Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois. Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.
Une victoire à la Pyrrhus ?
Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI [1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.
Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.
À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].
D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.
Près d’un an après le troisième référendum d’autodétermination, du 12 décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, les ministres Gérald Darmanin et François Carenco, respectivement ministre de l’Intérieur et des outre-mer, se sont rendus sur le Caillou. Cette visite d’une semaine a été l’occasion de renouer un dialogue rompu, depuis un an, avec les indépendantistes et d’aborder les problématiques institutionnelles et socio-économiques, notamment la crise que traverse l’industrie minière de la Nouvelle-Calédonie. Si les contacts ont été renoués entre l’État et les indépendantistes, l’impasse politique demeure. En outre, lors de sa visite, Gérald Darmanin a rappelé qu’il n’y aurait pas de nouveau référendum.
L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.
Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.
L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien
Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président. Par ailleurs, en vertu des accords de Nouméa, le corps électoral est gelé depuis 1998, un compromis temporaire qui permet aux kanaks de conserver un poids politique important alors qu’ils déclinent démographiquement.
L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.
Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.
L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.
L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.
L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.
L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.
Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences
Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.
Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.
Pourtant, au-delà de la question institutionnelle, d’autres sujets restent prégnants pour la Nouvelle-Calédonie, tels que celui de la protection face à la Chine hégémonique dans la zone Pacifique. Cette dernière lorgne, depuis longtemps, les ressources tant halieutiques que minières du Caillou. Pékin espérait, avec l’indépendance acquise, jeter son dévolu sur l’archipel calédonien et n’a pas hésité, pour ce faire, à activer divers leviers d’influence auprès des mouvements indépendantistes.
Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.
Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.
La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.
[1] Union nationale pour l’indépendance
[2] Front de libération nationale kanak socialiste