Nigel Farage, futur leader de la droite britannique ?

Nigel Farage, figure du Brexit et leader du Reform Party. © Gage Skidmore

L’élection générale organisée aujourd’hui au Royaume-Uni devrait largement rebattre les cartes de la politique d’Outre-Manche. Après 14 ans au gouvernement, le Parti conservateur, extrêmement impopulaire, sera violemment balayé. Si les travaillistes du Labour devraient largement l’emporter et les libéraux démocrates peuvent espérer en profiter pour devenir le second parti en nombre de députés, cette élection devrait aussi sonner le grand retour de Nigel Farage. Trublion de la politique britannique depuis plus de 20 ans, le chef du camp du Brexit entend profiter du rejet des Tories pour incarner le renouveau de la droite avec son Reform Party. Si le fond du projet de Farage reste très libéral, plusieurs mesures visent à séduire les Britanniques déclassés, qui ne se reconnaissent plus ni dans le thatchérisme des conservateurs, ni le blairisme incarné par Keir Starmer. Article de notre partenaire Novara Media, traduit par Alexandra Knez.

Selon l’institut de sondage britannique Survation, Nigel Farage est en bonne voie pour être élu député de Clacton, provoquant ainsi ce qui serait le plus grand basculement électoral de l’histoire de la politique britannique. Selon les données de l’institut de sondage, le leader du tout nouveau Reform Party, présidé par Nigel Farage, pourrait remporter 42 % des suffrages, les conservateurs 27 % et les travaillistes 24 %. Rappelons ici que les élections britanniques n’ont qu’un seul tour et que le candidat arrivé premier, même d’une voix, est automatiquement élu.

Survation n’est pas le seul institution à prédire cette victoire : d’après Ipsos, le Reform pourrait même recueillir 53 % des voix à Clacton ! Lors des dernières élections parlementaires britanniques il y a cinq ans, c’est le candidat conservateur, Giles Watling, qui avait obtenu près des trois quarts des voix dans cette circonscription. Après 2019, cette circonscription était considérée comme la cinquième plus sûre pour les Tories.

Considérer Farage comme un phénomène purement médiatique est tentant : c’est un showman capable d’exploiter toutes les opportunités pour attirer les caméras de télévision, se faire inviter à Question Time (émission politique phare de la BBC, ndlr) ou devenir un phénomène viral sur TikTok. Si cette constatation est juste, il est de plus en plus évident que sa politique et sa rhétorique évoluent à mesure qu’il se crée un nouvel espace, non seulement après le Brexit, mais aussi à mesure que le niveau de vie de la population britannique stagne. Exit le thatchérisme pur et dur. À sa place, Farage opte pour une sorte de nationalisme assorti de quelques protections sociales qui rappelle davantage le parti Droit et Justice en Pologne, ou celui de Viktor Orbán en Hongrie. Parallèlement, son programme est particulièrement tourné vers la défense des petites entreprises. Si la Grande-Bretagne est vraiment une nation de commerçants, comme le disait Napoléon, Farage souhaite être leur porte-parole.

Exit le thatchérisme pur et dur. À sa place, Farage opte pour une sorte de nationalisme assorti de quelques protections sociales qui rappelle davantage le parti Droit et Justice en Pologne, ou celui de Viktor Orbán en Hongrie.

La droite pro-Brexit, au-delà du courant conservateur, a longtemps eu des allures très thatchériennes. Outre Farage lui-même, il y a eu des gens comme Douglas Carswell (député conservateur, passé ensuite au UKIP, ndlr), Matthew Elliott (lobbyiste libertarien, ndlr) et Daniel Hannan (ancien eurodéputé conservateur, ndlr) qui ont tous défendu l’idée qu’une sortie de l’UE permettrait une plus grande déréglementation et un étatisme plus restreint. Malgré leur influence bien réelle, ces personnalités – que l’on retrouve généralement en train d’errer à Westminster au sein des think tanks spécialisés dans le libre marché – restent façonnés idéologiquement par le succès historique de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan dans la sphère anglo-saxonne. Farage et son Reform Party passent progressivement à autre chose et s’alignent plus étroitement sur les tendances observées en Europe continentale.

Prenez le manifeste du parti : il est « pro business », mais d’une manière très différente de celle préconisée par la Confédération de l’industrie britannique, les conservateurs et les innombrables experts télévisés qui répètent inlassablement cette formule. Le Reform Party prévoit de relever le seuil d’assujettissement à l’impôt sur les sociétés à 100.000 livres sterling (contre 50.000 livres actuellement), ce qui, selon le parti, permettrait de venir en aide à plus de 1,2 million de petites et moyennes entreprises. L’impôt sur les sociétés lui-même passerait progressivement de 25 % à 15 % et, surtout, le seuil de la TVA passerait à 150.000 livres (contre 90.000 actuellement).

Par ailleurs, et c’est plus intéressant, il y a la promesse d’abolir les taux d’imposition pour les petites et moyennes entreprises des centres-villes, financée par une « taxe sur la livraison de produits achetés en ligne » de 4 % imposée aux « grandes entreprises multinationales ». L’objectif, selon le document, est de « créer des conditions de concurrence plus équitables pour les commerces de proximité ». Une telle proposition aurait été impensable pour l’administration du conservateur David Cameron – et on peut presque imaginer Peter Mandelson, spin doctor de Tony Blair – se moquer de l’idée. Ce n’est assurément pas du copier-coller du thatchérisme.

Surtout, c’est politiquement astucieux. Aider le commerce de proximité en faisant payer les grandes entreprises ne peut qu’être populaire. Pour reprendre les termes de Dan Evans, auteur de A Nation Of Shopkeepers : The Unstoppable Rise of The Petty Bourgeoisie, le succès du trumpisme tient en partie à sa stratégie qui consiste à opposer (avec succès, en 2016) le « capital familial » au « capital national et mondialisé ». Il semblerait que Farage tente de s’en inspirer. Lorsque le parti affirme qu’il soutient les entreprises, il s’adresse ouvertement aux petits bourgeois – et non aux grandes chaînes de supermarchés, aux géants de l’industrie et aux consultants Linkedin que l’establishment politique estime être les meilleurs représentants de l’entreprise privée.

En outre, le Reform Party ne manque pas d’autres propositions populistes qui semblent plus de gauche que de droite. Le parti propose ainsi d’effacer les dettes des étudiants pour chaque année où les médecins, les infirmières et le personnel médical travaillent dans le National Health Service (NHS). Après dix ans de service, les dettes étudiantes de ces soignants seraient effacées. Cette proposition est extraordinairement populaire : 76 % du public y sont favorables.

Normalement, ce serait au parti travailliste de proposer ce type de mesure, à minima comme première étape pour supprimer les frais d’inscription à l’université en général, mais aussi pour arrêter la fuite des cerveaux du NHS. Aujourd’hui, l’infirmière moyenne a une dette étudiante de 48 000 livres. Il est frappant de constater que Farage leur offre plus que Keir Starmer, le chef du Labour. Plus largement, le Reform Party propose de supprimer les intérêts sur les prêts étudiants pour tous les diplômés : pas de quoi renverser la table, mais toujours plus que le Labour.

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Encore plus remarquable, le manifeste du parti déclare : « Le contribuable britannique doit avoir le contrôle des services publics britanniques. » Ainsi, Reform souhaiterait que « 50 % de chaque entreprise de service public redevienne une propriété publique », les 50 % restants pouvant être « détenus par des fonds de pension britanniques, les services bénéficiant ainsi d’une nouvelle expertise et d’une meilleure gestion ».  L’idée que l’État puisse contrôler des actifs à une telle échelle rappelle le modèle français de l’Agence des participations de l’État, l’organisme gouvernemental chargé de gérer les participations de l’État dans les entreprises d’importance stratégique. Il semble que, dans certains secteurs au moins, Farage et son second, Richard Tice, prônent désormais un dirigisme à la française. Une sorte de mélange entre gaullisme et GB News (équivalent britannique de CNews, ndlr).

En matière industrielle, le Reform Party se focalise sur la relance de l’industrie de défense. Le parti prévoit ainsi d’ « introduire des incitations et des allègements fiscaux pour stimuler l’industrie de la défense britannique. Améliorer l’autosuffisance en matière d’équipement et fabriquer des produits mondialement reconnus pour l’exportation ». Il y a peu de chances que cela conduise à une relance significative de la fabrication d’armes au Royaume-Uni, mais l’idée que l’État puisse offrir des incitations aux entreprises privées qui produisent était inconcevable dans ces cercles idéologiques il y a quelques années. La crise du Covid, l’inflation et la baisse du niveau de vie, la guerre en Ukraine et le sentiment général de déclin continu ont rendu ces idées beaucoup plus populaires auprès du public. Les populistes suivent inévitablement le mouvement.

Pour cette élection, Farage cherche à séduire les anciens électeurs conservateurs, mécontents de la gestion catastrophique du pays. Alors que le Labour promet la poursuite de l’orthodoxie libérale, il pourrait bien séduire nombre de ses électeurs lors de la prochaine élection.

Parmi les autres points forts mis en avant par Farage, citons « l’éducation gratuite pendant et après le service » pour les membres des forces armées, ainsi que le remplacement des « dirigeants de la fonction publique par des professionnels performants du secteur privé, nommés par le pouvoir politique en place, et qui vont et viennent avec les gouvernements ». En d’autres termes, il s’agirait du plus grand bouleversement de la fonction publique moderne depuis sa création par le rapport Northcote-Trevelyan en 1854. En matière institutionnelle, le Reform Party va bien plus loin que les partis traditionnels, en proposant le passage à un scrutin à la proportionnelle pour la Chambre des communes (équivalent de l’Assemblée nationale, ndlr) et la réduction de la taille de la Chambre des Lords qui deviendrait élective (l’équivalent britannique du Sénat compte encore des personnes nommées par le roi, ndlr). Pour couronner le tout, Farage a récemment déclaré qu’il supprimerait le plafond des allocations parentales accordées pour deux enfants afin d’encourager les familles à avoir plus d’enfants – ce que la travailliste Angela Rayner a refusé de faire si son parti arrive au pouvoir. 

Bien sûr, Farage a souvent fait des promesses mensongères, mais des initiatives politiques comme celle-ci sont la preuve flagrante que Farage et Reform ont bien compris que quelque chose a changé. Pour cette élection, il cherche à séduire les anciens électeurs conservateurs, âgés et mécontents de la gestion catastrophique du pays. Alors que le Labour promet la poursuite de l’orthodoxie libérale, il pourrait bien séduire nombre de ses électeurs lors de la prochaine élection. En s’inspirant des politiques pseudo-sociales de l’extrême-droite d’Europe centrale plutôt de Thatcher et Reagan, Farage comprend que le monde a changé. Jusqu’à récemment, il était idéologiquement proche de Liz Truss, l’éphémère Première ministre ultra-libérale qui a causé une crise financière en à peine un mois au pouvoir. Cette dernière est maintenant la risée de tout le pays, tandis que Farage est la personnalité politique la plus populaire Outre-Manche. L’ancien trader en matières premières a repéré une lacune importante sur le marché politique, et il pourrait bien trouver de nombreux investisseurs.