Once Upon a time… In Hollywood : le révisionnisme historique selon Quentin Tarantino

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Événement cinéphile de l’année, première collaboration entre Brad Pitt et Leonardo DiCaprio : cet été, personne n’a pu échapper au 9e film de Quentin Tarantino. Exit l’ultra-violence, nous assistons ici aux souvenirs et fantasmes d’un artiste arrivé à maturité. Il nous offre un voyage ahurissant et politisé dans la Californie de 1969. Une année – et un récit – sur le point de carboniser à la fois le « flower power » et les Trente Glorieuses. Par Dorian Loisy et Pierre Migozzi.


Trois ans auparavant, nous quittions Tarantino avec ses Huit salopards: racistes, auto-destructeurs et belliqueux, spectrogrammes d’une Amérique rongée par des haines pré-trumpistes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa filmographie puise encore dans les reflets (déformants) de la société contemporaine, faisant du monde de la télévision de l’époque son miroir monstrueux. 

Pour pénétrer ce petit monde mesquin et besogneux, la caméra de Tarantino va s’attacher aux pas de Rick Dalton/ Leonardo DiCaprio, ancien jeune premier aux allures de vieux-beau dépressif depuis lors recyclé en cow-boy de feuilletons ringards et sa doublure cascade, homme-à-tout-faire, compagnon de vie, l’ombrageux et peu fréquentable Cliff Booth/Brad Pitt. En parallèle des errances alcoolisées et costumées de ces deux lascars, le récit s’attarde sur leurs voisins, les Polanski, à savoir Roman lui-même (désormais personnage de cinéma de son vivant) mais surtout son épouse, la starlette en vogue des sixties, Sharon Tate. Amusant et troublant effet de miroir/jeu du double proposé par Tarantino à travers son choix de casting puisque la jeune comédienne australienne Margot Robbie présente peu de traits communs, à commencer par la couleur de cheveux, avec la véritable Sharon Tate : l’intérêt pour le cinéaste ici est de pousser la mise en abîme en faisant incarner une sex-symbol par une autre, interrogeant le rapport de fascination érotique du spectateur à travers les âges.

Depuis ces hautes sphères cinématographiques, surgit alors un groupe de hippies, tour à tour clownesque puis diabolique, aussi improbables pour nous que contemporains de nos protagonistes. Les uns et les autres vont se croiser, s’observer et s’opposer… Non pas dans les ruines d’un âge d’or du cinéma idéalisé par l’auteur, mais dans les coulisses en révolution dudit « petit écran » au crépuscule des 60’s.

Television killed the cinema star

Loin du manichéisme de Django Unchained ou de la répétitivité des Huit salopards, le cinéaste développe ici un vrai constat social. Jamais ou presque la représentation des années 60 n’aura paru avoir autant de proximité avec notre XXIe siècle actuel dans le divertissement hollywoodien récent, beaucoup plus orienté sur les années 80 depuis maintenant quelques années. Tout de suite, les références vers lesquelles le scénario s’oriente, évoquent la société du spectacle de Network (Sidney Lumet, 1976) ou la solitude moderne des romans de Bret Easton Ellis (Moins que zéro, 1985).C’est un cauchemar bien réel et contemporain que Tarantino nous dévoile, celui des « Trente Glorieuses » (cinématographiques et sociales) sur le point d’être englouties par « Vingt Piteuses » (culturelles et économiques).

L’utilisation qu’il fait du monde télévisuel – et de son petit cirque – n’est pas qu’une simple pirouette de scénario. Immédiatement, nous comprenons que l’âge d’or hollywoodien maintes fois célébré par Quentin Tarantino lui-même dans sa cinéphilie appartient à un passé révolu. « L’usines à rêves » se mue lentement mais sûrement en industrie pure et dure du divertissement, la fameuse « société du spectacle » faisant son oeuvre. Et avec elle, c’est toute l’Amérique, ou plutôt une certaine idée de celle-ci, qui a basculé : celle que pouvait incarner les discours de la génération Kennedy, les luttes de Matin Luther King ou le mythe de l’Ouest bâti par les westerns (John Ford entre autres), recouverte depuis lors d’un vernis sombre qui n’a cessé de virer au vulgaire depuis.

L’Ultime frontière

Le mythe s’effondre lorsque le récit prend le temps de compartimenter la vie privée de nos anti-héros : la caméra s’échappe pour filmer la déchéance de Rick Dalton, alcoolisé à l’écran comme à la ville puis suit Cliff Booth jusque dans sa caravane miteuse entre une vieille autoroute et un parking de drive-in ; alors qu’en parallèle, un Steve McQueen vieillissant (précisons qu’il est une des grande icônes masculines de cette période) maugrée lors d’une soirée m’as-tu-vu au manoir Playboy. Quelques années avant sa disparition brutale, il semble déprimer en observant le badinage amoureux de Roman Polanski et ses amis. Le désagrègement que s’emploie à montrer Tarantino en s’attardant sur la sphère intime de ses personnages le temps d’un week-end se poursuit brillamment dans une séquence étrange : Sharon Tate vient se perdre dans une séance à demi-vide d’un de ses propres films. La salle de cinéma y est montrée comme le dernier bastion où survit une culture passée. Le temps de la gloire cinématographique laisse place à la vacuité moderne. L’aube de la TV est celle du monde connecté et de l’homme contemporain, où consommation et individualisme prennent le pas sur les vieux rêves partagés de celluloïd.

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Hippies, Vieil Hollywood et fin des sixties

Dans cette Amérique poussiéreuse, il y a comme un parfum de fin d’un monde. Une interrogation surgit donc: qu’en est-il de l’actualité de 69 dans la diégèse*? Guerre du Vietnam ? Richard Nixon ? Avec malice, le réalisateur exclue ce commentaire du point de de vue de notre duo de ratés sympathiques… Pour mieux les incarner dans les personnages de la bande de hippies, préférant la métaphore au discours direct.

Dès les premières minutes du film, ils surgissent le long des interminables « highways » empruntées par le chauffeur Pitt dans sa voiture. Une courte scène très angoissante présente notamment un groupe de filles glanant des détritus en contrebas des villas dans lesquelles vit et festoie en vase-clos l’élite hollywoodienne… Cette vision retentissante crée un écho particulièrement réaliste et ancré dans des problématiques toujours actuelles. À l’opposé du Beverly Hills de DiCaprio ou des soirées orgiaques de Robbie, leur confrontation laisse envisager un choc des idéaux. Ce portrait social terriblement sec s’incarne dès lors grâce au personnage du cascadeur.

Après un chassé-croisé romantique, Pitt accepte de faire du co-voiturage avec l’une des glaneuses sur la route. D’abord complices, le couple va vite s’affronter sur tous les sujets. Impassibilité du « war hero » face au sujet Vietnam, ironie sur la liberté sexuelle, etc. Tout ce questionnement politique se change en enjeu moral quant Pitt découvre la tanière des hippies. Sommet de tension du film, ce chapitre voit le personnage s’enfoncer à ses risques et périls dans un ancien décor en ruines, devenu refuge clandestin. Ce ranch agit en figure essentielle de Once Upon a time… In Hollywood. Double confrontation des genres, le western romantique rencontre le réalisme cru du cinéma des années 70. Basculement des genres, basculement des époques : la mise en scène déroule des codes esthétiques bien connus du western pour glisser petit à petit vers le film d’horreur. Le film et la prise de conscience du spectateur mute en même temps que la scène change en usant d’une réthorique visuelle différente. D’abord placé en victime face à cette secte de marginaux, le cascadeur nous dévoile son vrai visage : celui d’un Américain dont les pulsions sourdes le ramènent toujours à un caractère foncièrement violent.

Un parfum de fin du monde

Agissant comme une galerie des glaces, la structure du script nous renverra lors du climax vers cette confrontation quasi-civilisationnelle. (Spoiler Alert) Vieille Amérique et nouveau monde en venant littéralement aux mains, s’entretuant à coups de boîtes de conserve. La fin du film relance le personnage de Brad Pitt dans une colère absolue qui finit en massacre des jeunes hippies, eux-mêmes déjà contaminés par la violence intrinsèquement culturelle de l’Amérique qu’ils veulent pourtant dénoncer et combattre. Lorsque Tarantino filme son personnage principal brûlant au lance-flammes l’intruse dans sa villa, il jubile de prendre à contre-courant une société aseptisée, la nôtre. 

Le Nouvel Hollywood** qui chamboule toute l’industrie et l’imagerie de l’Amérique qui en découle, est en passe d’obtenir son avènement à la veille des six mois qui délimitent l’intrigue. C’est cet avènement, au coeur des années 70, qui amènera la séparation non pas définitive, mais presque indélébile, entre le cinéma dit « hollywoodien » et le cinéma « américain » à proprement parler***, césure majeure toujours à l’oeuvre aujourd’hui, malgré certains recoupements des styles et des auteurs. Tout le propos du film nous interroge à une époque charnière de l’histoire : 1969. À la fois sur l’aveuglement de nos héros mais aussi – et surtout – vers le futur incertain, déchirant qui guette une certaine société occidentale, miroir pas si déformant de notre époque. 

Jamais l’oeuvre de Quentin Tarantino n’aura paru si sombre et mélancolique. Ses références – d’habitude tournées vers le cinéma de genre – lorgnent cette fois-ci vers des auteurs plus exigeants : Altman (Le privé), Lynch (Mulholland Drive) voir même Luchino Visconti. Malgré ses saillies comiques et ses atours de divertissement grand public, le film décrit finement un portrait angoissant de l’Amérique pré-libérale. 

(Spoiler Alert) Seul élément attendu au vu des dernières oeuvres de l’auteur, la parenthèse uchronique des deux dernières séquences où le manque d’originalité du scénariste confond les idées du metteur en scène. Ce final illustre tout autant un manque d’originalité qu’une véritable différence de style affichée par « QT ». Là où Tarantino réécrivait le passé pour en changer le cours (évidemment, l’assassinat d’Hitler dans Inglourious Basterds), son révisionnisme est ici plus intime, passant de la grande Histoire à l’anecdote médiatique devenue mythe, se teignant ainsi de pessimisme, de lucidité mais aussi d’une certaine poésie mélancolique. En effet, quand Tarantino arrache aux griffes de la mort Sharon Tate et ses amis, il ne provoque pas une bascule majeure des évènements, tout juste modifie-t-il la perception de cette époque en en gommant un trauma érigé en figure totemique.

C’est toute la subtilité de son propos qui s’incarne dans le geste de cinéma final : la tragédie de Cielo Drive a été choisie comme l’un des marqueurs historiques de ce changement d’ère pointée pendant l’année 69 ; en annulant ces crimes et en contrecarrant leurs conséquences, l’auteur tente de démontrer que l’ordre ancien, vu à travers le prisme d’Hollywood, aurait de toute façon disparu progressivement pour faire place à un monde nouveau. Le sens de cette conclusion serait donc aussi bien un constat amer sur l’écoulement du temps et la dégradation des choses qu’une volonté personnelle de redonner la vie à ceux dont le meurtre a probablement marqué un petit garçon âgé d’à peine 6 ans alors, un certain Quentin…

« Il était une fois… à Hollywood » : est-ce le titre du récit qui vient de se dérouler sous nos yeux ou alors, une forme de parenthèse enchantée, au-delà des tourments du monde, le début d’une existence fantasmée dorénavant offerte par le cinéaste à ses personnages ?

 

*Cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’espace narratif du film

**Vague de films sulfureux et contestataires révolutionnant progressivement le cinéma américain à partir de 68

*** La reprise du contrôle par les studios/Majors au début des années 80 marquera le début du phénomène des blockbusters et la naissance du cinéma dit «indépendant”

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