuré un service après-vente incroyable : il a fait au moins 300 conférences et a sillonné la France pour faire la promotion de ce rapport sans langue de bois qui prône notamment la création d’un poste de secrétaire d’État à l’Intelligence économique.

Au même moment, Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, ne s’entend pas avec son numéro un, le diplomate Pierre Brochand. Il faut donc trouver une porte de sortie à cette personnalité hors norme, très charismatique, homme de terrain et de réseaux. Ce sera le Secrétariat général de la Défense nationale, désormais SGDSN. Grâce à son entregent, le Haut Responsable à l’IE arrive à monter quelque chose d’intéressant, et ce malgré le caractère bureaucratique de l’institution. Il saura s’entourer d’experts de tous horizons et générer une véritable dynamique collective. Il va rester à ce poste jusqu’en 2009 et l’IE lui doit beaucoup. Mais à cause notamment de l’affaire Clearstream, Nicolas Sarkozy va se débarrasser de tous les anciens chiraquiens proches de Dominique de Villepin. Et Alain Juillet va en faire les frais. À sa place sera nommé Olivier Buquen, qui devient délégué interministériel à l’IE. Cependant, il connaissait mal le domaine, n’était pas familier de la haute administration et ne jouissait pas des mêmes réseaux que son prédécesseur. Et puis, il faut bien dire que passer après Alain Juillet n’était pas chose aisée ! Proche de Brice Hortefeux et de la sarkozie qui fera tant parler d’elle, il sera nommé préfet au tour extérieur, ce qui fera pas mal de bruit dans le Landerneau. Après son élection, François Hollande mettra plusieurs mois à remplacer Olivier Buquen, allant jusqu’à lui retirer ses fonctions de préfet, ce qui était rarement arrivé dans l’histoire de la Ve République. L’heure était aux règlements de compte.

Bien qu’arrivé au pouvoir en 2012, Hollande va mettre un an pour relancer la dynamique. Que de temps perdu ! Comparez avec les Américains et notamment Joe Biden qui, élu mais pas encore investi président des États-Unis, a d’ores et déjà nommé le directeur de la CIA en la personne de William Burns… Un autre monde ! Mais revenons à 2013 et à la France. Claude Revel est nommée déléguée interministérielle à l’IE : une femme énarque mais aussi une dirigeante d’entreprise, qui a également été professeure. Je pense qu’il s’agissait vraiment du bon profil car, outre ses qualités personnelles, Claude Revel avait une vraie vision stratégique et était portée vers l’influence. Elle arrive donc en mai 2013 et s’installe près de l’Hôtel de Matignon. Mais au départ, il n’y a pas de locaux dimensionnés pour son équipe. Comme souvent dans notre pays, l’intendance ne suit pas. Pendant ce temps-là, Bercy tire à tout va parce qu’il ne veut pas qu’on lui prenne son personnel et que l’on marche sur ses plates-bandes. Comme si un domaine aussi vaste pouvait être le précarré de quelques-uns. À cette époque, la politique publique d’IE à la française c’est d’abord cela : des guerres picrocholines d’un autre temps, bien loin des enjeux collectifs à relever. Et une fois que l’équipe de Claude Revel sera enfin opérationnelle, le ministère de l’Économie et des Finances n’aura de cesse de la pilonner pour finir par avoir sa peau en 2016.

Avec le départ de Claude Revel, la politique publique d’IE baisse d’un cran et la délégation interministérielle se transforme en Secrétariat à l’information stratégique et à la sécurité économique (SISSE) dirigée par un Commissaire. Il s’agit d’un basculement car le concept est alors réduit à sa dimension sécuritaire, essentielle certes mais qui, dans un monde ouvert, ne peut être l’alpha et l’oméga d’une politique d’IE. On revient un peu dans le tropisme français, inadapté à notre époque comme aux précédentes, de la ligne Maginot, de la défense du territoire et des frontières avec un pistolet à bouchon et des boucliers en carton. Et puis, la sécurité économique ne relève-t-elle pas avant tout du ministère de l’Intérieur et de la DGSI, en pointe dans ce domaine ? Après une (trop) longue période de flottement, le dispositif de sécurité économique va prendre sa dimension avec l’arrivée de Bruno Le Maire et la nomination de Thomas Courbe (après la période d’intérim de Jean-Baptiste Carpentier qui ne restera pas dans les annales). Mais là encore, quelle lenteur ! Et outre les erreurs de casting, si vous mettez des personnes compétentes et volontaires mais qu’elles n’ont pas de moyens suffisants et que vous compliquez par leur positionnement le nécessaire fonctionnement transversal interministériel, le dispositif ne peut être agile et donc efficace. À la perte de temps s’ajoute alors la perte d’énergie et de motivation. En ce sens, ce qui se passe dans le domaine de la sécurité économique n’est guère différent de ce que nous vivons avec la crise sanitaire car les mêmes causes produisent les mêmes effets !

Pour revenir à votre question initiale donc, il n’existe toujours pas vraiment de politique française en matière d’IE. Cela étant, la situation n’est pas tout à fait la même qu’en 2012. On arrive finalement en 2019-2020 à apercevoir un début de politique publique d’intelligence économique grâce à la charte partenariale signée il y a un an par l’État et l’association Régions de France. C’est pour cela qu’à côté des critiques nécessaires pour s’améliorer, il y a également des choses tout à fait positives à relever. Je pense notamment au travail réalisé auprès des PME par la DGSI et la Gendarmerie Nationale ou encore par les Délégués à l’information stratégique et à la sécurité économique (DISSE) dans les régions.

LVSL – Vu de l’extérieur, on a du mal à évaluer l’action du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), car il y a peu de rapports. En quoi consiste-t-il ?

N.M. Avant de vous répondre, je voudrais rappeler que l’intelligence économique est une démarche collective qui vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. Elle concerne donc trois grands domaines : le renseignement ouvert, la sécurité économique et l’influence. Et on ne fait pas d’intelligence économique si on n’articule pas ces trois dimensions. Le problème du dispositif français aujourd’hui est justement qu’il ne les articule pas bien. Il y a certes des domaines où on s’est renforcés comme la sécurité économique – notamment avec le SISSE – mais il y en a d’autres où on est totalement absents, où on marque peu de points, comme l’influence (les rapports parlementaires à ce sujet sont sans complaisance !). Autrement dit, l’évaluation de l’efficacité d’un système ne peut être la simple addition de l’évaluation de chaque élément du dispositif.

Pour ce qui est de l’action du SISSE, nous sommes dans une logique différente des précédentes. Désormais, il y a clairement moins de communication ou de productions de rapports et autres documents. C’est évident. Faut-il pour autant en conclure qu’il ne se passe rien ? Tout d’abord, son champ d’action est large : la protection du patrimoine matériel et immatériel ; les standards de conformité ; la défense de la souveraineté numérique ; les stratégies conduites en matière de normalisation. Dès lors, on comprend bien qu’il y a nécessairement une partie des actions qui sont confidentielles. Évidemment, à partir de là, me direz-vous, comment déterminer ce qui se fait ou ne se fait pas sous couvert du secret ? Deux choses sont néanmoins évidentes : premièrement, l’action interministérielle du SISSE ne peut être que limitée, à partir du moment où le pilotage n’est pas placé au niveau du Premier ministre ou du président de la République. Tous ceux qui connaissent un peu le fonctionnement de l’État français le savent bien. Deuxièmement, et quelle que soit la qualité des personnes en poste, le SISSE manque clairement de moyens en région vu le nombre d’entreprises à protéger. Il faudrait augmenter grandement les effectifs, ce qui représenterait ceci dit une goutte d’eau dans les effectifs de la fonction publique et pourrait d’ailleurs se faire par redéploiement de postes. Après tout, on trouve bien l’argent pour payer des études à McKinsey, alors…

Lorsque j’avais participé au groupe de travail interministériel à Matignon à l’invitation de Claude Revel, on avait collectivement acté qu’il fallait, au minimum, des équipes de trois personnes temps plein par région. Et c’est évidemment un minimum ! Aujourd’hui, compte tenu de l’étendue et de l’intensité des menaces, je plaiderai plutôt pour une dizaine. Le tout avec un pilotage au niveau du Secrétaire général aux Affaires régionales (préfecture de région), le seul qui soit en mesure de décliner la logique interministérielle sur le terrain et de faire travailler ensemble les services déconcentrés de l’État. Et ce, bien sûr, dans un co-pilotage fort avec les régions. Le tout dans un esprit réseau.

En d’autres termes, on ne répondra pas aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. Car dans cette guerre économique que nous vivons quotidiennement, il faut se battre et s’organiser en fonction de la réalité des forces adverses. En face, la menace est protéiforme avec une dynamique générale : celle des réseaux. Il peut s’agir de puissances étrangères comme la Chine ou les États-Unis qui savent mettre en œuvre de véritables synergies public-privé : on va alors avoir en face de nous des services de renseignements, des fonds d’investissement, des entreprises, des ONG, des médias, etc. Ou bien il s’agira de contrer des multinationales du crime. Et nous, pour arrêter ces attaques, on aurait une personne dans un bureau ? Sérieusement, que peut-elle faire vraiment si ce n’est ouvrir la fenêtre pour regarder passer les troupes ennemies et, de temps en temps, sonner le tocsin en espérant être entendue. Non, cela ne peut pas fonctionner efficacement ainsi. Il faut donc mettre en place sur l’ensemble du territoire des dynamiques de réseaux, qui couvrent l’ensemble du spectre de l’intelligence économique. Avec un leitmotiv : l’union fait la force.

LVSL – Alors pourquoi ne le fait-on pas ?

On peut effectivement s’étonner du décalage entre les discours et les actes. C’est stratégique et pourtant on met peu de moyens. Les raisons sont multiples mais j’en mettrai une en exergue. Il se trouve que j’ai fait la session Sécurité et Justice de l’INHESJ en 2015-2016. Pendant un an, j’ai eu le plaisir de coordonner un groupe de diagnostic stratégique d’une vingtaine de personnalités aussi fortes que compétentes et qui n’avaient pas la langue dans leur poche : commissaire de police, colonel de gendarmerie, magistrat, avocat, élu, inspecteur d’administration, etc. Lors de ce travail sur L’Implication des citoyens dans le processus de sécurité, nous avons pu constater que l’État français, pour des raisons historiques, n’aime pas que les citoyens s’impliquent dans ce domaine régalien. Pour lui, la sécurité est avant tout l’affaire de la police, contrairement aux pays anglo-saxons où vous pouvez collaborer plus naturellement avec les forces de l’ordre. Bien sûr, il existe chez nous quelques opérations partenariales mais on est bien loin de ce que font certains de nos voisins. À titre d’exemple, je vous invite à vous rendre sur le site police.co.uk, où vous pourrez voir quartier par quartier, rue par rue, le nombre de crimes, de délits et interagir avec la police. Aux réseaux doivent donc répondre des réseaux. Et encore une fois, si vous opposez une logique de bureau à des dynamiques de réseau, vous vous condamnez à courir derrière vos adversaires. Mais cela implique un changement de culture…

Pour moi qui suis profondément républicain, l’État doit continuer à piloter le dispositif. Mais il doit aussi accepter de partager les commandes avec les collectivités locales car s’il a suffisamment de moyens en central, ce n’est pas le cas dans les territoires, sur le volet sécurité économique comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs. Sans oublier les citoyens et notamment les réservistes. Or là, nous avons un gap à franchir comme nous le démontre la déplorable gestion logistique de la crise de la Covid-19. La codécision et la subsidiarité ne sont pas encore bien intégrées par notre État qui n’a plus ni la politique de ses moyens, ni les moyens de sa politique. Il a encore beaucoup de mal à déléguer et à communiquer. Permettez-moi de l’illustrer. Ce qui aura justement fait beaucoup de mal à la politique publique d’IE, ce sont les circulaires Fillon de 2009 et 2011. Des comités d’intelligence économique avaient été mis en place sous Sarkozy en 2005, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Une excellente idée. Et ces comités ont été très bien menés jusqu’en 2009 et la première circulaire Fillon qui va faire de l’IE la seule affaire des services de l’État. Exit les CCI, les universités, les MEDEF, les collectivités locales, bref, ceux qui sont au contact permanent des entreprises ou les représentent ! Un non-sens sur lequel est revenu dix ans plus tard une nouvelle circulaire cosignée par le SGDSN, le CISSE et le ministère de l’Intérieur. Et ce, après qu’Édouard Philippe a auparavant abrogé la circulaire Fillon. Une avancée ou plutôt un retour à la normale. Mais avec toutes ces circulaires, ne finit-on pas par tourner en rond ? On tricote, on détricote, on tricote, on détricote, on tricote, on détricote.

LVSL – Est-ce que ce n’est pas lié aussi à une difficulté à positionner le risque économique parmi les véritables menaces à la sécurité nationale ?

N.M. – C’est un révélateur de beaucoup de choses. Dans l’histoire de la France, on a effectivement un problème avec la culture économique en général. Alors que l’économie, c’est juste le cœur du réacteur et qu’il ne s’agit pas d’une sphère autonome de l’activité humaine dissociable du politique (aussi, quand je vois que les sciences économiques sont largement devenues optionnelles dans les études secondaires, les bras m’en tombent).

La sécurité économique d’État est avant tout un traitement politique de problématiques économiques et non une question technocratique ou juridique même si ces dimensions doivent venir en appui d’une doctrine qui reste à définir. Mais de grâce, ne mettons pas la tactique avant la stratégie. De plus, à quelques exceptions près comme Arnaud Montebourg ou Bruno Le Maire, les politiques de premier rang ne se sont pas emparés d’un sujet qui suscite peu d’écho médiatique. Songez. L’incroyable documentaire « La guerre fantôme » sur le rachat d’Alstom par General Electric sur fond de prédation et d’extraterritorialité du droit américain n’est passé que sur LCP-AN. Une chaîne de qualité certes mais avec peu d’audience. De même, les décryptages d’Ali Laïdi sur France 24 dans son émission consacrée à l’intelligence économique sont tout aussi pertinents mais là encore avec une audience limitée. Or, comprendre les batailles qui ont lieu actuellement sur Nord Stream 2 ou la 5G, par exemple, devrait intéresser les citoyens car ces questions ne vont pas tarder à impacter leur vie quotidienne. Pourtant, tout se passe comme si ces questions devaient rester dans les cercles d’experts. La souveraineté ne commence-t-elle pas par l’information et la connaissance ?

LVSL – Pourriez-vous faire la distinction entre l’intelligence économique, la sécurité économique et ce qui va concerner la guerre économique ?

N.M. – En fervent supporter du Stade Rochelais, permettez-moi de faire une analogie avec le rugby. L’intelligence économique, c’est la stratégie globale qui vise à faire circuler le ballon afin de marquer des essais. Le ballon, c’est bien sûr l’information et les essais, ce sont les parts de marché – pour une entreprise – ou les points de PIB – pour un État. Et pour répondre à votre question précédente sur l’évaluation du dispositif : marquons-nous des essais ? Plus que nos concurrents ? Quel est notre taux de croissance ? Quels sont les résultats de notre commerce extérieur ? Poursuivons notre analogie. Dans un match de rugby, il faut défendre et attaquer. Certains joueurs courent vite pour marquer, d’autres jouent les piliers en mêlée et un ou deux transforment les essais. Dans notre domaine, en défense, il y a la sécurité économique. En attaque, l’influence, la stratégie de conquête. Pour tout cela, nous avons besoin que circule du renseignement sur les risques mais aussi sur les occasions. Aussi, dès lors que l’on restreint le champ d’action aux menaces et à la sécurité économique, on se condamne à défendre dans sa moitié de terrain. Autant dire que le résultat final ne sera pas terrible et qu’on a peu de chance de remporter la partie. Et si en plus vous faites comme si la guerre économique n’existait pas, comme si l’adversaire n’allait pas essayer de vous déstabiliser pour marquer des points, alors là vous rentrez au vestiaire perdant et groggy. D’où l’impératif d’agilité.

Si on garde ce parallèle avec le rugby, quand vous passez l’information transversalement, il faut que vous trouviez les bonnes personnes aux bonnes positions. Si vous commencez à vous retourner en disant « lui, je ne lui passe pas l’info parce que c’est un chef d’entreprise/il n’est pas dans l’État/etc. », l’adversaire vous plaque, gratte le ballon et contre-attaque. Pour être agile, le collectif doit donc être en perpétuel mouvement mais pas n’importe comment. La puissance, c’est le mouvement organisé à partir d’un plan de jeu, une vision et une stratégie. Viendra ensuite la réalisation technique. Mais si vous mettez en place une forteresse qui vous empêche d’avancer, non seulement vous ne marquerez pas de point mais qui plus est, vous finirez assiégés ou contournés.

LVSL – Cela impliquerait-il de repenser le secret et ce qui relève du confidentiel ?

N.M. – J’ai écrit à ce sujet des articles dans lesquels je dénonçais le caractère abusivement confidentiel des fameuses listes d’entreprises stratégiques qui ont longtemps guidé l’action de l’État en matière de sécurité économique. Quoiqu’ils aient, semble-t-il, commencé à abandonner ce principe, pendant des années, les comités d’intelligence économique dans les préfectures de région faisaient une liste d’entreprises dites stratégiques (une cinquantaine environ). Cette liste était classée « diffusion restreinte » ou « confidentiel défense » alors qu’elle listait simplement le nom de l’entreprise, son secteur d’activité, son chiffre d’affaires, son adresse, etc. Et si vous achetiez chaque année le Top 100 des entreprises régionales édité par le journal économique de la région, vous retrouviez finalement la même liste… un peu plus complète même. Il n’y avait donc aucune raison pratique de rendre cela confidentiel, à moins de vouloir écarter de ces comités 80 % des acteurs qui ne disposaient pas des habilitations. Toute la question est de savoir si vous mettez un tampon rouge « confidentiel » parce que l’information est stratégique ou si elle devient stratégique parce que vous mettez un tampon « confidentiel ». Aussi, dans le comité auquel j’ai longtemps participé, la SGAR avait décidé que nous travaillerions tous à partir de cette liste qui devait être accessible afin de partager nos informations et expertises. Cela a fait grincer quelques dents mais le résultat a été plus que probant.

Mais attention ! Cela ne signifie pas que rien ne doive être confidentiel, tant s’en faut ! Bien entendu, le procédé révolutionnaire d’une pépite technologique doit être protégé. Mais rendre confidentiel le fait que, lorsque vous êtes à La Rochelle, une des entreprises stratégiques s’appelle Alstom et qu’elle fabrique des TGV… voilà qui est ridicule et anachronique. Mais au-delà, il y a une question majeure : qui décide de ce qui est stratégique ? L’administration ou le politique ? L’État central, ses services déconcentrés ou bien les élus qui sont au plus près du terrain ? N’opposons pas. Ce qu’il faut avant tout, c’est créer une densité, un maillage d’acteurs qui fonctionnent en réseau. Il faut donc trouver les bonnes personnes dans les entreprises ou dans des institutions, ces acteurs-réseaux qui ont des antennes partout. Sur un département comme la Vienne, cela représente grosso modo une trentaine de chefs d’entreprise ou responsables publics, ceux qui sont dans tous les réseaux. Mais encore faut-il réunir ces gens quelque part et partager l’information. Car si vous ne les réunissez pas, s’ils ne se rencontrent pas, et donc s’ils ne dialoguent pas par rapport à des objectifs stratégiques, vous ne pouvez générer un système intelligent. Donc ça ne peut pas, encore une fois, être un simple travail de bureau. L’État en région doit se penser dans ce domaine comme un chef d’orchestre et non comme un homme-orchestre. Car croyez-moi, la mélodie n’est pas du tout la même !

LVSL : Quels modèles internationaux vous semblent les plus efficaces en matière d’intelligence économique ou de stratégie économique ? Les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine, l’Allemagne ?

N.M.: Le rapport Martre de 1994 fondait déjà son approche sur l’analyse comparée des « modèles » nationaux. Il faut d’abord dire que chaque pays a sa culture de l’intelligence et son système propre. Très clairement, il y a deux grands types de modèles : des modèles formalisés, avec des structures ad hoc dédiées à l’intelligence économique, à l’exemple des États-Unis ; c’est un rouleau compresseur, réparti entre les agences de renseignement, les think-tanks, les universités, les cabinets et entreprises privées. Et ce rouleau compresseur ne cessera pas de l’être avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden. Tout en prônant le multilatéralisme, il y a fort à parier que le nouveau gouvernement reste très offensif et que les États-Unis usent toujours de logiques de prédation pour défendre leurs intérêts stratégiques. Peut-on leur reprocher cette culture du rapport de force ? Je suis d’ailleurs toujours étonné de voir combien nos élites, qui sont souvent atlantistes, ne s’inspirent pas des Américains en matière d’intelligence économique.

En face, la Chine s’est inspirée de ce modèle ainsi que de l’école française d’intelligence économique. Et finalement, l’Empire du Milieu met en œuvre ce que nous avons élaboré. Quelle ironie ! Bien entendu, les Chinois l’ont fait avec des moyens colossaux (car à leur échelle) et une vraie stratégie nationale. À un autre niveau, le Maroc s’inspire beaucoup de l’école française de l’intelligence économique et formalise son dispositif au service d’une vraie stratégie de conquête. À méditer quand, nous, sommes restés dans une culture de la protection du patrimoine héritée de la guerre froide quand les deux adversaires étaient de tailles équivalentes. Comprenons bien qu’aujourd’hui, nous sommes dans un rapport du faible au fort et que tant que nous n’aurons pas changé notre posture, nous continuerons de subir.

À côté de ces modèles formalisés, il existe des systèmes d’intelligence économique plus discrets, voire invisibles, comme ceux du Japon ou du Royaume-Uni. Ces deux pays ont une forte culture du renseignement doublée d’un patriotisme économique largement partagé. Beaucoup a été écrit sur l’IE nipponne mais on trouve finalement peu de choses sur celle de la Grande-Bretagne. Mis en avant dans les années 90, le système britannique paraît s’être peu à peu estompé. Paraît… Et pourtant, je ne doute pas une seconde que les Anglais soient très actifs en matière de renseignement économique ou d’influence. Dans mon livre Les sentiers de la guerre économique (tome 1. L’école des nouveaux espions), je raconte cette anecdote. En mission à Tokyo, je réside en face d’un pub britannique. Je m’y rends en fin de journée et rencontre un ingénieur anglais. Au sous-sol, se trouve une salle de spectacle où il est possible d’écouter des concerts de pop anglaise. J’adore ! Mais il m’explique que s’y réunit également plusieurs fois par mois le Science Technology Action Group, un réseau regroupant des scientifiques et ingénieurs ainsi que des membres de l’ambassade de Sa Majesté. Leur networking sert bien sûr leurs carrières respectives mais ils évoquent régulièrement leur rôle au service des intérêts du Royaume-Uni et du Commonwealth. Un dispositif a priori invisible.

Entre le modèle américain très visible et le modèle britannique plutôt invisible, il y a le modèle allemand. Le récent reportage d’ARTE sur l’histoire de la guerre économique montre bien comment l’Allemagne a su faire du dumping sous notre nez pour favoriser ses exportations. D’autre part, les Allemands ont su habilement manœuvrer pour que, dès Giscard, les traités européens leur soient particulièrement favorables afin d’asseoir leur puissance économique. Aujourd’hui, ils dominent largement les institutions européennes, ont une stratégie de puissance et se donnent les moyens de leurs ambitions. Ils le font avec un grand sens du collectif et dans leur système d’intelligence économique, les régions (Länder) jouent un rôle clé.

LVSL : À ce propos, que pensez-vous du rôle joué par les régions françaises en matière d’Intelligence économique ? Comment l’améliorer, éventuellement ?

N.M : Une charte partenariale a été signée fin 2019 entre l’État et les régions. Et c’est d’ailleurs l’Association des régions de France qui a insisté sur l’importance du concept d’intelligence économique territoriale qui apparaît dès lors à côté de celui de sécurité économique. C’est la région Normandie qui a été en pointe là-dessus, pour des raisons historiques – le préfet socialiste de la Basse-Normandie Rémy Pautrat ayant créé en 1997 les premières Assises régionales de l’IE. Mais ce n’est pas tout. La Normandie réunifiée a une vraie stratégie et des décideurs, de droite comme de gauche, qui ont bien compris et intégré la nécessité d’une politique d’intelligence économique articulant veille, sécurité économique et influence. Avec en soutien une équipe opérationnelle compétente et pérenne. C’est également le cas de la Nouvelle-Aquitaine et ces deux régions ont d’ailleurs des vice-présidences en charge de ces questions. Mais les autres régions ne sont pas en reste et il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’ouvrage collectif dirigé par Olivier Coussi et Patricia Auroy sur l’Intelligence économique des Territoires (CNER, 2018) qui recense les nombreuses initiatives dans ce domaine.

Tout cela est positif avec un bémol toute de même : si la logique partenariale avance dans les textes, ce n’est encore le cas dans (toutes) les têtes, notamment dans ce que notre président appelle l’État profond… Prenons un exemple. La Normandie a créé un fonds souverain – appelé « Normandie Participations ». Parmi les avantages, il y a celui de déterminer pour un territoire de ce qui est stratégique en décidant ou non d’investir dans le projet d’entreprise. Une logique Bottom-Up plus adaptée à l’agilité, que celle Top-Down des fameuses listes d’entreprises stratégiques. Bien entendu, lorsque l’initiative a été imaginée par la Normandie, l’État central, consulté, a rétorqué que ce n’était pas aux régions de faire cela et que l’Union européenne bloquerait de toute façon le projet. Pourtant, l’Union européenne a, au contraire, donné son aval. Les Länder allemands ne font-ils pas cela depuis longtemps, les participations croisées étant d’excellents boucliers pour protéger les entreprises considérées comme essentielles ?

LVSL : L’Union européenne privilégie plutôt les régions au détriment des États-nations… Imaginons que l’on décentralise cette compétence : n’y aurait-il pas le risque d’une collectivité locale qui voudrait tout ramener à elle ? Beaucoup d’élus locaux sont tentés de devenir de nouveaux seigneurs féodaux. Où est la bonne répartition des compétences entre l’État et les collectivités en matière d’intelligence économique ?

N.M : Oui vous avez raison et c’est pour cela que l’État doit rester un acteur clé et ne pas abandonner sa politique publique d’IE. La bonne organisation est simple, à savoir un co-pilotage État-région mais dans les faits et pas que dans les textes. Ensuite, il faut effectivement éviter d’en revenir aux baronnies locales. Pour moi le bon échelon pour traiter de manière opérationnelle les problèmes d’intelligence économique au niveau de l’État, c’est la préfecture de département. Mais encore faut-il lui en donner les moyens. Or, dans ces préfectures, c’est généralement le directeur de cabinet qui s’y colle. Et le temps qu’il prenne ses marques et organise la première réunion (au bout d’un an) puis la seconde (au bout de deux ans), le voilà proche de quitter son poste car ainsi va le cycle des affectations. Et tout est à refaire ! Aucune dynamique d’apprentissage et syndrome du poisson rouge garanti. C’est là une réalité que j’ai pu vivre concrètement et directement. Pour être efficaces, il nous faut des racines et des ailes. Le bon échelon pour que l’État continue à contrôler ce qui se passe au niveau local, et que la collectivité ne devienne pas une baronnie – ou une province au sens d’Ancien Régime – c’est la préfecture de département. Toutefois, si le pilotage de l’État se fait uniquement à coups de tableurs Excel (RGPP) et si le New Public Management chasse la stratégie, on n’y arrivera pas. Tant que l’intelligence économique sera gérée comme une énième mission confiée à un fonctionnaire de passage qui n’a pas les moyens de s’y attacher et de capitaliser, on ne fera rien de pertinent. Il faut changer de logiciel au plus vite.

LVSL : Êtes-vous d’accord pour dire que la politique d’intelligence économique française s’est essentiellement construite dans des moments où les firmes nationales se sont trouvées en mauvaise posture, plutôt que de manière anticipée ? Si l’on pense à l’affaire Raytheon qui a conduit au rapport Martre, à l’affaire Gemplus qui a conduit au rapport Carayon ?

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N.M : Oui, vous avez raison ; mais il n’est pas évident, toutefois, que ce soit vraiment un problème. Le mythe de l’anticipation et de la maîtrise a priori a la vie dure. Or, en général, ce sont les problèmes et les échecs qui font évoluer les comportements comme les politiques publiques. Il n’est pas honteux de connaître des échecs – c’est même normal et inévitable – mais il est mortifère de ne pas en tirer d’enseignements et d’ouvrir le parapluie de la non-responsabilité. Le système américain s’est construit ainsi : ses échecs face à la stratégie d’intelligence économique du Japon lui ont permis de se réformer et de redevenir conquérant sous le démocrate Bill Clinton…

Aujourd’hui, il y a trois problèmes gênants dans le système français : premièrement, il n’est jamais pérenne et on passe son temps à le changer. Je préfère à la limite le système du SISSE – qui, s’il est limité, a au moins le mérite d’être relativement stable – au système précédent, qui changeait sans cesse. Deuxièmement, le système français n’a pas la masse critique ; j’ai insisté lourdement sur ce point mais on vient encore de le vivre avec la gestion calamiteuse des masques ou de la campagne de vaccination contre la Covid-19 ; et troisièmement, on a problème de management des ressources humaines, un manque de communication et donc d’intelligence collective. Par ailleurs il faut pour être créatif et penser l’intelligence économique dans sa globalité qu’il y ait des gens de tous horizons, ayant des formations différentes et des expériences diversifiées : ce qui est problématique ce n’est pas l’ENA en tant que telle (il faut bien une école) mais son mode de recrutement (essentiellement Sciences Po Paris pour le premier concours), son style de formation et la gestion des carrières qui s’ensuit. Cela est bien analysé par Arnaud Montebourg dans son livre L’engagement. Si vous nommez général un novice – aussi brillant soit-il – vous favorisez la déconnexion avec le terrain et ne prenez pas en compte l’expérience et le savoir être. Pour moi, le meilleur management des carrières est celui des Armées et toute la haute fonction publique devrait s’en inspirer. On devient Général après avoir fait ses preuves sur le terrain, au contact de ses troupes, puis on passe par l’École de Guerre, une formation qui ouvre l’esprit et favorise la cohésion. Alors formons des généraux de la haute fonction publique pour disposer d’un État-Major apte à conduire les batailles qui nous attendent.

LVSL : Pour sensibiliser les entreprises aux questions d’intelligence économique, quelles pistes préconisez-vous ?

N.M. : Aujourd’hui, lorsqu’on tape « intelligence économique » sur LinkedIn, on trouve énormément de professionnels qui mettent ce mot-clé sur leur CV. Cela fait beaucoup de monde, des milliers de personnes. Et je suis sûr que nombre d’entre elles sont prêtes à s’investir dans une politique nationale ambitieuse et de donner un peu de leur temps pour la Nation. C’est déjà le cas, par exemple, des réservistes citoyens en Gendarmerie. On ne manque pas de ressources, j’en suis persuadé. Il faut juste que l’on soit capable de les mobiliser. Pourquoi ne pas le faire sur le modèle de l’Agence du service civique ? Voilà qui aurait un coût modique comparé aux bénéfices d’une mise en réseau des compétences. Mais encore faut-il sonner la Mobilisation générale et mettre en place le dispositif adéquat. Car l’enjeu des années à venir que l’on retrouve dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, est de savoir si notre pays peut encore faire Nation. Un enjeu politique qu’il serait contre-productif et même dangereux de laisser aux forces qui prônent la désunion.

LVSL : Que pensez-vous du fonctionnement du renseignement économique en France ?

N.M : En fait, il est assez difficile de répondre à cette question. Tout d’abord, parce que le renseignement économique est un objet flou et connoté. L’expression « intelligence économique » est d’ailleurs née parce qu’on ne voulait pas employer le terme de renseignement. Même si c’est bien de culture du renseignement qu’il s’agit. Le problème du mot renseignement c’est qu’il est piégé car souvent réduit réduire à l’espionnage qui est illégal. L’intelligence économique ne relève pas de l’espionnage, mais bien du renseignement ouvert (OSINT) appliqué à l’économie. Mais ce n’est pas tout. Cette déclinaison est imparfaite et porteuse de confusion tant il est vrai que l’on pense le renseignement économique à l’aune des modèles militaire ou policier. Quand on parle de renseignement antiterroriste ou de renseignement criminel, c’est avant tout une affaire de professionnels qui peuvent certes s’appuyer sur des aides extérieures, mais une affaire qui n’implique néanmoins qu’un nombre limité d’acteurs. Le problème du renseignement économique, c’est qu’il est au contraire multiforme et atomisé. Ce ne sont plus quelques acteurs qui entrent en jeu, mais un très grand nombre qui à la fois le produit, le diffuse et l’utilise. Le renseignement économique est grandement un renseignement « hors les murs. » On ne peut donc pas le penser avec une vision simplement héritée d’environnements militaire ou policier car les théâtres d’opérations sont très différents. Des apports sont possibles dans les deux sens mais il s’agit bien de deux mondes distincts.

LVSL : En cas de menace pour la sécurité économique, quels sont les acteurs qui réagissent et comment ?

N.M. : Tous les exemples montrent que la sécurité économique porte ses fruits dès lors qu’un réseau s’est constitué. L’affaire Gemplus le montre bien. Il s’agit de ce fleuron français leader mondial de la carte à puce qui, au début des années 2000, voit un fonds d’investissement américain prendre son contrôle. On comprendra assez vite qu’il en va de la sécurité nationale américaine et que les services de renseignement US sont à la manœuvre. Comment tenter de contrer cela ? Un réseau s’est alors créé entre Marc de Lassus, le fondateur de Gemplus, le syndicat maison, des centrales comme FO, certains médias (notamment un journaliste de La Tribune puis l’équipe d’Envoyé Spécial) et quelques spécialistes de l’IE. Ce réseau a fait appel à la DST (devenue DGSI), ce qui a permis à la France de réagir et de finir par reprendre la main sur une entreprise qui s’appelle aujourd’hui Gemalto. Quand il existe un maillage et des réseaux, on peut donc réagir à une menace. On le voit. L’enjeu est qu’il y ait un maximum de personnes sensibilisées, et qu’il existe des lieux où ces personnes puissent se rencontrer, donc se connaître, pour densifier les maillages de ces réseaux. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut être réactif voire proactif.

LVSL : La France est plus touchée que d’autres économies (Allemagne, Chine, États-Unis) par la crise actuelle et pourrait dans les prochains mois subir davantage les appétits de ses concurrents internationaux vers des entreprises fragilisées. Quels sont selon vous les secteurs et les entreprises les plus menacés ? Quelles doivent être selon vous les priorités de sauvetage de l’État ?

N.M : C’est à chaque niveau territorial de définir ce qu’il juge vital ou stratégique. L’État va considérer qu’est stratégique ce qui ressort en priorité du régalien au sens large : la défense, l’énergie, le sanitaire, les transports, l’agriculture… Mais ce premier niveau ne peut être le seul. Prenons un exemple local : pour la Vendée, le Puy du Fou est évidemment une activité stratégique, quand pour l’État, ce n’en est pas une. Un autre exemple à l’échelle régionale : pour toute la côte de la Nouvelle Aquitaine, la montée des océans est une question stratégique car cette menace annoncée peut détruire une série d’activités comme l’ostréiculture et le tourisme. Sans parler des déplacements de populations. On voit bien que cela intéresse aussi l’État qui ne peut donc pas définir seul ce qui est stratégique et, dès lors, accepter qu’il y ait différents niveaux de définition.

Mais cette définition du stratégique au sein même de l’État pose parfois question. Interrogé dans les médias sur la vente de l’aéroport de Toulouse à des fonds canadien et chinois (NDLR : en 2015), j’ai à l’époque critiqué l’opération car le fonds canadien était blacklisté par la Banque mondiale quand le fondateur du fonds chinois était recherché dans son pays. Mais le plus grave était finalement l’attitude du groupe privé français qui était sur les rangs et n’avait pas voulu surenchérir ainsi que le choix de l’État de vendre un actif pourtant rentable et stratégique (une infrastructure aéroportuaire qui plus est à côté des pistes d’essai d’Airbus). À l’époque, j’ai bien entendu été taxé de vilain protectionniste qui ne comprenait rien à la gentille mondialisation. Et puis, finalement, on a fini par racheter l’aéroport de Toulouse, bien évidemment plus cher qu’on l’avait vendu (NDLR : en 2019, Eiffage a racheté l’aéroport au fonds chinois Casil). Cette affaire montre bien qu’il y a un problème de définition des secteurs que l’on estime stratégiques.

Une fois définies ces priorités stratégiques, se posent une question essentielle : sauvetage, ou pas sauvetage ? D’où cette question : quelle vision stratégique pour la France ? Devenir une start-up Nation ? Cela ne veut pas dire grand-chose en fait. D’autant que nos moyens ne sont pas illimités. Nos moyens financiers mais également nos ressources humaines. Pourquoi avons-nous manqué le virage technologique de l’ère Internet ? Pourquoi y a-t-il plus 60 000 Français en Californie dont une grande partie dans la Silicon Valley ? Va-t-on simplement les faire revenir en leur promettant l’eldorado du plateau de Saclay ? Un autre problème majeur est la faiblesse de nos fonds d’investissement : dans l’affaire Gemplus, le fonds privé américain avait investi 500 millions de dollars pour entrer dans le capital de la pépite française. Qui pouvait rivaliser en France ?

Mais depuis peu les choses changent. Ainsi, le ministère des Armées a créé en 2020 le Fonds innovation Défense. Doté de 200 millions d’euros, sa mission est de repérer les pépites technologiques et y investir. L’Agence d’innovation de Défense a par ailleurs été créée en 2018 pour coordonner les innovations les plus stratégiques. Pour rappel, à l’époque de l’affaire Gemplus, les fonctionnaires en charge de la sécurité économique ne connaissaient pas le fonds In-Q-Tel, dont on pouvait très aisément voir qu’il était officiellement contrôlé par la CIA. Dans mon ouvrage sur Les batailles secrètes de la science et de la technologie, j’avais insisté sur la force du nouveau dispositif américain. Et, invité au Sénat par une élue qui menait une enquête sur l’affaire, j’ai même émis l’idée de la création d’un outil similaire : un fonds souverain des services français. Mais vu les sourires et yeux écarquillés de mes interlocuteurs, je me suis demandé s’ils ne me prenaient pas pour un doux dingue. En France, rien ne semble jamais possible même quand les autres le font. Il faut beaucoup d’énergie et de pugnacité pour faire passer ses idées. C’est l’histoire de l’intelligence économique en somme. Et c’est pourquoi je répète sans cesse à mes étudiants que les seules batailles perdues sont celles qu’on ne mène pas.

LVSL : Comment voyez-vous les méthodes pour donner un caractère national à l’entreprise stratégique : est-ce que cela passe par l’actionnariat, les participations croisées, par l’encadrement, le soutien financier des pouvoirs publics, le droit ? Le décret de 2014 préparé par Arnaud Montebourg qui prévoit la protection des actifs stratégiques français est-il suffisant ?

Le problème des décrets, c’est qu’une fois qu’ils sont pris, encore faut-il les appliquer ! Et quand vous avez les Américains face à vous, et nombre d’ennemis dans votre propre camp, ce n’est pas toujours évident. C’est ce que je retiens de l’affaire Alstom/General Electric et de l’action courageuse et isolée d’Arnaud Montebourg comme ministre du Redressement productif. Sans oublier qu’en amont, nous avons donné le bâton pour nous faire battre. En effet, à partir du moment où la France a ratifié les conventions anti-corruption de l’OCDE (NB : en 1997), préparées en amont par une ONG nommée Transparency International, il fallait mettre les pratiques de ses entreprises nationales en conformité avec les engagements du pays. À cet égard, la sécurité économique est un continuum collectif : le problème n’est pas simplement de renforcer un maillon, mais d’avoir une chaîne qui soit cohérente et solide de bout en bout.

Le décret Montebourg ou les articles du Code monétaire et financier sont donc importants, mais ils ne sont que les maillons d’une chaîne. Mais surtout, il devient urgent de changer de braquet dès lors qu’on se trouve entre deux rouleaux compresseurs : les États-Unis et la Chine. Je donne toujours, à ce sujet, l’exemple d’Energias de Portugal, première entreprise portugaise et équivalent d’EDF. En 2018, cette entreprise européenne a fait face à une tentative de rachat par un fonds d’investissement chinois. Et c’est le CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) qui s’est opposé à cette opération au nom des intérêts stratégiques américains, Energias de Portugal ayant une filiale aux États-Unis. Donc si je résume : une entreprise européenne se voit interdire sa vente à un fonds chinois par les États-Unis d’Amérique. Ce cas n’est-il pas dramatiquement emblématique ? Allons-nous rester le champ de manœuvre de la guerre économique entre la Chine et les États-Unis ?

Et on ne peut pas non plus dire comme on l’entend parfois : vendons-nous en partie aux Chinois pour ne pas dépendre totalement des Américains. Car on ne retrouve pas sa liberté en se vendant à deux maîtres. Non, cela s’appelle plutôt être écartelé et c’est assez désagréable. La souveraineté ne peut venir que de la Nation et je ne crois pas à une prétendue souveraineté européenne. En revanche, l’Union européenne peut être un point d’appui, un premier rideau tout à fait essentiel. De ce point de vue, les actions conjointes de Margrethe Vestager et de Thierry Breton sont une avancée indéniable, bien que non exempts de critiques. Je pense néanmoins qu’il faut que nous assurions au maximum notre protection seuls, sans attendre que les choses se règlent au niveau européen ; si nous pouvons renforcer notre autonomie stratégique grâce aux autres, tant mieux. Sinon, tant pis. Mais cela implique de retrouver le sens du collectif et, en France, c’est le social qui en est le ciment. Quoi qu’il en coûte…

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