Le 17 novembre 2018, la population française se soulevait et un mouvement historique commençait. Très rapidement, une répression policière sans précédent s’abattait sur les manifestants, légitimée par l’appareil médiatique. Aux yeux crevés et aux mains arrachées répondait la disqualification systématique du mouvement par les principales chaînes d’information. Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, avait mieux que quiconque exprimé la rupture avec la neutralité de l’appareil d’État en déclarant à une manifestante : « Nous ne sommes pas dans le même camp ». Dans un ouvrage éponyme publié aux éditions Zortziko (Nous ne sommes pas dans le même camp – Chronique d’une liberté bâillonnée), Maïlys Khider analyse ce phénomène par le menu. Nous en publions ici un extrait.
Ne parlons pas de violences policières. Le monarque Macron l’a ordonné. Et il a raison [1]. Parlons plutôt de violences d’État. De ses préfets, de ses ministres de l’Intérieur. Violences de sa part aussi, puisque les sous-verges en question exécutent les ordres de l’Élysée.
En 2018, un an après l’élection inattendue d’Emmanuel Macron, la société française atteint un point de rupture : celui qui acta le début du mouvement des Gilets jaunes et, avec lui, le ravage d’une liberté d’expression déjà malmenée ; mais aussi le matraquage de la liberté de se montrer révolté dans l’espace public. N’en déplaise au souverain, cela vaut bien quelques lignes. Parler des Gilets jaunes implique d’assumer une certaine position.
Si beaucoup d’observateurs politiques se sont vivement opposés au mouvement, j’ai compté parmi les rangs des manifestants. À quoi bon feindre une neutralité inexistante ? Un positionnement militant n’entrave en rien une analyse approfondie. Ou, comme l’écrivait mieux que moi Albert Camus, le goût de la vérité n’empêche pas de prendre parti. Alors, afin de m’adresser directement à vous, lecteurs et lectrices, et afin d’être transparente quant aux expériences qui ont façonné ma pensée, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Elle illustre si bien le traitement réservé au peuple descendu exprimer ses doléances, que je ne peux m’empêcher de m’en servir pour introduire mon propos. J’en suis sûre, beaucoup d’entre vous identifieront leur vécu à cette histoire.
L’après-midi du 1er mai 2019, c’est jour de Fête du travail. Il fait beau à Paris. Aucun nuage à l’horizon. La manifestation dûment déclarée s’élance au départ de Montparnasse pour rejoindre la place d’Italie. Un court trajet de trois kilomètres qui réunit retraités, professeurs, médecins, ouvriers, cheminots, étudiants, journalistes, syndicalistes et autres joyeux exaltés. Dans un esprit d’union, les corps avancent au rythme des percussions et autres musiques diffusées par les mégaphones des camions. L’ambiance est festive. On danse, on brandit des drapeaux et des pancartes, on discute politique. Le traditionnel « Anti, anti-capitaliste ! » trouve écho chaque fois que quelqu’un le lance. Le flot jaune fluo irrigue les avenues dans une respiration populaire.
En haut du boulevard de l’Hôpital, à 200 mètres de la place d’Italie, un barrage de forces de l’ordre bloque la foule, sans explications. En cortège de tête, les questions fusent mais restent sans réponse. L’incompréhension grandit à mesure que l’assemblée étourdie se compacte. Les rangs grossissent et se resserrent malgré eux. La chaleur de l’après-midi et la promiscuité font transpirer les corps. Des familles stagnent. Des enfants, des personnes âgées, des couples. Pas de débordements, mais tous sont comme assommés. Soudain, des bombes lacrymogènes pleuvent sur la foule. Les cibles les moins chanceuses pleurent, toussent, crachent, suffoquent. Pour fuir les effluves toxiques, certains redescendent l’artère parisienne à la recherche d’air frais. Surprise ! Un autre mur de policiers en armures attend là. Nous sommes nassés. Plus personne ne sait où se diriger.
Toujours pas de violence. De nouveau, les lacrymos s’échouent sur le sol, laissant s’échapper leur poison. L’agitation monte, mais la plupart des gens restent tétanisés. Chacun se réfugie dans un petit carré d’herbe, ou le long des immeubles. Un étrange ballet débute. Une chasse déconcertante. Des policiers déplacent des individus dans des directions aléatoires. « Allez par là-bas », somme sèchement un CRS sous son effrayante carapace. La jeune femme suit l’ordre. Un autre la presse de retourner à son point de départ. Le troupeau est ballotté, sans échappatoire. L’angoisse s’ajoute à la nervosité. Immobiles et craintifs, une femme et un homme, tous deux âgés, sont brutalement poussés dans un magasin par un agent surexcité. Ils se heurtent plusieurs fois aux stores de la boutique avant d’y entrer de force. Puis, le policier s’en va…
Pour saisir ce qui peut bien engendrer de tels comportements policiers, je remonte le boulevard et m’arrête au niveau de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. C’est là que s’est jouée l’une des scènes les plus glaçantes de cette journée. Un homme vêtu de noir et encagoulé fracasse l’entrée de l’hôpital à coups de marteau. Des Gilets jaunes lui hurlent de s’en aller : « Casse-toi! », « Dégage! », « Mais qu’est-ce que tu fais? ». Personne n’ose l’approcher. Là, une vingtaine de CRS percent la foule dans sa direction, jettent un regard sur lui… et poursuivent leur chemin. Pas un mot, une ligne, ni une image de cette scène dans les médias. Plus loin, le chaos a pris le dessus. Des poubelles prennent feu, la vitre d’une banque a été brisée. Une fois ces dégâts commis, tout le monde a été autorisé à passer et entrer sur la place d’Italie. Des affrontements entre manifestants et forces de l’« ordre » se sont poursuivis jusqu’à épuisement.
Après cette journée, le choc s’est mêlé aux interrogations : pourquoi cette nasse ? Tantôt stratégie du ministère de l’Intérieur censée contenir des débordements, tantôt traitement inhumain, femmes et hommes y sont réduits au rang de bêtes encerclées, piégées, traquées et gazées. Pour rappel, la nasse est censée isoler des individus dangereux ou violents. En 2017, le préfet de police promettait au Défenseur des droits, préoccupé par le recours à cette pratique, que les nasses avaient été remplacées par des techniques d’encerclement de nébuleuses inquiétantes.
Mensonge avéré. Les questionnements ne s’arrêtent pas là. Pourquoi ne pas avoir arrêté le black bloc qui cognait la Salpêtrière ? Pourquoi avoir agressé des personnes âgées ? Pourquoi brimbaler les gens de gauche à droite, d’avant en arrière ? Pourquoi les médias n’ont-ils (dans leur immense majorité) rien rapporté de tout cela ? Autant d’interrogations qui obligent à explorer ce qui reste de notre liberté d’expression collective en France. J’emploie volontairement le terme « liberté » et non pas droit.
Car les cinq années passées ont taillé une vive démarcation entre ce droit théoriquement fondamental de manifester et la réelle marge dont nous disposons pour exprimer des exigences sociales dans l’espace public. Et ce de manière groupée, sans que le pouvoir tente de nous châtier et nous décrédibiliser, tremblant à l’idée de voir un peuple déterminé à récupérer ce qui lui est depuis si longtemps confisqué : la possibilité de participer à l’orientation de la politique de son pays. D’être acteur et non plus simple témoin mécontent et victime du massacre social organisé depuis trente ans, et aggravé par Emmanuel Macron.
Dans un pays qualifié de « démocratie », cette participation est loin d’être un acquis. Le dépouillement de toute forme de souveraineté et les frustrations qu’il provoque ont été mis au grand jour dès le 17 novembre 2018, lors de la première manifestation des Gilets jaunes. Sans nier l’importance de mouvements sociaux précédents, la révolte des Gilets jaunes fut une flambée d’autant plus impressionnante qu’elle éclata à la suite de l’augmentation du prix du pétrole, une « mesurette » sans grand enjeu pour de riches technocrates étrangers à l’impact de l’amputation de quelques dizaines d’euros dans un mois. Cette fois-ci, l’accumulation de maltraitances sociales a conduit à un embrasement soudain. Il fut le fruit de l’explosion d’une colère latente.
La mise à l’ordre du jour d’une multitude de revendications négligées, ignorées. C’est pourquoi, par souci de clarté, j’ai décidé de concentrer la réflexion qui suit autour des Gilets jaunes. Sans minimiser l’importance d’autres formes de violences (notamment en banlieue ou lors de rassemblements pour l’environnement), il ne semble pas imprudent d’affirmer que la crise des Gilets jaunes mérite une attention toute particulière : la persistance des rendez vous chaque samedi, l’ampleur des rassemblements, les revendications nouvelles qui ont éclot (le référendum d’initiative citoyenne par exemple), mais aussi la visibilisation de personnes venues des périphéries et le sentiment national qu’elle a créé, en font un phénomène majeur et à part.
Le mouvement des Gilets jaunes cristallise à lui seul des enjeux de liberté d’expression, de réunion, de renouvellement de nos institutions, de répression et de survie de la démocratie. Malgré la fin du mouvement tel qu’il a existé durant environ un an et demi (de 2018 à début 2020), ses acteurs restent marqués par les événements. Ce livre n’aurait pu exister sans eux : Gilets jaunes, avocats, magistrats, journalistes et chercheurs, qui ont nourri la réflexion qui suit. Car il reste indispensable d’analyser par quels moyens imbriqués (physiques, psychologiques et politiques) nos élites ont tenté (ont-elles réussi ?) de briser l’énergie engrangée et de défaire la vigueur d’un corps social réuni pour parler d’une seule voix.
Notes :
[1] « Ne parlez pas de « répression » ou de « violences policières », ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Emmanuel Macron, le 7 mars 2019, lors du grand débat de Gréoux-les-Bains
[2] Rapport 2020 de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), Maintien de l’ordre :
à quel prix ?