Dans la lignée des récents accords conclus entre des pays arabes et Israël, le Maroc accepte de normaliser à son tour ses relations avec l’Etat hébreu. Les retombées de ce deal entre Rabat, Washington et Tel-Aviv – au premier rang desquelles la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental – ont fait trancher le régime marocain en faveur de cet accord. Au détriment de l’opinion de la société marocaine ?
Et un de plus. Le 12 décembre dernier, le Maroc est devenu le sixième pays arabe à reconnaître officiellement l’existence de l’Etat d’Israël : le troisième sous la présidence de Donald Trump, après le Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et le Soudan. Qualifié de « percée diplomatique historique » par Nasser Bourita, le ministre des Affaires étrangères marocain, de « dangereux » pour James Baker, l’ex-envoyé spécial de l’ONU au Sahara Occidental, cet accord prévoit la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental par les Etats-Unis, en échange d’une normalisation des relations israélo-marocaines, rompues officiellement depuis l’intifada palestinienne de 2000 par le gouvernement socialiste d’Abderahman El Youssoufi.
Une décision délicate, qui se justifie par la primauté d’une cause nationale sur une cause panarabe dans l’impasse depuis l’échec des accords d’Oslo en 1993. Le 4 février dernier, M. Bourita semblait déjà préparer le terrain pour cette annonce lorsque qu’il affirmait que les Marocains ne pouvaient pas être « plus Palestiniens que les Palestiniens », rappelant par la même occasion que « la première question de la diplomatie marocaine est la question du Sahara marocain ». Une priorité dorénavant clairement affichée, et qui doit permettre au Maroc, à travers cet accord, d’avancer un peu plus vers une résolution du dossier du Sahara Occidental.
REGAIN DE TENSIONS DANS UN CONFLIT GELE
Dans le conflit gelé qui oppose Rabat aux rebelles indépendantistes du Front Polisario depuis l’annexion de ce territoire en 1975, la mèche n’a jamais été complètement éteinte. En témoigne la récente intervention de l’armée marocaine pour rétablir le trafic sur la route de Guergerat, à la frontière avec la Mauritanie. Si la riposte armée n’est pas la principale crainte de Rabat, le regain de tensions pourrait en revanche avoir des conséquences diplomatiques incertaines. Régulièrement exhorté par l’ONU à s’engager sur la voie du référendum d’autodétermination, que souhaitent le Front Polisario et leurs alliés Algériens, le Royaume a fait du statut quo actuel un gage de stabilité, puisqu’il lui permet d’administrer de facto 80% du territoire sahraoui. Pour le Palais, s’octroyer un allié de taille dans ce conflit est un atout considérable.
Les retombées économiques de cet accord sont également mises en avant, surtout pour une économie marocaine laminée par la pandémie et par une très faible pluviométrie dont dépend grandement le secteur agricole. Au-delà des trois milliards de dollars d’investissements promis par Washington à Rabat, la mise en place de liaisons aériennes directes avec Israël, prévues pour le mois de mars, va aussi permettre au Royaume de renforcer ses liens avec les 800.000 Israéliens d’origine marocaine (un dixième de la population totale). 200.000 touristes israéliens sont d’ores et déjà attendus en 2021, contre 50.000 en moyenne chaque année ; de quoi relancer un secteur touristique mis à l’arrêt par l’épidémie de covid-19.
UNE « DIPLOMATIE COMMERCIALE » ENCOMBRANTE
L’accord est aussi la promesse d’une marge de manœuvre diplomatique plus large pour le Royaume chérifien, empêtré dans un conflit aux ingérences étrangères diverses et complexes. Si l’Algérie a été claire dans sa stratégie, en se rangeant dès le départ du côté des indépendantistes sahraouis afin de freiner les volontés expansionnistes du Maroc, la France, quant à elle, pratique un jeu plus trouble. Entretenant de fortes relations avec son ancien protectorat qu’elle considère aujourd’hui comme un « pays ami », Paris a toujours tâché de ne pas manifester un soutien trop apparent à Rabat, de peur de froisser Alger.
Toujours est-il que ce soutien, même poussif, s’avère extrêmement couteux pour le Maroc. Parmi les multiples marchés publics accordés aux entreprises françaises, le projet de TGV reliant Tanger à Casablanca a été le plus polémique. Ne voulant pas froisser son allié français suite à l’acquisition de F-16 américains en lieu et place des Rafale de Dassault, le Maroc a rectifié le tir en commandant une ligne de TGV auprès d’Alstom et SNCF International en 2011. Inauguré en 2015, le projet a été dénoncé par de nombreux économistes pour son coût élevé : près de 23 milliards de dirhams (soit environ 2,1 milliards d’euros). Une initiative d’autant plus critiquée que dans le même temps, les lignes de trains marocaines souffrent d’un désinvestissement chronique, et des régions entières ne disposent toujours pas d’infrastructures de transport de base…
Cette « diplomatie commerciale » est aussi à l’ordre du jour avec le voisin espagnol. Ancienne puissance tutélaire du Sahara Occidental, l’Espagne n’a jamais été sourde face au désir d’indépendance des Sahraouis. Mais les liens commerciaux et économiques qu’entretient Madrid avec Rabat (14 milliards d’euros d’échanges en 2018) – en plus de sa présence dans les enclaves marocaines de Ceuta et Melilla – l’obligent à adopter une position moins engagée sur ce conflit. En février dernier, lorsqu’un membre de Podemos a reçu une représentante du Front Polisario, la ministre des Affaires étrangères Arancha Gonzalez s’est efforcée d’apaiser Rabat en rappelant que Madrid « ne reconnaissait pas la RASD (République Arabe Sahraoui Démocratique) ».
L’OPINION PUBLIQUE : LE FACTEUR X
Reste donc à savoir ce que pense le peuple marocain de cette reconnaissance (officielle) de l’Etat d’Israël. Si la cause palestinienne est reléguée au second plan chez une partie des jeunes, plus préoccupés par l’accès au travail que par un panarabisme aux retombées peu visibles, il n’en reste pas moins que le sujet demeure primordial chez de larges franges de la société marocaine. À commencer par les islamistes modérés du Parti de la Justice et du Développement, dont est issu l’actuel Premier ministre. Fermement opposé à la reconnaissance d’Israël, M. El Othmani n’avait pas hésité à condamner toute éventuelle normalisation des relations avec l’Etat hébreu le 23 aout dernier lors du Forum national de la Jeunesse du parti.
Une sortie médiatique qui eut l’effet d’un coup d’épée dans l’eau, puisque sur ce dossier – comme tant d’autres -, c’est le Palais qui dicte la marche à suivre. Mais si les islamistes modérés n’ont pas fait de vagues, et que la gauche marocaine, alliée traditionnelle de la cause palestinienne, ne pèse plus vraiment dans l’opinion, d’autres sont là pour reprendre le flambeau de la contestation. C’est le cas de « Al Adl wal Ihsan » (Justice et Bienfaisance), une mouvance islamiste fondamentaliste à la portée difficilement quantifiable, qui a d’ores et déjà organisé plusieurs sit-in devant des mosquées marocaines afin de condamner cette normalisation des relations israélo-marocaines. Nul doute, donc, que la monarchie marocaine va garder un œil attentif sur les conséquences à long terme de cette signature.