« Nous avons abandonné la défense de nos intérêts stratégiques » – Entretien avec Marc Endeweld

Marc Endeweld © Hugo Le Beller

Après Le Grand Manipulateur en 2019 et L’Ambigu Monsieur Macron en 2015, Marc Endeweld signe son troisième ouvrage portant sur Emmanuel Macron. Enquêteur au long cours, il analyse dans L’Emprise quels ont été, pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, les nombreux intérêts qui priment sur ceux de l’État lorsqu’il se positionne sur la scène internationale. La question énergétique, le démantèlement de fleurons technologiques et industriels stratégiques ainsi que la privatisation de secteurs clés sont successivement traités par Marc Endeweld. Entretien réalisé par Victor Woillet et Simon Woillet.

LVSL – Après vous être intéressé à la figure d’Emmanuel Macron dans vos précédents ouvrages et aux réseaux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir, vous revenez sur son quinquennat et placez l’accent sur les différentes formes d’emprise dont il fait l’objet. Pourquoi ce choix ?

Marc Endeweld – Le sujet de mon nouveau livre est plus large que la seule figure d’Emmanuel Macron, même si ce dernier y occupe une place centrale. Je ne me limite pas d’ailleurs à son seul quinquennat : pour éclairer un choix stratégique dans le domaine industriel, ou une situation diplomatique, je remonte également dans le passé, de Nicolas Sarkozy à François Hollande.

Le terme d’« emprise » se justifie d’une double manière : il s’agit de prendre la mesure des grandes transformations de l’ordre international actuel. Notamment vis-à-vis des relations diplomatiques et des choix stratégiques que représente le choc entre les États-Unis et la Chine. Les États-Unis, après s’être concentrés sur la « guerre contre le terrorisme », se positionnent contre la Chine et font d’elle leur principal ennemi. Mais il s’agissait aussi à travers cet ouvrage d’analyser la place de la France dans ce basculement et d’interroger la réaction de son élite à ce changement de paradigme : les mesures déployées ou non dans le domaine du renseignement, de l’économie ou encore de l’industrie. Mon constat est assez simple. Face aux attaques à l’encontre de différentes entreprises stratégiques comme Alstom, Airbus, ou Alcatel, ou dans la guerre de l’ombre entre services de renseignement, la France se retrouve très souvent prise au piège entre les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine. À travers cela, j’interroge également le référentiel de l’indépendance nationale promu aujourd’hui à peu près par l’ensemble du spectre politique, de la gauche à la droite en passant par Emmanuel Macron. La France, qui se veut plus autonome par rapport aux Américains, ou qui souhaite placer la question de la « puissance » au coeur de l’Union Européenne, a-t-elle encore les moyens de ses ambitions ?

L’autre point de départ de mon enquête est « l’affaire Benalla » sur laquelle j’avais travaillé dans mon précédent livre. Ce dossier est bien plus qu’une simple « affaire d’été » comme l’ont présenté les soutiens du président de la République. Derrière, en coulisses, on pouvait cerner de multiples interférences étrangères. Emmanuel Macron lui-même n’a cessé de dénoncer les ingérences étrangères tout au long de son quinquennat, parfois en visant la Russie, et à d’autres reprises, la Turquie. Le constat est clair : le monde du renseignement devient de plus en plus présent dans la diplomatie contemporaine. Cette zone grise pose la question de l’autonomie de nos dirigeants.

LVSL – Avant de revenir avec vous sur le positionnement de la France face à l’Amérique d’une part et à la Chine de l’autre, une forme de continuité apparaît avec vos précédents ouvrages à propos d’Alexis Kohler. Ce dernier occupe une place centrale dans votre livre, du fait de sa proximité avec le groupe MSC. Comment expliquez-vous la présence de tels personnages dans l’entourage du président ?

M.E. – Alexis Kohler est le secrétaire général de l’Élysée, le principal collaborateur du président de la République. Or ce poste a toujours eu un rôle important de courroie de transmission entre les différentes administrations, les différents ministères et l’Élysée. Alexis Kohler est le secrétaire général ayant eu le plus de pouvoir de toute la Vème République. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais d’anciens secrétaires généraux dont j’ai recueilli le témoignage en off et qui m’ont présenté Alexis Kohler comme le « numéro 1bis de la présidence de la République » ou encore comme le « vice-président ».

Il y a une triple raison à cela : Emmanuel Macron, comme d’autres avant lui, a interprété nos institutions d’une manière assez réduite, en faisant la promotion d’une forme d’hyper-présidence contraire à la lettre de la Constitution et à son Article 20 (NDLR : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation… »), dans un mouvement long d’affaiblissement du gouvernement face à la figure présidentielle. De fait, Emmanuel Macron semble plus inspiré par la verticalité de la présidence de Nicolas Sarkozy que par la pratique du pouvoir de la deuxième gauche. 

Dans cette conception du pouvoir, le secrétaire général de l’Élysée assure un rôle clef. Dès sa prise de fonction en tant que directeur de cabinet d’Emmanuel Macron quand ce dernier devient ministre de l’Economie en 2014, Alexis Kohler se retrouver à avoir la haute main sur tout un tas de dossiers industriels et stratégiques. Emmanuel Macron lui a toujours laissé une très grande latitude en ce qui concerne des arbitrages éminemment politiques. Alstom fait partie de ces dossiers dans lesquels Alexis Kohler a eu un pouvoir important. 

Une fois arrivé à l’Élysée, Alexis Kohler a gardé cette haute main sur les principaux dossiers industriels et stratégiques, auxquels on peut d’ailleurs ajouter les dossiers du renseignement, de la diplomatie, de la sécurité nationale, mais aussi du nucléaire. Il est aujourd’hui au cœur de la raison d’État et, même si on le compare au médiatique Claude Guéant, Alexis Kohler bénéficie, d’après de nombreux témoignages, d’un rayon d’action plus large. Même s’il n’apparaît presque jamais dans les médias, il a par exemple plus de pouvoir que le ministre Bruno Le Maire, qui est pourtant à la tête de Bercy.

« Les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés. »

Le pouvoir dont bénéficie Alexis Kohler s’explique aussi pour d’autres raisons. On le comprend à travers « l’affaire Kohler », révélée par Mediapart, qui a dévoilé un conflit d’intérêt au plus haut niveau de l’État. En effet, Alexis Kohler est directement lié à la famille Aponte, propriétaire et gérante du groupe de transport maritime MSC. Sur de nombreux dossiers industriels, notamment la fusion avortée entre le groupe Fincantieri – détenu à plus de 70% par le groupe public Fintecna propriété du ministère de l’économie italien – et le chantier naval STX de Saint-Nazaire, pourtant actée par le précédent gouvernement, ce lien a lourdement pesé. 

J’ai également découvert que la guerre largement dépeinte depuis deux ans dans les médias entre Bolloré et l’Elysée prend en réalité sa source dans l’opposition entre MSC, armateur maritime et gestionnaire de ports, et le groupe Bolloré sur le terrain africain. L’épilogue de cette bataille est survenu peu avant les fêtes. Dans un silence assez incroyable, on a appris que le groupe MSC entrait en négociations exclusives pour racheter les activités africaines de Bolloré. 

Sur le plan purement financier et économique, il y a là une forme d’armistice, car, contrairement à ce qu’on a bien voulu dire sur les intentions de Bolloré, il est d’abord entré en conflit avec l’Élysée pour des raisons principalement économiques et industrielles liées à la situation de son groupe en Afrique, se sentant « lâché » par l’Elysée, et lésé par rapport à MSC du fait de la proximité de ce groupe avec Alexis Kohler. C’est l’une des révélations de mon livre. 

Plus globalement, au coeur de la diplomatie mondiale, les intérêts privés priment de plus en plus sur les relations entre États, qu’ils soient démocratiques ou non. La macronie ne représente à cet égard que la continuité d’une tendance lourde de la géopolitique française contemporaine, avec la prédominance de ces intérêts privés dans la prise de décision politique depuis Nicolas Sarkozy. À travers mon livre, je dépeins une certaine impuissance des autorités de l’État à se confronter à ces intérêts et autres conflits d’intérêts. C’est la conjonction néo-libérale qui se traduit la plupart du temps par une gouvernance autoritaire et/ou par un affaissement des instances démocratiques face aux intérêts privés. Dans un tel cadre, les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés.

LVSL – Vos analyses semblent corroborer les intuitions de nombreux journalistes économiques dans le monde anglo-saxon. Y a-t-il d’après vous une tendance globale à la concentration et à la privatisation du pouvoir politique ?

M. E. – Dans mon livre, je cite le journaliste Ronan Farrow1, qui connaît très bien l’establishment de Washington et New-York. Il a lui-même effectué une enquête sur le Département d’État après y avoir lui-même travaillé sous Barack Obama. Dans son ouvrage, il pointe lui aussi l’affaiblissement de la fonction diplomatique, l’hyperconcentration de la prise de décision sur les dossiers internationaux au niveau de la Maison Blanche, et l’interconnexion de ces enjeux diplomatiques avec aussi bien les intérêts privés que les services de renseignement. J’ai fait le même constat en France avec l’affaiblissement structurel du Quai d’Orsay face aux services de renseignement. De surcroît, les diplomates doivent également subir une vraie diplomatie parallèle, via différents acteurs, activée directement par l’Elysée. Plus largement, on assiste à une véritable militarisation, à travers le renseignement, de la diplomatie et à une sortie de cette dernière du contrôle démocratique institutionnel habituel. 

Je rappelle dans mon livre l’affaire NSO/Pegasus, alors que le président de la République a potentiellement été espionné sur l’un de ses téléphones portables. De la même manière, les techniques d’espionnage extrêmement sophistiquées dont dispose la NSA américaine posent question tant les capacités d’ingérence et de connaissances d’éléments particulièrement sensibles sont étendues. 

C’est l’une des interrogations de mon ouvrage : tous les responsables politiques français parlent désormais de souveraineté économique suite au choc de la pandémie, qui a matérialisé d’une certaine manière des liens de dépendance extrêmement forts qui se sont instaurés depuis trente ans avec la Chine. Mais nos dirigeants, par « laisser faire » souvent, par idéologie également, ont peu à peu désarmé la France. Sur le front du renseignement, ils ont  choisi de faire de la guerre contre le terrorisme une priorité des services. Mais dans le même temps, ils ont entièrement délaissé les questions de guerre économique alors même que les États Unis sont très offensifs à ce sujet. La France s’en aperçoit un peu tard : dans le domaine économique, elle n’a pas d’alliés qui tiennent, elle n’a que de concurrents. Sur toutes ces questions de renseignement économique, nous avons un véritable train de retard. Certes, Emmanuel Macron a demandé récemment à la DGSE et à la DGSI de se mettre en ordre de bataille sur ces enjeux. Mais la tâche qu’il reste à mener est considérable.

LVSL – À la lecture de votre enquête, depuis l’affaire Alstom ainsi que l’affaire Airbus sur lesquelles vous revenez en détail, les États-Unis semblent avoir accru leur arsenal législatif pour mener une véritable guerre économique contre la France (FCPA/ Patriot Act/ ITAR). Peut-on encore rivaliser, dans le domaine juridique notamment, ou bien est-ce d’ores et déjà perdu d’avance ?

M.E. – Ce n’est jamais trop tard, mais effectivement, le fait que les États-Unis aient décidé de mener cette guerre économique en utilisant tous les moyens, rend la chose plus difficile. Le réveil d’une partie de nos élites économiques et politiques est brutal car ils ont mis beaucoup de temps à comprendre l’aspect guerrier et offensif des intérêts économiques américains par rapport aux nôtres, ou des différents pays européens. Plusieurs fleurons industriels français en ont fait les frais, notamment Alstom, Alcatel, et Airbus, comme je l’explique en détail dans mon livre. Cette guerre économique passe notamment par l’extraterritorialité du droit américain qui instrumentalise les questions de corruption pour affaiblir le management des sociétés visées, mais également leur sécurité juridique, pour faciliter les transferts d’information dans le cadre de procédures internationales visant un groupe en particulier.

Il faut néanmoins apporter une nuance à ce tableau d’ensemble de la guerre économique, car l’acteur américain n’est pas le seul à prendre en compte. Il faut également se pencher sur un autre impensé de nos dirigeants. Depuis trente ans, avec la montée du néo-libéralisme, la question industrielle est devenue largement secondaire pour l’État comme pour le patronat. Les différents dirigeants économiques comme politiques ont rêvé aux entreprises sans usines, « fabless » en anglais. L’un des cas emblématiques n’est autre qu’Alcatel dont l’ancien patron, Serge Tchuruk, théorisait le maintien des activités de valeur ajoutée sur le territoire tout en externalisant le reste de la production, en Chine essentiellement. On se plaint aujourd’hui de Huawei et de sa présence très importante sur nos réseaux de télécommunication européens, avec des conséquences en termes de sécurité, mais en réalité la France disposait d’un fleuron des télécommunications dans les années 1990, Alcatel. Au-delà même de la guerre économique menée par les États-Unis, la destruction d’Alcatel est dû à des choix stratégiques de courte vue. Nos dirigeants ont préféré vendre les bijoux de famille, les brevets et faciliter les transferts  de technologies pour augmenter les marges et les dividendes des actionnaires. Résultat, les Chinois n’ont eu aucun mal à rattraper leur retard dans le domaine des télécommunications. Cette stratégie a également eu des conséquences sur toute la supplychain des PME françaises.

Rappelons un chiffre : en une vingtaine d’années, la France perdu un million d’emplois nets industriels et, malgré les propos enthousiastes d’Emmanuel Macron sur les 37 000 emplois créés durant le quinquennat dans ce secteur, cela reste très faible face aux enjeux qui vont être les nôtres. Le même Emmanuel Macron, qui a promu la souveraineté économique au milieu de la crise du COVID-19, est l’ancien ministre qui a bradé Alstom durant le précédent quinquennat. Tout le discours autour de l’autonomie stratégique de l’Europe ou de la souveraineté européenne doit également être analysé en ce sens. Emmanuel Macron sait que la souveraineté économique fait partie des domaines dans lesquels il n’a pas fait ses preuves, c’est le moins qu’on puisse dire.

En réalité, les 30 milliards d’euros de son plan France 2030, qui prévoit des investissements dans les filières stratégiques françaises, sont dérisoires en comparaison des investissements prévu par la Chine. Xi Jinping a précisé que, dans les six ans à venir, il allait dépenser dans ses propres filières stratégiques plus de 1400 milliards de dollars. À titre de comparaison, un Jean-Luc Mélenchon, qui se positionne également en faveur d’un investissement public massif dans les filières stratégiques et se fait souvent critiquer à cet égard, évoque dans le cadre de la planification écologique seulement 200 milliards d’euros de budget d’ensemble pour préparer une industrie davantage adaptée aux défis écologiques. Malgré tout, ce n’est plus le seul à parler de planification écologique. Il n’est pas anodin que Geoffroy Roux de Bezieux, patron du MEDEF, s’en empare pleinement dans un récent ouvrage et dans ses récentes allocutions, allant même jusqu’à se féliciter de la cohérence du programme de Jean-Luc Mélenchon dans ce domaine. De la même manière Emmanuel Macron, a choisi, fin 2020, de relancer un Haut Commissariat au Plan, dont l’origine remonte à la reconstruction après la Seconde guerre mondiale, une création promue par le Conseil National de la Résistance et le Général de Gaulle. Dirigé par François Bayrou, ce « nouveau » Haut Commissariat au Plan a déjà rendu plusieurs rapports et s’inquiète du déficit historique de la balance commerciale de la France. Alors 30 milliards d’euros d’investissements, comme le propose Emmanuel Macron, ne suffiront pas à renverser la tendance. 

Marc Endeweld © Jean-Charles Léon

Il serait bon qu’en cette période de campagne présidentielle la question de la redistribution des richesses soit posée, non seulement sur un plan social, mais aussi pour mettre en place des plans publics d’investissement massif dans les secteurs stratégiques. La nécessaire résurgence d’un État stratège se fait aujourd’hui plus criante. Malheureusement, le débat public est aujourd’hui saturé, soit par les questions identitaires, soit par les grandes peurs internationales. Même concernant le dossier de l’Ukraine, il est très difficile d’avoir un débat de fond sur les questions énergétiques. Tout le monde aborde la souveraineté économique, l’autonomie et l’indépendance de la France, mais il y a bien peu de candidats qui proposent une vraie stratégie et un vrai pacte social renouvelé dans lequel les forces productives joueront un rôle central pour la création d’emplois et la transformation de notre modèle pour plus d’écologie.

Emmanuel Macron a promu le « quoi qu’il en coûte » au sortir de la crise, mais où cette richesse a-t-elle été allouée ? Vers des projets productifs d’innovation, de recherche et développement ou a-t-elle surtout permis à de riches propriétaires ou actionnaires, comme on l’a observé, de faire fructifier leurs dividendes et de profiter du soutien public à leur propre « risque actionnarial » ? Le bilan de cette politique est clair : elle a surtout profité à une élite dans le pays plutôt que de permettre l’accompagnement et la réorientation d’une politique stratégique globale.

Il est important de bien avoir cela en tête, notamment à gauche et chez les écologistes, même si Yannick Jadot se met désormais à parler de souveraineté industrielle, cela reste sans une réflexion approfondie sur l’autonomie pourtant requise tant afin de créer de l’emploi que de répondre à l’urgence climatique. C’est extrêmement important, par rapport à la population française. La diminution de l’autonomie stratégique se paye en emplois perdus et par notre incapacité à mener une bataille écologique efficace pour le climat. Ce ne sont pas des questions mineures, inscrites dans le passé, mais bien des enjeux centraux et actuels. L’efficacité des politiques publiques de nos gouvernants par rapport aux défis majeurs que nous devons affronter se pose sérieusement.

À travers toutes ces questions stratégiques s’en pose une prédominante : nos gouvernants ont-ils encore aujourd’hui la capacité de réorienter stratégiquement tout un ensemble de secteurs et de tendances amenées par le laisser-faire du marché ? On voit bien que ce laisser-faire nous emmène droit dans le mur et le mouvement écologiste s’en rend compte en ce qui concerne le climat : l’action individuelle ne suffit pas et il faut retrouver la capacité d’agir à l’échelon étatique. Si on ne prend pas les vraies décisions à ce niveau-là et qu’on laisse le marché s’en charger, les différents peuples n’auront plus ni leur mot à dire, ni la simple capacité d’agir.

Ces dernières années, nous avons eu tendance à réduire le débat politique à de grands chocs théoriques et binaires entre les « souverainistes » d’une part et les « européistes » de l’autre, entre les internationalistes et les promoteurs de la « mondialisation heureuse » face aux tenants du repli identitaire et nationaliste. En réalité, il y a encore peu, la France avait encore une certaine présence à l’internationale, notamment grâce à son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, mais aussi dans le domaine économique par certains pôles industriels. Nous avons aujourd’hui abandonné la défense de nos intérêts, et nous retrouvons dans une situation critique. Dans les débats théoriques et intellectuels d’aujourd’hui, on ne parle presque pas de la maîtrise des chaînes d’approvisionnement, de la guerre des métaux rares, aujourd’hui fondamentale pour comprendre les relations internationales et le choc entre les États Unis et la Chine. On a préféré maintenir les populations et les citoyens dans un état de peur face aux menaces terroristes ou sanitaires, alors que les questions stratégiques les plus essentielles sont absentes de la discussion et laissées aux mains des initiés, lobbys ou autre, dans la plus totale opacité institutionnelle.

LVSL – La question énergétique est centrale dans votre livre, de l’affaire Hercule à l’EPR de Taishan en passant par l’exportation du GNL américain. Comment expliquez-vous qu’un sujet aussi important que ce dernier pour comprendre les enjeux géostratégiques récents soit si souvent absent du débat public ?

M. E. – L’énergie a toujours été un élément cardinal dans les relations internationales. On peut penser à la guerre du pétrole et au pacte historique dans ce domaine entre l’Arabie saoudite et les États-Unis après la Seconde guerre mondiale. Mais on assiste, depuis peu, à un basculement sur ce genre d’enjeux concernant la maîtrise de nouveaux secteurs (métaux rares et composants électroniques notamment). En réalité, on peut interpréter l’augmentation des tensions internationales entre la Chine et les États-Unis par ce biais. Tout d’abord car les États-Unis sont devenus relativement autonomes en termes énergétiques grâce au pétrole de schiste et au gaz de schiste. Cela a peu été mentionné, mais les États-Unis sont désormais exportateurs de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) et c’est Barack Obama qui a autorisé en 2014 les exportations de pétrole de schiste, ce qui est une révolution depuis le choc pétrolier des années 1970, car on est sortis de l’exportation limitée auprès des producteurs, encadrée par la loi qui était jusqu’alors en vigueur. Ce faisant, les États-Unis ont également acquis un véritable avantage comparatif en ce qui concerne les énergies carbonées. Par ailleurs, la tension entre la Chine et ces derniers se focalise sur la guerre des métaux rares que les États-Unis ne maîtrisent pas totalement, car la Chine dispose de ressources minières bien plus importantes sur son territoire. Dans ce cadre, l’Afrique devient également un enjeu pour le contrôle des métaux rares2, non seulement pour la Chine et les États-Unis, mais aussi pour beaucoup d’autres pays.

Sur la question énergétique, l’Europe apparaît également en difficulté pour un certain nombre de raisons. Premièrement, elle est devenue depuis 20 ou 30 ans de plus en plus dépendante du gaz russe, non seulement en raison des choix allemands de sortie du nucléaire, mais aussi car la France et d’autres pays ont délaissé le gaz provenant de pays du Maghreb tels que l’Algérie. Par ailleurs, les élites françaises et européennes ont totalement sous-estimé la réduction des réserves de gaz proprement européennes à cause du gaz présent en Mer du Nord et exploité par les britanniques ou la Norvège. Un autre élément n’a pas été anticipé par les dirigeants européens : le développement du GNL, qui nous a fait passer de contrats de long terme sur 20 ou 30 ans à un système de marchés de trading, semblable à la bourse, car l’importation et l’exportation par cargaison maritime le rend possible. Là-dedans, la France et l’Europe se trouvent coincées entre les États-Unis d’une part et la Russie de l’autre.  C’est ce qui transparaît avec la crise ukrainienne. En raison des demandes de transition énergétique, les lobbys du gaz tentent de faire passer cette énergie comme essentielle pour la transition et la France est d’autant plus fragilisée sur ce plan-là,. Ce débat fut au cœur des discussions à Bruxelles sur la taxonomie verte, qui fait passer le gaz pour plus efficace dans une perspective de transition écologique alors que cela reste une énergie carbonée.

Il faut par ailleurs noter que nous sommes dans une situation extrêmement délicate sur le plan énergétique : notre parc nucléaire est vieillissant. Nous n’avons pas fait les bon choix à temps, ni en matières d’énergies renouvelables, ni en investissant dans des filières industrielles correspondantes, ni en pensant la question du nucléaire de façon apaisée, en dehors des débats pro ou anti caricaturaux. On retrouve ce sujet aujourd’hui, durant la campagne présidentielle, car Emmanuel Macron a décidé d’annoncer une relance nucléaire ambitieuse et que les Républicains sont favorables à la relance du nucléaire tout comme le PCF. En réalité, mon enquête montre que la filière du nucléaire est aujourd’hui à plat. Les chaînes d’approvisionnement sont absolument obsolètes et le taux d’exploitation des centrales nucléaires chute de mois en mois. Les problèmes techniques s’accumulent provoquant la mise à l’arrêt temporaire de nombreux réacteurs. La France qui se présentait jusqu’à maintenant comme indépendante grâce à l’énergie électrique issue du nucléaire doit ouvertement s’alerter car cette autonomie prétendue n’est tout simplement pas assurée : la France a été importatrice d’énergie auprès d’États comme l’Allemagne et d’autres pays de manière très importante ces derniers mois (ce qui explique d’ailleurs le déficit de la balance commerciale). 

Sans se prononcer en faveur ou contre le nucléaire, on peut observer, en se penchant sur les faits, une crise existentielle et industrielle profonde de la filière nucléaire française. Elle s’explique par des non-choix ou en raison du retard accumulé sur certaines décisions, mais aussi à cause de guerres intestines et d’enjeux de pouvoirs au plus haut niveau de l’État et à l’international, laissant parfois place à la corruption. On retrouve ainsi un autre aspect de l’enquête, qui montre que la France s’est très souvent retrouvée divisée au plus haut niveau de l’État lors de discussions et signatures de contrats à l’international, se rendant ainsi hautement vulnérable face à ses concurrents.

Il faut également garder à l’esprit que les questions énergétiques ne sont pas seulement un débat d’initiés et d’experts. De nombreux lobbys sont présents, et certains acteurs du monde de l’énergie utilisent la presse pour faire peser auprès des pouvoirs publics.  On a assisté depuis 2018 à l’arrivée dans le monde de la presse française, de Daniel Kretinsky, qui dispose d’un grand groupe énergétique en République Tchèque ainsi que d’intérêts énergétiques en France. Il contrôle notamment un gazoduc qui rejoint celui de l’Ukraine en provenance de Russie et de nombreuses centrales à charbon dans l’Est de l’Europe. Daniel Kretinsky a ainsi investi dans le journal Le Monde et a racheté Marianne ou d’autres publications françaises. On peut donc observer, comme je l’avais déjà en partie montré dans mon précédent livre, que les questions énergétiques sont centrales aujourd’hui dans les choix stratégiques et régaliens. Contrairement à ce que pensent les libéraux ou néo-libéraux, le choix qui a été fait, avec l’Union Européenne, de concevoir un marché économique unique nous affaiblit énormément par rapport aux puissances voisines que sont la Chine et les États-Unis.

LVSL – Pouvez-vous revenir avec nous sur le fameux projet Hercule et le rôle qu’Emmanuel Macron et Alexis Kohler ont joué dans l’élaboration de ce dernier ? 

M. E. – L’énergie n’avait pas fait ou très peu l’objet d’un débat présidentiel en 2017. Ce que j’ai découvert au cours de mes différentes enquêtes est pourtant troublant : l’énergie a été un enjeu de guerre interne au sein des plus hautes sphères du pouvoir. Emmanuel Macron, en particulier, s’est depuis très longtemps positionné sur ces questions. Que le plan Hercule (qui ne porte plus ce nom aujourd’hui) prévoit le démantèlement du groupe EDF et l’étatisation d’une partie du secteur nucléaire dans un schéma de défaisance du parc nucléaire actuel, n’est pas quelque chose d’anodin. D’autant que cela passerait par une privatisation des énergies renouvelables. « Jupiter » a directement pesé dans l’élaboration du plan Hercule pourrait-on dire. Emmanuel Macron et Alexis Kohler, comme je le montre, ont véritablement imposé ce plan à la direction d’EDF et à Jean-Bernard Levy. Dans un premier temps, les syndicats comme la CGT et le PCF ont cru de bonne foi que le gouvernement allait relancer la filière nucléaire. Ils y étaient plutôt favorables, pensant qu’étatisation rimait avec nationalisation des intérêts nucléaires française. Ils ont fini par comprendre les vrais objectifs du gouvernement…

En réalité, cette étatisation servira à la mise en place d’un néolibéralisme pur et dur : une socialisation des pertes et une privatisation maximale des profits. La doctrine Macron dans l’énergie est très claire : déstabiliser le groupe public EDF restreint à des activités nucléaires étatisée, sous tutelle de l’administration et aux frais du contribuable, sans qu’ils aient leur mot à dire et, de l’autre côté, conférer une liberté accrue aux groupes comme Total, propriétaire aujourd’hui de Direct Energie, pour dépecer les deux anciens groupes publics qu’étaient EDF et Gaz de France (devenu Engie). Les activités dans le domaine du GNL, qui étaient le cœur de l’activité historique de Gaz de France ont été d’ailleurs rachetées récemment par Total. Emmanuel Macron n’hésite pas à inclure dans la filière énergétique des investisseurs privés et même étrangers, tout en démembrant un acteur public ancien et ayant fait ses preuves comme Engie. C’est exactement le mécanisme néolibéral de prédation financière sur des domaines d’activités stratégiques et publics. 

« Nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie »

Alexis Kohler y joue un rôle central. Il était d’ailleurs présenté aux interlocuteurs de la filière comme étant l’authentique ministre de l’énergie et le vrai « patron » d’EDF, ce qui est une incongruité par rapport au statut d’un groupe public qui a été fondé au sortir de la guerre sur la base d’une véritable autonomie financière sur l’ensemble de ses investissements, notamment dans le parc nucléaire historique et dans la mise en place du réseau électrique français actuel. Comme EDF a été mis à mal par les différents gouvernements récents, les différentes directions du groupe ont dû affronter des injonctions parfaitement contradictoires, sous Macron comme sous Hollande ou Sarkozy, et le groupe public s’est retrouvé dans une véritable nasse stratégique en raison de son risque financier. 

Le secteur énergétique français fait par conséquent face aujourd’hui à une très grave crise. Derrière les grandes annonces sur les turbines Alstom ou encore la relance du nucléaire, la réalité est tout autre. Les fameux EPR 2 promis par notre président ne sont, d’après plusieurs de mes sources, qu’un projet très loin d’être finalisé, nécessitant encore près de dix ans de développement, figurant simplement sur des PowerPoint si je caricature un peu. Par ailleurs, l’hiver prend aujourd’hui fin plus tôt que prévu en raison du réchauffement climatique, mais nous avons de quoi nous inquiéter pour les prochaines années en termes de fourniture électrique. De nombreux cadres dans le secteur énergétique n’ont pas de mal à évoquer l’hypothèse d’un black-out généralisé en ce qui concerne l’électricité. Voilà la situation. Face à l’urgence des décisions et des enjeux, nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie. Ceux qui en payent et en payeront les conséquences sont toujours les Français les plus pauvres, les plus démunis.

1. Ronan Farrow, Paix en guerre. La fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Calmann-Lévy, 2019.

2. Voir à ce sujet : Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.