Oppenheimer : le spectacle de la fin du monde

À l’occasion de la sortie en salles d’Oppenheimer, le réalisateur Christopher Nolan a précisé ses intentions à la presse : mettre en évidence la nouveauté radicale du monde produit par la bombe, au sein duquel l’humanité est désormais capable de s’autodétruire. Le film espère ainsi susciter chez les spectateurs un sens fugace de la « responsabilité » et raviver les inquiétudes concernant la prolifération des armes nucléaires. Une préoccupation d’actualité, au regard de la poursuite du conflit russo-ukrainien, et dont la pertinence aurait pu être assurée, si la caméra de Christopher Nolan avait fait preuve de davantage d’inventivité. Malgré une esthétique recherchée, Oppenheimer s’en remet pourtant aux poncifs individualistes de la narration hollywoodienne et n’hésite pas à sacrifier la métaphysique de la bombe à l’industrie culturelle américaine.

L’impossible biopic de la bombe

Si le film avait suivi sa prétention de placer en son centre l’inhumanité de l’arme nucléaire, on aurait pu imaginer, en toute hypothèse, le personnage du scientifique s’effaçant derrière ce produit technique ultime qui s’est incarné sous la forme d’une bombe. Une telle potentialité technologique s’accommodait cependant mal d’un genre comme le biopic, qui s’intéresse aux créateurs plutôt qu’aux créations, tout en perpétuant certains canevas bien connus à Hollywood. On peut l’expliquer en revenant à la construction de l’image médiatique du « géant de la science » dont Einstein avait déjà fait les frais : c’est l’image, telle que décrite par le philologue russe Mikhaïl Bakhtine, d’un original absolu, mauvais élève par excellence et manifestant son exubérance par quelques manies iconiques. Le scientifique selon Hollywood exhibe souvent de telles excentricités qui doivent extérieurement le distinguer du commun ; inadaptation sociale, singularité d’apparence ou attitudes intempestives sans lesquels il est impensable qu’il pût jamais inventer quoi que ce soit. C’est que les « génies » ne demeurent cinématographiquement dignes d’intérêt que s’ils agissent en impulsifs introspectifs.

Force est de reconnaître que, dans un premier temps, Christopher Nolan a cherché à restituer une partie de l’ordinaire d’Oppenheimer, en s’appuyant sur la biographie très détaillée des historiens Kai Bird et Martin J. Sherwin – il est un homme à femmes tourmenté par ses émotions, autant qu’un fin stratège qui ne rechigne pas à négocier, et un chef d’équipe chevronné qui parvient à diriger avec efficacité le Projet Manhattan. Mais Le Prométhée Américain s’avère rapidement rattrapé par les oripeaux stéréotypés de l’excentrique qui contribuent à l’élever au-dessus de la mêlée. Les névroses ponctuelles dont il fait preuve marquent socialement Oppenheimer comme elles marquaient le Sheldon Cooper de Big Bang Theory, cette fois à des fins comiques, ou le Zuckerberg créé par David Fincher dans The Social Network. La véritable originalité aurait pourtant consisté à approfondir le travail de normalisation d’Oppenheimer, en fonction par exemple d’une esthétique du labeur acharné, oscillant entre erreurs et rectifications dans un temps dilaté – lot commun de tous les chercheurs du globe. Cette banalisation de l’inventeur aurait peut-être permis, en contrepartie, de débanaliser la bombe elle-même, comme seul acteur qui vaille à l’aube d’une ère d’autonomisation morbide de la technique.

« Cette banalisation de l’inventeur aurait peut-être permis, en contrepartie, de débanaliser la bombe elle-même. »

Mais c’est surtout dans la représentation de l’activité scientifique elle-même que se traduit le mieux cette spectacularisation de la recherche dont Hollywood ne peut pas démordre. Il s’agit bien, pour l’industrie du rêve, de ramener l’activité (professionnelle) à l’acte (événementiel) aussi souvent que le réclament les besoins narratifs du film. Ainsi des scènes dans lesquelles un Oppenheimer frénétique se précipite sur son tableau noir et y inscrit à la hâte les formules décisives de l’œuvre destinée à faire basculer l’histoire de l’humanité, rejouant cette chorégraphie du génie rendue obligatoire pour visualiser tout processus d’invention. En effet, le moment de la trouvaille ne saurait se matérialiser autrement qu’à travers un geste spectaculaire, sauf à contrarier le rythme trépidant du film. Le scientifique se trouve alors saisi en sa découverte comme en happening, dans l’invisibilisation de la division du travail ayant rendu possible une telle avancée technologique. La présence à l’écran des physiciens agrégés autour du projet Manhattan, parmi lesquels Niels Bohr, prix Nobel en 1922 pour ses découvertes relatives à la mécanique quantique, ou encore Edward Teller, futur « père de la bombe à hydrogène », est à ce titre exemplaire : simples supplétifs du génial Oppenheimer, ils sont réduits au statut d’adjuvants de l’action.

Nous, fils d’Oppenheimer

La conséquence des (très) gros plans sur Oppenheimer n’en est pas moins attendue : le film propose au spectateur de s’identifier à cette figure allégorique du genre humain guidé par sa soif de connaissance. L’heure est au fantasme d’hybris – que faire de ce « feu sacré », qui menace de brûler l’atmosphère terrestre ? À la prendre au sérieux, la crainte de la bombe que veut réinstaller Christopher Nolan dans les imaginaires ne peut qu’être une crainte existentielle : elle doit forcément crever l’écran, et même le déborder pour livrer au public une sorte d’expérience cinématographique limite. L’intensité des trois heures est à l’image de cette découverte fulgurante, qui ne laisse aucun répit à celui qui la possède. Assourdissante musique, succession ultra-rapide des séquences, scénario du contre-la-montre, tout cherche à signifier l’urgence de la situation, jusqu’à « l’explosion » de la première bomb test, sur le sol du Nouveau-Mexique le 16 juillet 1945. S’en suit une grande scène d’apothéose, mêlée d’enthousiasme et d’effroi, où enfin la narration est obligée de s’interrompre et le silence sommé de s’imposer. Nulle doute que la dimension dramatique d’un tel moment vise à séduire des spectateurs sursollicités, dont l’unique soulagement est orchestré pour coïncider avec l’entrée dans un monde nucléarisé.

Ce décalage est, de ce point de vue, un intéressant parti pris, bien que sa portée soit aussitôt minimisée. Au franchissement des limites succède l’inévitable « prise de conscience », surjouée à travers un Oppenheimer en proie à des dilemmes ex post et à des remords étouffés. Cette conscientisation des erreurs est visiblement le seul mode d’intervention dans la Cité disponible pour la communauté hollywoodienne. Toujours prête à montrer patte blanche, elle s’inquiète des résultats désastreux de la politique américaine, sans cependant chercher à interférer avec les causes elles-mêmes. On ne trouvera par exemple nulles traces, dans Oppenheimer, d’une remise en cause du complexe militaro-industriel, à l’origine des catastrophes sans précédents du siècle dernier. Mais plus préoccupante encore est la distorsion morale produite par la conversion du tragique historique en un tragique individuel. Tout est pensé pour que le spectateur se glisse dans la peau du protagoniste et s’interroge avec gravité : « Qu’aurais-je fait à sa place ? » C’est dire combien le problème est mal posé, puisqu’il n’est guère plus question aujourd’hui d’Oppie, selon le diminutif affectif qui était alors d’usage, mais bien de Little Boy, nom de code résolument plus terrifiant (« petit garçon » en français) donné à la bombe A, larguée sur Hiroshima le 6 août 1945.

« Dans quel monde peut-on jouir de la mort instantanée de 120 000 hommes ? »

Et s’il venait à l’esprit d’un public zélé de s’inquiéter sincèrement du commencement irréversible de « l’âge atomique », selon l’expression du philosophe Günther Anders, et de s’engager directement contre sa perpétuation, le récit apocalyptique de Christopher Nolan ne saurait les y encourager. La surenchère autour du personnage d’Oppenheimer se parachève lorsqu’elle l’érige en héros sacrificiel, sauveur en même temps que fossoyeur de l’humanité. L’identification se change alors en expiation : personne ne saurait être à la mesure du génie, et seul ce dernier peut espérer « réparer sa faute », comme le suggère la troisième partie du film. Le spectateur n’a pas d’autre choix que d’admettre son impuissance : comment pourrait-il s’élever contre des événements qui le dépassent et nécessitent des « compétences » dont il ne dispose pas ? Dans ses Commandements de l’âge atomique (1957), Günther Anders avertissait cependant déjà contre les « clercs de l’Apocalypse » qui s’arrogent le monopole de la fin du monde. Une indispensable lucidité pour résister aux révélations d’Oppenheimer, énoncées dans les termes du poème de la Bhagavad-Gita, issue de la tradition religieuse hindouiste : « Je deviens la Mort, le Destructeur des Mondes. » Ce ton prophétique est d’autant plus funeste qu’il est conjugué à une scène érotique, prétendant rendre son message plus absolu. La vérité est néanmoins plus crue qu’on ne le croit : dans quel monde peut-on jouir de la mort instantanée de 120 000 hommes ?

Le faux procès de l’Amérique

Que le film cherche, dans son dernier acte, à dépeindre les déboires d’Oppenheimer avec l’administration américaine finit d’égarer la production de Christopher Nolan. Au lieu d’envisager ce que signifie une « politique [qui] a lieu au sein de la situation atomique », confrontant le monde « du fait des « armes atomiques » à son to be or not to be » (Anders, Hiroshima est partout, 1958), le réalisateur laisse dégénérer son long-métrage en basses intrigues politiciennes : les complots d’alcôve, qui visent à ne pas renouveler la licence du physicien à l’Agence de Sécurité atomique, offrent la toile du fond du « Jugement » de cet ex-héros national. Ce vrai-faux procès contre Oppenheimer, dont le cynisme ne manquera pas d’interpeller le spectateur, aggrave encore la normalisation des enjeux de l’événement atomique, en clôturant l’histoire par un règlement de comptes bureaucratique entre Américains – business as usal. Au fond, le message est clair : il est impossible de désigner des coupables. Reste pour seul parti, celui des accusés (souvent injustement !), sommés de se défendre contre l’arbitraire du pouvoir.

« Au fond, le message est clair : il est impossible de désigner des coupables. Reste pour seul parti, celui des accusés (souvent injustement !). »

De l’accusation de communisme qui visait Oppenheimer, rien d’ailleurs ou presque ne sera dit, et seules quelques scènes d’indignation syndicale assez naïves sont intégrées à la narration pour parler des convictions du scientifique. Si des controverses subsistent au sujet de son positionnement politique, les différents témoignages, rassemblés par Kai Bird et Martin J. Sherwin, suggèrent qu’il n’était pas particulièrement « marxiste ». Ce sont bien davantage les circonstances qui l’ont contraint à se rendre à certaines évidences, comme l’indiquent les justifications présentées devant le Personnel Security Board : « À partir de fin 1936, le traitement des juifs en Allemagne me mettant dans une fureur persistante et latente. (…) J’ai commencé à comprendre à quel point les événements politiques et économiques avaient de quoi affecter la vie des hommes. » Sans s’encombrer de telles considérations, le réalisateur préfère imaginer le portrait d’un homme odieusement trahi. Après les bombardements, le « tribunal » interne à l’administration permet donc au physicien, même affaibli, de se relégitimer, par contraste avec ses accusateurs, dont la posture est plus caricaturale que réellement convaincante. C’eût été trop demander que les réels faiseurs de catastrophes soient effectivement inquiétés.

En cela, Oppenheimer perpétue une lecture mainstream du phénomène maccarthyste : le scénario d’une névrose fugace, d’un regrettable intermède inquisitorial qui, porté par une poignée de sénateurs réactionnaires, aurait écarté momentanément la démocratie étasunienne de son tempérament politique profond. « Le fait est que je l’aime, ce satané pays » reconnaît Robert Oppenheimer, dans son journal, attaché aux valeurs progressistes américaines. Selon cette thèse conjoncturelle, que vulgarisera en France l’historien Alexandre Adler, le prétendu « pays de la liberté » aurait en effet risqué de s’égarer, entre 1950 et 1954, avant qu’heureusement il ne se reprenne de cette lutte mimétique contre le totalitarisme. Une telle assurance ménage au système politique nord-américain toute latitude pour ressortir de l’épreuve indemne dans sa substance, voire encore héroïque, puisqu’il parvient à vaincre ses propres turpitudes. Ce n’est ainsi pas un hasard si le film prend soin d’entourer Oppenheimer de soutiens intègres, qui jouent le rôle de témoins de moralité politique – dont notamment, l’un des membres de la Commission qui l’interroge, le seul à voter son acquittement – et d’orchestrer le triomphe de son héros jusque dans la défaite juridique. Défaite au demeurant temporaire, puisque le spectateur, complice, n’ignore pas que le physicien sera finalement réhabilité et que le maccarthysme n’a aujourd’hui plus aucun argument pour séduire.

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L’aveuglement devant l’Histoire

À qui s’adresse, en définitive, cette mascarade, sinon à un public « américanisé » malgré lui ? Une dizaine de jours après sa sortie, Oppenheimer enregistre déjà 220 millions de dollars de recettes à travers le monde et près d’1,5 millions d’entrées dans les salles françaises. Le « biopic événement » était en effet attendu, après le succès contrasté de Tenet (2020), et continue d’être salué par la presse internationale. Pendant que se réjouissent les « fans » du réalisateur, un pays échappe toutefois à la règle. Au Japon, Oppenheimer n’est pas à l’affiche – et aucune date de sortie n’a été, pour l’heure, annoncée par les studios d’Universal Pictures. L’explication ? Nulle pudeur de l’équipe du film, qui se soucierait de la réception de son storytelling unilatéral, mais des inquiétudes – autrement plus essentielles – relatives à la rentabilité de la diffusion sur le marché japonais. « La question est de savoir si les cinéphiles du pays seraient intéressés pour regarder un film sur le développement de la bombe atomique qui a tué plus de 200 000 personnes » résume Isabelle Ratane pour la plateforme Allociné. La réponse est évidemment claire, pour qui n’est pas désorienté par l’indigne spectacle historique, promu par les industries culturelles. Parmi les critiques qui ont justement fait remarquer l’absence de séquences relatives au traumatisme causé par la bombe, rares sont toutefois celles à qui l’on n’a pas reproché de jouer les trouble-fêtes : vous comprenez, ce n’est pas le sujet !

Il est certain, en effet, qu’Oppenheimer s’avère finalement aussi prévisible que son titre, et qu’il était déraisonnable de s’attendre à autre chose de la part d’un « cinéaste culte », dont le projet s’identifie de plus en plus aisément – noyer l’inconséquence politique, sous des images impressionnantes et des intrigues incohérentes, légitimées par de complexes méditations scientifiques. « N’essayez pas de comprendre, just feel it » asserte le réalisateur, comme un supplément d’âme, pour garantir son succès artistique. Une maxime sinistrement d’époque, dans un monde qui continue de s’aveugler face à la possibilité d’une nouvelle guerre nucléaire. Dès lors, contrairement au sérieux annoncé par Christopher Nolan, Oppenheimer n’affronte pas la tragédie historique, mais préfère dramatiser sa vérité. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de rappeler les conditions dans lesquelles a été reproduite l’explosion de Trinity, qui symbolise l’entrée dans l’ère atomique. Le recours aux images de synthèses a été refusé par la production pour mieux faire revivre l’expérience atomique aux spectateurs. Si tant est qu’une telle expérience soit commensurable, la technique employée fournit une étonnante allégorie du film : « Concrètement, ce sont des explosions de taille modeste, mais la proximité de la caméra les a rendues gigantesques » analyse ainsi Le Coléoptère. N’est-ce pas exactement le traitement réservé à la figure d’Oppenheimer, dont l’immense visage, en vient à faire oublier l’énormité d’une Histoire catastrophique ?

N’est-ce pas exactement le traitement réservé à la figure d’Oppenheimer, dont l’immense visage, en vient à faire oublier l’énormité d’une Histoire catastrophique ?

Fasciné par son protagoniste, Christopher Nolan aura ultimement oublié de considérer les incertitudes qui accompagnent l’humanité depuis l’été 1945. Invité à délivrer ses prédictions pour l’avenir, à l’occasion d’un interview déjà visionnée par 1,3 million d’internautes, le père d’Oppenheimer s’est voulu confiant : « La bombe nucléaire en 2050 ? – Pareil. » Un optimisme qui ignore les bouleversements engendrés par les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Selon Günther Anders, il est en effet devenu irresponsable de présupposer l’évidence de la continuité du monde – il en va désormais d’un nouvel ordre des temps. Dans un texte de 1960, destiné à politiser la catastrophe nucléaire, le philosophe précise : « “Dans le temps de la fin” » signifie : dans cette époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde. » À l’inverse d’une énième prophétie apocalyptique, ce diagnostic d’époque, qui décrit le point de non-retour franchi par la civilisation industrielle, s’impose toujours à notre présent, irrémédiablement hanté par les ruines de son passé. En dépit des espérances de l’authentique Robert Oppenheimer, la bombe atomique n’a pas permis « de démontrer que ce ne sont pas les hommes modernes […] mais la guerre elle-même qui est obsolète ». Il est à craindre que l’obsolescence soit bien du côté des hommes, comme l’estime Günther Anders dès 1956, dans un ouvrage traduit en français aux éditions Ivrea en 2002, avec un retard qui lui aussi en dit long. Entre Prométhée et ses produits s’est creusé un écart trop grand, qui menace d’atteindre jusqu’à sa capacité de résistance. Un constat autrement plus inquiétant, qui engage bien au-delà du film anecdotique de Christopher Nolan.

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